24. gaufres
Je rédige quelques lignes sur mon brouillon, et je réfléchis à la façon dont je vais présenter la cathédrale d'Amiens. J'ai beaucoup de choses à dire, la provenance de la roche, le style gothique, les arcs de construction. Les informations de mon cours me reviennent par morceaux, et je prends le temps de tout noter un à un sur mon brouillon. Ma table est remplie de feuilles de brouillons, c'est un vrai bordel, mais il m'en faut presque une par question...
Je commence à griffonner une réponse, et pousse un profond soupire d'exaspération lorsqu'une douleur dans mon poignet se réveille. Je lève les yeux en faisant toujours tourner mon poignet sur lui-même, et j'observe les autres étudiants encore présents dans l'amphithéâtre. Nous ne sommes plus qu'une vingtaine. Il faut dire que l'examen a commencé il y a plus de trois heures, qu'il en dure quatre, et que beaucoup sont sortis pendant la première heure. Dont Eden, par exemple. Je me demande comment ils font, tous ces gens. Soit ils n'ont pas du tout appris leurs cours et soit ils sont vraiment très doués.
On m'a souvent dit que c'était surtout le contenu qui était important, et pas la longueur, mais j'avoue, je suis du genre à écrire de longs pavés... C'est plus fort que moi, j'ai peur de ne pas en dire assez. Et jusque là, ça m'a plutôt bien réussi, parce que j'ai toujours eu de très bonnes notes.
Je tords un peu mon poignet vers l'intérieur pour essayer de détendre mes muscles endoloris, et une silhouette qui se lève attire mon regard. Lys va déposer sa feuille sur le bureau tout en bas de l'amphithéâtre, avant de remonter toutes les marches pour sortir. Elle passe à côté de moi et me fait un petit sourire. Je voulais absolument finir avant elle pour l'attendre et qu'on puisse un peu discuter, mais on dirait que c'est mort. On ne va pas se voir pendant toute la durée des vacances, parce qu'elle doit prendre son train pour aller chez ses parents ce soir. Elle ne m'en a parlé seulement hier, comme si ce n'était pas prévu de longues dates qu'elles rentre chez elle passer les fêtes de fin d'année. Je crois qu'elle a surtout besoin de mettre de la distance entre la capitale et elle.
Je souffle de nouveau en revenant à ma copie. Il faut que je me concentre encore quelques minutes, enfin, de très longues minutes. C'est ma dernière question du dernier examen de ma semaine de partiels. Je suis ensuite officiellement en vacances, et je vais voir Jonas ce soir. Ce qui me permettra de creuser un peu toute cette histoire avec Lys. J'espère qu'il va m'en parler de lui-même, parce que j'ai promis à Lys de ne pas en parler avec lui.
Concentre-toi, Solly. Encore quelques lignes, et c'est fini. Mon poignet est en feu, et je rêve de pouvoir mettre de la glace dessus, mais je dois continuer. Les lignes deviennent presque invisibles sur ma feuille alors que je puise dans mes dernières forces pour terminer ce devoir.
Lorsque j'y mets le point final, je lâche mon stylo, presque avec dégoût, mais j'ai un grand sourire aux lèvres. C'est enfin fini. Mon cerveau va exploser, et je n'ai qu'une envie, prendre l'air. Je relis rapidement mes deux copies doubles, et le professeur qui était en train de nous surveiller nous informe qu'il ne reste plus que quelques minutes. Alors je transgresse mes habitudes en ne relisant pas mon devoir encore une fois, et je me contente de rassembler mes affaires, de tout fourrer dans mon sac, d'attraper ma veste et d'aller déposer ma copie. Je monte presque les marches quatre à quatre pour sortir de l'amphithéâtre, et me dit qu'une petite soirée avec Jonas est vraiment la meilleure façon de terminer cette semaine d'examens.
Je pousse les portes battantes, pose mon sac au sol et entreprend d'enfiler ma veste. Instinctivement, je regarde autour de moi, dans le hall devant l'amphithéâtre. Il n'y a pas grand monde. Quelques bancs sont disposés à certains endroits, mais à part deux distributeurs contre le mur, on ne peut pas dire que ce hall respire la convivialité. Je me décale tout en ajustant le col de ma veste, et je vois une silhouette contre le mur, juste à gauche, à côté des portes battantes de l'amphithéâtre.
- Eden, qu'est-ce que tu fais là ?
Les mots sont sortis tout seuls et avec tellement de naturel que ça m'en bouche un coin. Pourtant, c'est vrai. Il est là, assis par terre, les yeux levés vers moi. Il se redresse rapidement, ses jambes fines moulées dans un jean noir, un immense sweat à capuche gris sur le dos, une casquette en arrière rabattant ses cheveux. Sans ses mèches brunes pour cacher ses yeux, ils ressortent encore plus, et son regard n'en devient que plus envoûtant.
- Euh, bah, je... J'attends.
Il fait une petite moue gênée en se tordant la bouche, avant de fourrer ses mains dans la poche avant de son sweat. Je fronce les sourcils en passant mon sac sur une épaule, le regard rivé sur lui. Il baisse les yeux en se grattant le coin du nez, et ça me fait sourire, sans savoir vraiment pourquoi.
- Tu attends quoi ?
- Rien.
Il laisse échapper un petit soupire, apparemment désabusé.
- Enfin, si, je t'attends toi.
Mon cœur s'emballe d'un coup dans ma poitrine, et je dois le sermonner pour qu'il reprenne un rythme normal, sinon, je suis incapable de penser. Devant mon silence, Eden relève doucement les yeux vers moi, m'observant au travers de ses cils.
- Merde, Eden, tu m'attends depuis tout à l'heure ?
Il rougit sous mes yeux, et je me mords l'intérieur de la joue. J'ai envie de lui sauter dessus, sans même savoir vraiment quoi faire avec lui. Mais Eden est sorti parmi les premiers, il n'est même pas resté une heure dans l'amphithéâtre, et moi, je suis sorti parmi les derniers. Ça doit faire trois heures qu'il attend là.
- C'était peut-être pas une bonne idée... marmonne-t-il en baissant de nouveau les yeux.
Automatiquement, je tends la main et l'agrippe par le bord de son sweat alors qu'il faisait un pas en arrière.
- Si, bien sûr que si, m'empressé-je de dire.
Eden relève finalement les yeux vers moi, et il m'étudie avec attention. Je lui fais un petit sourire d'excuse, mais j'entends des rires s'élever dans le hall. Je tourne furtivement la tête et aperçois un groupe de filles qui passent un peu plus loin. Je lâche immédiatement Eden et passe maladroitement une main dans mes cheveux. Eden plisse les yeux, son regard se dirigeant également vers le groupe de filles.
- J'avais envie d'aller manger une gaufre, dit-il de but en blanc, d'un ton sec.
Je ne sais pas comment il fait, mais tout d'un coup, il n'a plus l'air timide du tout. Il me regarde presque avec insistance. Non, avec défis. Et c'est moi qui ai l'impression d'être timide. Je passe ma langue sur mes lèvres, essayant de ne plus donner l'impression que je surveille les alentours.
- Une gaufre ?
- Je connais un marchant de rue qui vend des supers gaufres près de la Tour Eiffel, et j'aime bien aller me poser sur les quais.
Je plisse un peu plus les yeux, mais le visage d'Eden reste de marbre. Honnêtement, j'ai soudainement l'impression qu'il n'a plus vraiment envie de passer du temps avec moi. C'est sans aucun doute à cause de ma gaffe. Mais comment on aurait fait si ces filles nous avaient vus et s'étaient mises à penser qu'il y a quelque chose entre nous ?
Et puis, je veux bien que manger des gaufres sur les quais de la seine soit plutôt une idée sympa... En été. En plein hiver, peut-être un peu moins. Et si ça me surprend, c'est aussi parce que je me rends compte qu'Eden a encore une grande âme d'enfant. Avec l'image qu'il donne, je l'imaginais plutôt rester enfermé dans sa chambre, à boire ou fumer, mais il a l'air d'aimer les activités en plein air. Entre aller regarder les étoiles avec sa sœur, aimer aller aux feux d'artifices et maintenant manger des gaufres. Tout ça fait très sorti familiale. Ce que je ne connais pas du tout. Je n'ai pas été habitué à ce genre de sorties. Les galas de charité, les dîners officiels dans des grands restaurants, tout ça, je connais, mais ce genre de choses, beaucoup moins.
- OK.
- T'es sur ?
Je me mords l'intérieur de la joue en observant les petites tâches dans le bleu de ses yeux. Il a l'air en colère.
- Oui, soufflé-je.
- Non, parce que si tu n'as pas envie, on a qu'à...
- Eden... le coupé-je en le regardant droit dans les yeux. Qu'est-ce qu'il y a ?
Je le vois serrer les poings dans la poche de son sweat, et son regard froid ne me quitte pas pendant de longues secondes qui me paraissent une éternité. Il finit par baisser les yeux, et je vois ses épaules s'affaisser légèrement, signe qu'il se détend.
- Rien, je suis désolé.
Je sais très bien qu'il ment, et je sais très bien quel est le problème, mais une petite voix dans ma tête me dit que je ferais mieux de l'ignorer, parce que je n'ai pas du tout envie de m'aventurer sur ce terrain.
- Alors, on y va ?
Eden penche la tête sur le côté, les yeux toujours fixés sur ses chaussures, alors qu'il marmonne quelque chose qui ressemble à un oui. Je me mets à marcher en direction de la sortie de l'université, le poussant gentiment par l'épaule, et il commence à marcher près de moi.
- Tu aimes quoi sur ta gaufre ? me demande-t-il d'une toute petite voix.
Il garde les yeux vers le sol alors que nous passons les portes de l'université et que l'air frais de l'extérieur détend les muscles crispés de mon visage. Je mets mes mains dans les poches de ma veste, parce qu'il fait carrément froid, et je lève presque automatiquement les yeux vers le ciel déjà sombre. Même s'il n'est pas très tard, le soleil se couche très tôt en ce moment.
Tout me paraît soudain naturel. Pourtant, il y a quelques mois, jamais je n'aurais pensé marcher côte à côte avec Eden et prévoir d'aller manger des gaufres.
- Je sais pas, nutella, je réponds d'un ton détaché.
- Ouais, t'es pas original quoi...
Je tourne la tête vers Eden. Il regarde toujours vers le sol, mais un sourire taquin tire les traits de son visage. Bon, au moins, il n'est plus en colère, je peux définitivement oublier ce passage de ma vie, parce que je n'ai vraiment pas envie de repenser à la raison de son amertume.
- Ah ouais, parce que toi, qu'est-ce que tu vas mettre sur ta gaufre ?
Eden hausse les épaules d'un air désinvolte.
- Du chocolat blanc, de la chantilly et des spéculoos.
Son sourire taquin se transforme en quelque chose de plus fier, et je ne peux m'empêcher de rougir. Heureusement, il ne me regarde pas. Je le trouve tellement attendrissant quand il est comme ça. Quand il reste timide mais qu'il s'extériorise quand même. Il a quelque chose de fragile qui fait gronder une force sourde dans mon ventre et qui diffuse un sentiment de calme dans tout mon être.
- Parce que ça existe, ça ?
- Oui, où on va aller acheter les gaufres, ils le font...
Nous passons tout le trajet en métro jusqu'à la station Bir-Hakeim à parler des différents ingrédients que propose le vendeur de gaufres, et Eden finit par se détendre totalement. Il me parle des gaufres avec autant d'enthousiasme que pour les feux d'artifices, et plus nous discutons, plus je me demande pourquoi il n'a pas la même lueur qui brille dans ses yeux quand je le vois parler avec ses amis. Il parle beaucoup avec eux, il rit, il hurle de joie et il débat vivement sur des sujets totalement incongrus, mais il ne donne jamais autant l'impression d'en tirer du plaisir que lorsqu'il me parle de cette même façon. Pourquoi ne s'exprime-t-il pas de la même façon avec ses amis ? Qu'est-ce qui le bloque ?
Bien sûr, je me sens heureux de voir qu'il ne porte pas toujours son masque avec moi, mais ça ne m'aide pas à tarir le flot de questions en ce qui le concerne.
Nous arrivons finalement devant le vendeur, et comme prévu, Eden commande une gaufre au chocolat blanc, recouverte de chantilly et avec des miettes de spéculoos étalées dessus. Je n'ai pas besoin de réfléchir beaucoup moi non plus, parce qu'Eden m'a décrit la carte avec tellement d'attention que je la connais par cœur maintenant. Je choisis donc une gaufre recouverte de kinder fondu, et j'avoue, j'en ai l'eau à la bouche rien que de voir l'homme la préparer.
Nous payons pour nos gaufres, puis nous marchons jusqu'à pouvoir descendre sur les quais. Des bateaux de touristes dérivent tranquillement sur la Seine, tandis que certaines personnes à bord font coucou aux passants. Il n'y a pas beaucoup de gens qui se baladent sur les quais, les restaurants sur les péniches sont fermés mais quelques joggeurs trouvent encore le courage de courir dans ce froid. Au bout d'un moment, nous arrivons à des endroits aménagés, le plus souvent pour l'été, pour laisser les gens se poser près de l'eau. Des bosquets avec des arbustes dégarnis entourent des installations en bois qui s'étendent sur plusieurs dizaine mètres et nous nous installons sur l'une d'entre elles, tournés vers le fleuve.
Eden tient sa gaufre, posée sur un carton fin, des deux mains devant son visage, l'observant sous différents points de vue, comme s'il cherchait le meilleur angle pour l'attaquer. La mienne est plus facile à manger, alors je croque dans un coin et me lèche aussitôt les lèvres pour n'en perdre aucune miette.
- C'est trop bon, avoué-je la bouche pleine.
- Ouais, me répond Eden.
Je me tourne vers lui et je constate qu'il a fini par foncer dans le tas et que du coup, il a plein de chantilly sur le menton. Il me dévisage avant de comprendre pourquoi j'ai un sourire idiot sur le visage, et il pique un fard en s'essuyant avec la petite serviette en papier donnée par le vendeur. Je pouffe de rire alors que je le vois essayer de prendre une autre bouchée sans s'en mettre partout et qu'il se retrouve à croquer un petit morceau du bout des dents. Il va lui falloir des lustres pour finir sa gaufre, et tant mieux.
J'étends les jambes devant alors qu'un énième bateau mouche longe le canal et que les gens dessus crient en nous faisant coucou. Ils peuvent toujours courir pour que je leur réponde. On se connaît pas, et franchement, ça leur apporte quoi que je leur fasse coucou.
- Tu sais, il y a souvent des rats qui se baladent ici...
Je ramène brusquement mes jambes contre moi, manquant de faire tomber ma gaufre que je garde dans mes mains par je ne sais quel miracle. Je me tourne vers Eden qui regarde droit devant lui avec un petit sourire malicieux. J'aime vraiment bien quand il a cette casquette, ça lui donne un air plus jeune, ça dégage ses yeux et... Je sais pas, j'aime bien.
- Pourquoi t'as toujours que des trucs glauques à me dire ? soufflé-je avec sarcasme.
Eden fronce ses sourcils, son nez se retrousse un peu et un sourire incrédule plisse le coin de ses lèvres.
- Quoi ? me demande-t-il, surpris.
- Entre les rats et les fantômes qui toquent dans les murs chez Anton, je suis gâté avec toi, rigolé-je avant de croquer une nouvelle fois dans ma gaufre.
Eden éclate de rire à côté de moi et penche la tête en avant. Il a les jambes pliées devant lui, et ses coudes sont posés sur ses genoux. Il secoue légèrement la tête de droite à gauche, avant de me jeter un petit regard en coin.
- T'es un trouillard, en vrai, non ? me taquine-t-il.
- Non, pas du tout.
Eden se redresse, le visage complètement tourné vers moi. L'intensité de son regard à ce moment précis me met mal à l'aise, alors je fourre dans ma bouche un énorme morceau de gaufre et fais semblant de le mâcher avec attention.
- Je suis sûr que tu tiendrais pas deux secondes devant l'Exorciste...
Rien que le titre du film m'a toujours donné des sueurs froides, alors je n'ose même pas imaginer si je devais vraiment le regarder...
- Bien sur que si, je mens en prenant un air sur de moi.
- On parie ?
J'avale difficilement ma bouche pleine de gaufre, alors que je sens un frisson de peur descendre le long de ma colonne vertébrale. Eden se mord la lèvre d'un air satisfait, ce qui déconnecte automatiquement mon cerveau tandis que mes yeux accrochent sa bouche.
- J'y gagne quoi ?
Eden ouvre grand les yeux, surpris que j'accepte.
- Une gaufre gratuite ?
- Quoi ? C'est tout ? fis-je semblant de m'étonner. Moi je dis, plutôt, trois mois de gaufres gratuites !
Eden essaye de garder son sérieux, mais je le vois se retenir de rire. Il tend la main vers moi, tenant sa gaufre d'une main sur son genoux.
- OK, ça marche.
Je lui sers la main, mais contre toute attente, il ne la presse pas vraiment contre la mienne, comme on le fait pendant un serrage de mains officiel. J'ai plutôt l'impression qu'il caresse l'intérieur de la paume de ma main avec ses doigts. Il me regarde droit dans les yeux, et aucun de nous deux n'arrête ce contact.
- Tu veux venir ce soir ? On pourrait le regarder, avec Anton et Jolly, demande Eden d'une voix moins assurée.
Je sens ses doigts trembler contre ma peau, et je comprends ce que cette invitation représente pour lui. Comme je peux imaginer sa timidité, je sais ce que c'est que de proposer quelque chose à quelqu'un. Pour ma part, je n'aurais sûrement jamais osé. Eden et moi oscillons sur deux niveaux de timidité différents.
Cependant, il doit voir dans mes yeux ma réponse avant même que je ne puisse la formuler, puisque je lis déjà de la déception dans son regard.
- Désolé, ce soir, je dois voir Jonas, mon meilleur ami, tu vois qui c'est ?
Eden hoche la tête en baissant les yeux, sans rien ajouter. Il va pour retirer sa main de la mienne, mais je la sers fort entre mes doigts. Il est surpris et je vois une rougeur attaquer son cou et ses joues.
- Mais on trouvera bien un autre moment, ok ?
Il renifle distraitement en coinçant sa joue contre son épaule, les yeux rivés sur nos mains enlacées. Comme cette fois dans le métro, je fais glisser mes doigts sur le dos de sa main, et les siens caressent la paume de ma main. Eden reste recourbé sur lui-même, ses jambes en tailleur, sa gaufre toujours dans son autre main posée sur son genou.
- Anton m'a parlé de tes parents, murmure-t-il soudainement.
Je fronce les sourcils, alors que mon attention allait sur les touristes qui traversent la seine sur leurs bateaux. Ils sont les seuls à pouvoir nous voir, mais nous sommes sûrement trop loin pour qu'ils remarquent nos mains attachées l'une à l'autre par une corde épaisse et invisible. Elle est tellement tenace que je n'ai même pas la volonté de m'en débarrasser et de m'en libérer pour briser ce contact avec Eden. A vrai dire, je me sens plus serein en ayant un lien aussi direct avec lui. J'ai l'impression que je peux vraiment le toucher mentalement. Je peux vraiment comprendre ce qu'il me dit, communiquer avec lui.
Je sais que je devrais trouver ça bizarre. Il y a de gros panneaux lumineux dans ma tête qui me le rappellent chaque seconde qui passe. Et je leur réponds que ce n'est pas ce qu'il croient. On s'est simplement serré la main pour le pari, et il fait froid. D'ailleurs, Eden a encore les mains gelées. Il n'y a rien d'autre. On est ami maintenant.
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
Eden hausse une épaule. Je ne sais pas s'il est mal à l'aise de me parler de ma famille, ou s'il a peur que je ne veule rien dire.
- Il m'a juste dit que ça faisait un moment que tu ne les as pas vus...
- Ça fait six mois.
Eden relève furtivement les yeux vers moi, et j'en profite pour finir en une bouchée ce qui reste de ma gaufre. Je m'essuie les doigts d'une seule main, alors que je sens son pouce tracer des cercles sur l'intérieur de mon poignet.
- Pourquoi ?
Je lui fais un petit sourire contrit tout en lui faisant signe que j'ai la bouche pleine et qu'il va falloir attendre un peu pour que je lui réponde. Mais la vérité, c'est que je ne sais pas vraiment quoi dire. Je n'ai jamais eu vraiment à me justifier. Shelly et Jonas ont suivi ma décision sans me poser de questions, ils étaient au courant de la situation, et surtout, ils voyaient à quel point je me sentais mal dans ma peau. Eden ne me connaît pas comme ça.
- Parce que j'ai eu peur de passer à côté de ma vie, dis-je finalement.
Eden se redresse enfin, et son regard croise le mien. Aujourd'hui, le bleu de ses yeux ressemble à un ciel, le soir d'une nuit d'été, et je le laisse me scruter avec attention. Je me penche en avant, et trempe mon index dans l'énorme montagne de chantilly sur sa gaufre, et je l'amène à ma bouche avec un sourire malin. Eden me renvoie mon sourire en rougissant légèrement, alors que ses yeux restent plus longtemps que de raison sur mes lèvres.
- Comment ça, passer à côté de ta vie ?
- L'avenir que je me suis vu, en restant avec mes parents, il ne me plaisait pas.
Eden croque dans sa gaufre d'un air distrait, sans vraiment faire attention s'il s'en met partout ou non, et s'essuie le coin des lèvres avec la serviette. Mais je vois dans ses yeux qu'il est en quête de réponses et qu'il n'a pas encore eu celles qui l'intéressent vraiment.
- Ils voulaient que je fasse des études d'économies, de gestion d'entreprise... Mais je n'ai jamais aimé ça. Et tous les gens autour de nous, je n'avais confiance en personne, ils sont tous tellement faux, tout tourne autour de l'argent, alors que moi, quand j'en avais, je ne savais même pas quoi en faire !
Eden serre un peu plus ses doigts autour des miens, et je comprends que c'est sa façon de me dire que lui aussi, il accepte mon choix. Je ne pensais pas que j'en avais autant besoin, mais maintenant que c'est le cas, je me sens beaucoup plus léger.
- Tu as tellement changé depuis la première fois où on s'est rencontré, je pense que je ne t'aurais pas reconnu si Anton ne nous avait pas présentés à nouveau lors de la soirée d'inté, dit Eden à voix basse.
- Ah ouais ?
- Oui... marmonne-t-il. Tu te tiens différemment, tu ne regardes plus les gens dans les yeux quand tu parles, tu ne souris plus pareil, tu as perdu de ta prestance, et... Et tes fringues n'ont rien à voir non plus.
Je le vois sourire, alors je souris à mon tour, et nous baissons tous les deux la tête en même temps, comme si nous regarder dans les yeux devenait difficile.
- T'es pas mal non plus, en terme de changement.
Je sens ses doigts se crisper contre les miens, et mon cœur loupe un battement. Un nouveau bateau de touristes passe sur le fleuve, et j'ignore leurs appels. Eden passe sa langue sur ses lèvres avant de relever les yeux vers moi et de souffler péniblement.
- Je ne veux pas en parler, me prévient-il.
Sa voix n'est pas aussi dure que ce à quoi je m'attendais. Elle est plutôt suppliante.
- Alors n'en parlons pas.
Je vois un éclair de soulagement traverser ses pupilles, et ses doigts suivent la ligne de ma vie sur la paume de ma main avec douceur.
- Tu n'appréhendes pas de revoir tes parents après tout ce temps ?
- Ils seront tellement occupés à jouer les riches bourgeois devant ceux d'Anton qu'il y a de fortes chances qu'ils oublient ma présence.
Un léger ricanement monte de la gorge d'Eden.
- C'est la seule chose que je n'aime pas chez les parents d'Anton. Ils sont adorables, mais ils pensent trop avec leur portefeuille si tu vois ce que je veux dire.
- Oh je vois très bien, souris-je en hochant la tête.
- Anton joue les petits chiens avec eux, mais il adore aussi les énerver, je suis sûr qu'on va rigoler, me confie Eden avec un sourire machiavélique.
Je ne peux m'empêcher d'imaginer Anton avec deux cornes de diable rouges sur la tête à préparer des sales coups rien que pour mettre à mal la patience de ses parents. C'est étrangement tout à fait son genre. Je laisse le silence nous envelopper un peu plus alors que maintenant, les doigts d'Eden glissent entre les miens et que nos paumes se retrouvent l'une contre l'autre. On se tient réellement la main. Et je serre sa main dans la mienne presque avec envie. Comme si je voulais le faire pour de vrai alors que je sais que c'est en train d'arriver, que c'est la réalité. Mais ça reste tout de même un simple mirage.
- Je suis désolé, je vais devoir y aller, murmuré-je à contre-cœur.
Eden hoche la tête dans un signe de compréhension, et c'est lui qui rompt le contact entre nos mains. Comme la dernière fois, ça me déchire d'une manière ou d'une autre. Je ne sais pas exactement où la fissure se forme, mais je la sens s'agrandir un peu plus. Je me lève, dans un état second, et passe les lanières de mon sac sur mes épaules. Mais je suis surpris de voir qu'Eden reste assis.
- Tu ne rentres pas ?
Eden fait non de la tête en léchant le haut de sa montage de chantilly.
- Non.
- Mais... Euh... Tu vas faire quoi ?
- Bah je vais rester là.
Je jette un œil aux alentours. Des lampadaires éclairent encore les quais et les klaxons ne se sont pas taris sur la rue au dessus, sans parler des discussions des passants. La tour Eiffel est déjà allumée et un ciel couvert de nuages nous cache les étoiles. Je fourre mes mains dans mes poches, debout à côté d'Eden qui tend ses jambes devant lui.
- Ok, mais ne reste pas trop longtemps...
Eden fronce les sourcils en levant les yeux vers moi.
- Pourquoi ?
J'ouvre la bouche, mais aucun sort n'en sort.
Parce que je n'aime pas te savoir là tout seul, alors qu'il fait presque nuit, qu'il n'y a personne autour, qu'il fait sombre. Et ça m'inquiète de savoir que tu veux rester là alors que tu peux rentrer chez toi auprès de ta sœur et de ton meilleur ami.
- Parce qu'il fait froid.
- Ok, chef ! me répond-t-il en faisant un salut militaire.
Je me renfrogne, et prends un air grave.
- Je rigole pas.
Eden cligne plusieurs fois des yeux, et son visage redevient sérieux.
- Promis, je finis juste ma gaufre et je rentre. Si tu veux, je t'envoie même une photo de moi rentré pour te rassurer.
- Oui, fais-le.
J'ai répondu un peu vite pour que ça paraisse normal, mais je suis content de me dire que dans la pénombre et la contre-plongée, il ne doit pas me voir rougir. Moi, par contre, à la lumière des lampadaires dans mon dos, je vois clairement son petit sourire gêné.
- A tout à l'heure, dis-je un peu trop froidement.
- A toute, me répond Eden.
Je recule et descends les marches en bois où nous nous étions assis. Je fais quelques pas, le cœur battant à cents à l'heure sans que je ne puisse contrôler quoi que ce soit.
- Hé Solly !
Je me retourne comme un robot, alors que la tête d'Eden dépasse d'un bosquet dénudé qui était placé à côté de notre coin.
- Je t'avais reconnu avant la soirée d'inté...
Je hoche la tête et il me fait un petit sourire tout en se mordant légèrement la lèvre inférieure. C'est le moment où je me rends compte que je suis dans une merde monstre.
Parce que, putain, dès que je suis avec lui, j'ai vraiment envie de l'embrasser.
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