23. feu d'artifices

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Je vérifie pour la vingtième fois l'horaire et le lieu de rendez-vous, alors que ça fait déjà quinze minutes que je me trouve à l'entrée du métro de la Gare de Lyon. Je suis arrivé avec une demie-heure d'avance, et je ne peux m'empêcher de me demander, toutes les cinq minutes, si je ne me suis pas trompé d'endroit ou d'heure. Pourtant, à chaque fois, le dernier texto que j'ai reçu d'Eden me livre les mêmes mots et chiffres. Gare de Lyon. Dix-neuf heure.

Et il n'est que dix-huit heure quarante huit. Alors il a encore le temps d'arriver. Mais si je stresse déjà, qu'est-ce que ça va être s'il est en retard ?

Dire que je suis fébrile serait un euphémisme, c'est à peine si je tiens sur mes jambes. J'évite de penser au reste de la soirée, parce que je n'ai aucune idée de comment les choses vont bien pouvoir se passer, et parfois, je me demande même comment on en est arrivé jusque là. Je n'ai pas beaucoup stressé cette semaine, mais je crois surtout que je ne me rendais pas compte de la situation. Toute une soirée seul avec Eden. Peut-être qu'on finira par s'entre-tuer, peut-être qu'il va encore me faire des reproches. J'ai du mal à m'imaginer passer cette soirée dans la joie et la bonne humeur. C'est sûrement mon côté pessimiste qui parasite mes pensées.

Mais en attendant, je vérifie l'heure une nouvelle fois sur mon téléphone, et je sens monter en moi ce sentiment de panique incontrôlable, qui me donne envie de me cacher loin, très loin d'ici. Il est dix-neuf heure douze et je suis toujours là, seul, à poireauter. Aucune trace d'Eden, ni de message pour me prévenir qu'il sera en retard.

Je souffle longuement, pour calmer cette douleur dans mon ventre qui obscurcit toutes mes pensées, et je baisse les yeux sur mon corps. J'ai mis trois heures à m'habiller, parce que je ne savais pas à quel point il risquait de faire froid, et au final, je me retrouve avec, sur le dos, un t-shirt blanc, une chemise kaki par dessus et un pull noir et mon bomber en guise de dernière couche. Et même comme ça, j'ai la tremblote. Mais je ne sais pas sûr que ça soit dû à la fraîcheur ambiante...

Lorsque mon téléphone affiche dix-neuf trente un, je suis tiraillé entre ce sentiment de honte d'être toujours là à attendre comme un con, et celui, beaucoup plus profond, de la colère de lui avoir fait confiance, d'avoir désiré vivre ce moment mais d'en être privé. En bref, de m'être fait avoir.

Je piétine tellement que j'ai mal aux mollets à force de rester debout, et la douleur dans mon ventre ne fait que s'accroître. Qu'est-ce que je suis censé faire ? Juste m'en aller ?

J'ai envie d'extérioriser ce que je ressens, comme je le fais souvent quand quelque chose me tracasse, mais c'est impossible. Dans une autre situation, j'aurais envoyé un message à Jonas, pour lui demander quoi faire, partir ou attendre encore un peu. Mais je n'ai parlé à personne de cette soirée avec Eden, et je ne me vois pas le faire. Je dois pendre sur moi et décider seul. Je ne vais pas attendre jusqu'à demain s'il ne vient pas. Je fais défiler une dernière fois, machinalement, le petit fil de notre conversation, c'est à dire à peine trois textos, et je souffle en fermant les yeux.

- Salut !

Je sursaute, et relève les yeux. Eden est là, devant moi, un simple pull bleu marine, en grosses mailles, sur le dos. Il fait terriblement ressortir ses yeux qui brillent à la lumière des néons de la station de métro. Il a un sac à dos sur une épaule, et un petit sourire collé au visage. Il n'a pas l'air désolé pour son retard et je me retrouve à bégayer un maigre « salut » à mon tour.

- On y va ? propose Eden en se mettant en marche.

Il me faut secouer la tête pour me remettre les idées en place. Il ne s'excuse même pas pour son retard et débarque comme si de rien n'était alors que je suis au bord de la crise de panique. Et il n'a pas froid, seulement habillé avec ce pull ? Et puis maintenant, j'ai l'air fin, je ne sais pas quoi dire, et nous marchons en silence, et cette situation me paraît tellement bizarre que la boule dans mon ventre n'a pas disparu, même si Eden est finalement arrivé.

Nous descendons l'escalateur qui permet de descendre au quai du RER, après avoir traversé presque toute la station de métro, puis nous patientons près des panneaux d'affichages. Eden garde longuement les yeux rivés sur l'écran où s'affichent les différentes destinations des RER et de leurs arrêts en cours de route. Son sac brinquebale sur son épaule, et je perçois même quelques bruits de verre qui s'entrechoque.

- J'ai jamais rien compris aux RER, marmonne Eden en jetant un regard vers la rame.

Un train est en train d'arriver, et les gens se pressent déjà, connaissant par cœur l'emplacement des portes sur le quai.

- Normalement, celui-là, c'est bon, dit Eden en s'approchant du quai.

Je le suis et fais une grimace tandis que le bruit sourd des freins du train ne résonne à mes oreilles. Nous sommes une dizaine à vouloir monter à la porte du RER devant nous, et nous devons d'abord laisser sortir la trentaine de personnes à l'intérieur. Nous montons ensuite, et Eden se dirige vers l'étage. Nous trouvons, par chance, deux sièges de libres sur une rangée de quatre, et je fais abstraction des visages qui se tournent machinalement vers moi. Eden pose son sac sur ses genoux, celui-ci émettant encore une fois quelques cliquettements.

- J'espère qu'on est dans le bon, plaisante Eden en se penchant vers moi.

Nous sommes assis l'un à côté de l'autre, et j'ai mes mains agrippées à mes genoux. Je me tourne légèrement vers lui, et j'observe les traits tirés de sa peau sous ses yeux, la façon dont un sourire de façade reste figé sur ses lèvres, la lueur amusée dans son regard, et ses pupilles profondes. Il n'est pas dans son état normal. Enfin, il n'est pas celui que j'ai connu il y a deux ans. Je ne sais pas s'il a décidé de revêtir un masque ce soir parce que la situation lui paraît tout aussi étrange qu'à moi, ou s'il est défoncé.

- Je comprends pas grand chose aux RER non plus, j'avoue à voix basse. C'est la première fois que j'en prends un. Avant, je prenais un taxi pour sortir de Paris.

Avant. Avant que je ne claque la porte de chez moi. Avant que je ne sois pauvre. Je ne sais pas s'il pourra faire le rapprochement. Après tout, il ne sait rien de ma vie, lui non plus. Croit-il toujours que je sois ce gamin né avec une cuillère en argent dans la bouche ? Eden m'observe et je le vois se détendre. Peut-être qu'il ressent le besoin de se cacher derrière un masque à cause de moi ?

- Qu'est-ce que tu as dans ton sac ?

Eden se détend encore un peu plus, puis il sourit en coin, un vrai sourire qui me force à me relaxer moi aussi. Cette situation n'a rien de bizarre. On va juste voir des feux d'artifices comme deux amis, on va juste apprendre à se connaître pour que plus jamais les choses ne soient étranges entre nous.

- C'est une surprise, pour plus tard, murmure-t-il, de nouveau en se penchant vers moi.

Je sens son souffle dans mon cou, et mon corps entier réprime un frisson. Je lui sers un regard interrogateur mais impatient, et il se mort le coin des lèvres tout en rougissant légèrement. Là, je le retrouve. Et je me sens beaucoup mieux d'un coup.

Le silence revient entre nous et je m'assois un peu plus profondément dans ce siège inconfortable. Les gens autour de nous ne font plus attention à rien, certains sont plongés dans leur lecture ou écoutent de la musique en regardant par la fenêtre. Je jette un regard en coin à Eden, qui garde les yeux baissés sur son sac tout en jouant avec la fermeture.

- Et les cours, comment ça va ?

Je me donne une claque intérieurement. Déjà, pour lancer un sujet de discussion après un silence, j'aurais pu trouver mieux. Ensuite, Eden ne va quasiment pas en cours. Eden hausse les épaules d'un air désinvolte.

- Ça va. Étant donné que les partiels sont pour la semaine prochaine, et que cela signifie l'arrivée des vacances, je dirais même que je ne peux aller mieux !

Il y a un peu de moquerie dans sa voix, mais comme la toute première fois où je lui ai parlé, je comprends qu'il se moque plus de lui-même. Il ne me parle pas du fait qu'il ne va apparemment pas en cours, et on ne dirait pas qu'il se sent stressé par les partiels. Pour ma part, je sais que cette semaine va plutôt ressembler au pire marathon de ma vie et que je vais devoir me droguer aux dolipranes et vitamines. Je me demande si, pour lui, cela ne pose tellement pas de problèmes de sécher, que c'est normal de ne pas le mentionner, ou alors qu'il n'ose pas me le dire.

- Et qu'est-ce que tu veux faire après la licence ?

J'entends chaque mot sortir de ma bouche avec distinction, et je me maudis de ne pas pouvoir me contenter de ce qu'il me raconte. Qu'est-ce que je veux ? Lui faire dire distinctement qu'il ne va pas en cours, pour lui dire c'est mal ? Mais qui suis-je pour le juger ? Et pourtant, ça m'énerve. Je ne comprends pas le but de cette histoire. Pourquoi s'inscrire dans une FAC pour ne pas assister aux cours ? Qu'espère-t-il faire du reste de sa vie ?

Je l'observe toujours du coin de l'œil, mais je ne vois pas de réaction sur les traits de son visage. Il a toujours les yeux rivés sur ses doigts qui jouent avec la fermeture éclair de son sac.

- J'en sais rien, j'avais juste besoin de m'inscrire à des cours pour avoir une bourse, j'ai choisi au hasard.

J'ai un petit hoquet de surprise qui le fait se tourner vers moi. Cela voudrait-il dire qu'on a pu se revoir après deux ans grâce au hasard ? S'il avait choisi d'autres cours, ou bien même une autre université sur Paris, on ne se serait jamais revu. Eden plisse les yeux et finit par détourner le regard en fronçant les sourcils.

- Quoi ? demande-t-il, presque sèchement.

- Rien, c'est juste que... Enfin, qu'est-ce que tu veux faire plus tard ?

- J'en sais rien, je te dis.

J'ai l'impression d'appuyer sur un point sensible alors je préfère ne pas insister, et pour une fois que j'ai le contrôle sur les mots qui sortent de ma bouche, bah je me tais. Il a bien voulu se dévoiler un peu, mais j'ai peur qu'il le regrette, vu la tête qu'il fait. Et du coup, je n'ose plus rien dire du tout. Je sais que j'ai envie d'en apprendre plus sur lui, j'ai tellement de questions, mais je crois que je ne suis pas prêt d'avoir des réponses.

Nous restons silencieux un petit moment, jusqu'à ce qu'au cinquième arrêt, Eden ne me donne une petite tape sur l'épaule et m'informe que c'est ici que nous devons descendre. Alors que nous arpentons, toujours sans un mot, le quai et la gare de Yerres, je remarque que tous les murs sont placardés d'affiches sur les feux d'artifices. Je ne savais même pas que ce genre d'événements étaient encore organisés, mais quand je vois le monde qui est descendu en même temps que nous, je me dis que ça fonctionne quand même vachement bien.

Nous suivons le flot de personnes qui s'engagent dans une rue qui descend, et au fur et à mesure de la marche, Eden semble de plus en plus impatient. Je me rends compte que contrairement à moi qui intériorise beaucoup, lui extériorise encore plus. Nous marchons de plus en plus vite, il double les gens avec impatience, un semi-sourire éclaire son visage à intervalles réguliers, et il m'agrippe naturellement le bras de temps en temps pour me faire marcher plus vite ou pour me faire remarquer quelque chose. Comme le fait que le ciel soit totalement dégagé et qu'on a vraiment de la chance que ce soit le cas en Décembre. Que l'étoile qui brille tout à gauche, c'est la Grande Ours. Que le feu d'artifices a lieu dans le parc de la ville.

Je ne parle pas, j'ai les mains dans les poches de ma veste, et je le laisse me tirer à chaque fois, lui renvoyant son sourire. Il n'y a pas d'échanges de paroles entre nous, d'informations, seulement des regards qui se croisent et des sourires qui s'échangent, et j'ai l'impression que les minutes défilent au ralenti devant moi. Et tout devient encore plus beau. Tout est naturel, sans prise de tête.

Il y a vraiment foule lorsque nous arrivons aux portes du parc. Des barrières de sécurité ont été érigées un peu partout, et pas mal d'hommes en uniformes surveillent les différentes entrées. Eden m'attrape de nouveau par le bord de ma veste et m'entraîne en dehors de la foule qui se rassemble le plus près possible d'un petit lac au milieu du parc. Il jette un coup d'œil à son téléphone et ralentit le pas, m'informant que ça commence dans vingt minutes. Plus nous nous éloignons du lac et de la foule, contenant principalement des familles, nous nous retrouvons sur de l'herbe où se sont rassemblés des plus jeunes, des adolescents, qui forment des cercles et des petits groupes tournés vers le lac.

Eden finit par laisser tomber son sac au sol sur une parcelle d'herbe libre, et de nouveau, un lourd tintement se fait entendre. Il s'assoit, face au lac et à la foule, les jambes croisées, et il prend une grande inspiration satisfaite. J'observe un petit moment les gens s'entasser autour du lac, puis le ciel au dessus de nous. Je ne sais pas d'où ils vont tirer les feux d'artifices, mais il n'y aucun doute qu'on va avoir une super vue d'ici.

Je m'assois à côté de lui, les jambes pliées et les coudes posés sur mes genoux.

- Alors, tu vas me dire ce qu'il y a dans ton sac ? demandé-je avec un petit sourire en coin.

Eden fait durer le suspens encore quelques secondes en me servant un petit regard espiègle, mais il finit par ouvrir son sac. Il en sort une bouteille de vin, et des verres en plastique. Je fronce les sourcils.

- Du vin ?

- C'est du Lambrusco, un vin italien pétillant...

Une ride tendue apparaît sur son front et je comprends qu'il attend une réaction de ma part. Est-ce qu'il a peur que je n'aime pas ça ? A vrai dire, je me fous royalement du type d'alcool qu'il a pu ramener. J'attrape la bouteille, et en me penchant, je remarque qu'il en a deux de plus dans son sac en réalité. Ok, une bouteille à partager, je trouve déjà beaucoup à deux, mais alors trois bouteilles, c'est un coup à ce que je finisse nu dans ce lac.

Je fais mine de lire les inscriptions sur la bouteille, mais j'ai bien du mal à distinguer quoi que ce soit. Pour le feu d'artifices, les lampadaires dans le parc ont été éteints, et la lune ne me permet pas d'y voir grand chose. Puis franchement, qu'est-ce que j'y connais en vin ? Ok, mes parents possèdent plusieurs vignes dans le sud de la France, et c'est leur marché principal, mais tout ce que j'ai appris avec eux, je l'ai effacé de ma mémoire pour faire de la place pour le reste.

- Ok, donne-moi un verre, dis-je en tendant la main.

Eden me sort son magnifique sourire, celui quand il est vraiment content, celui quand il fait confiance, et il tend deux verres en plastique en s'approchant de moi. Il reste en tailleur, et je sens son genoux cogner contre ma hanche. Il a les deux verres présentés devant lui, et après avoir débouché la bouteille, je verse le liquide rougeâtre dedans.

Le temps que je pose la bouteille à côté de moi et amène le verre à mes lèvres, Eden a laissé son verre dans l'herbe et ramener de nouveau son sac vers lui. Il fouille à l'intérieur jusqu'à extirper une petite boite en métal, à peine aussi longue que mon index.

- J'ai aussi amené ça !

Il enlève le petit couvercle de la boîte, et me montre trois joints déjà roulés. Il garde le regard baissé tout en en prenant un entre ses doigts et en se penchant en avant pour récupérer avec son autre main un briquet dans la poche arrière de son jean.

J'ai du mal à cacher ma surprise quand il relève les yeux vers moi, et il doit lire mon trouble sur mon visage. A vrai dire, j'ai hésité à aller acheter de l'alcool avant de venir le retrouver ce soir, mais je ne savais pas s'il imaginait vraiment cette soirée comme ça. Donc, ça ne me dérange pas, un peu d'alcool ce soir. Mais là, ça va beaucoup plus loin, et soyons franc, j'ai toujours cette image de lui, à seize ans, qui ne buvait pas. Alors oui, les gens peuvent changer, j'en suis la preuve. Mais une multitude de petits détails me reviennent en mémoire, et je suis obligé de me montrer méfiant.

Je me souviens de cette fois où je l'ai trouvé complètement soûl dans une ruelle. Je me souviens de toutes ces soirées où je ne l'ai jamais vu sobre, mais au contraire, déjà totalement bourré alors que de mon côté, la soirée n'avait même pas encore commencé. Je me souviens de cette phrase qu'a dite Joly quand on l'a ramenée chez Anton, alors qu'elle l'accusait d'être défoncé tous les soirs. Je me souviens de ce jour où il a planqué quelque chose le tiroir de sa table de chevet et qu'il ne voulait pas me laisser découvrir ce que c'était.

Et ce soir, il me présente de l'alcool et de l'herbe comme si c'était un arsenal. Un arsenal contre quoi ? Je n'en sais, et je ne sais pas si j'ai vraiment envie de le découvrir. Combien de couches ais-je besoin de gratter avant de comprendre ne serait-ce qu'un quart de son esprit à l'heure actuelle ?

Il coince le joint entre ses dents, et alors qu'il s'apprête à l'allumer, son regard croise le mien.

- Je ne fume pas, dis-je automatiquement et sur la défensive.

Je sens toujours son genoux contre ma hanche, et je me demande s'il n'a, ne serait-ce conscience, de ce geste. Je discerne la mer de ses yeux s'agiter, et j'ai l'impression d'être aux premières loges d'une bataille intérieur. Il hésite, longuement, mais finit par détacher le joint de ses lèvres, et le fourrer dans sa poche avec désinvolture.

Il ne dit rien, pas un mot, pas une remarque, mais il range sa petite boîte en métal et son briquet, puis il prend son verre qu'il apporte à ses lèvres et en boit une longue gorgée. Je sens une tension émaner de son corps, et du mien aussi, parce que maintenant qu'il a cédé, je prends conscience de l'air de défis que j'avais dans le regard, dans la manière dont je tenais mes poings serrés et ma mâchoire crispée. Et j'ai l'impression de ressortir d'une épique bataille, même si je n'ai pas non plus l'air d'être victorieux.

Des cris de joie s'élèvent entre les rangs, et je goutte distraitement le vin qu'Eden a apporté. Ok, ça pique et c'est du vin, et c'est vraiment bon. Parce que je n'ai jamais vraiment aimé le goût âcre du vin rouge, et celui-là est plus secret et plus agréable en bouche. Je vais pour le dire à Eden, un peu comme pour enterrer la hache de guerre, mais d'un coup, un bruit d'explosion s'élève au dessus de nos têtes, et des centaines de points lumineux viennent éclairer le ciel en même temps.

Mon regard dévie des formes abstraites qui s'éparpillent parmi les étoiles, et il se pose sur le profil d'Eden. Un sourire serein barre son visage, alors que ses yeux sont tournés, avides, vers le ciel. Il a posé ses mains sur ses mollets et semblent absorber par le spectacle. Il a l'air ailleurs, et calme. Oui, c'est le mot. Il a l'air reposé, pour la première fois depuis que nous nous sommes revus. Il a l'air en harmonie avec ce qui l'entoure, et il a l'air heureux. Pas de faux semblant, pas de masques, pas de choses à cacher.

Le bruit des pétards rythment les battements de mon cœur mais quand le silence revient enfin, je me rends compte que je n'ai plus regardé qu'une seule chose, et c'est Eden. Je n'ai plus vu un seul de ces feu d'artifices depuis que j'ai posé les yeux sur lui. Plus une seule de leurs couleurs, de leurs formes. Je n'ai entendu que leurs craquements dans les airs, leurs explosions dans le ciel, et les exclamations de la foule.

Et quand tout redevient calme et qu'Eden se tourne vers moi, je me vois rougir dans le reflet encore illuminé de ses yeux. Et pourtant, je ne bouge pas. Je le laisse me regarder rougir, et j'ai l'impression que ça le met mal à l'aise, alors il se laisse tomber en arrière, écartant les bras dans l'herbe et gardant son regard rivé sur le ciel. Je pousse un long soupir, afin de reprendre une respiration normale, et je m'allonge à mon tour. Je le sens brasser l'herbe de ses doigts juste à coté de ma joue, et je suis obligé de fermer les yeux pour ne pas imaginer ses doigts sur moi.

- Pourquoi personne ne voulait venir avec toi ?

Les cris de joie et les rires s'estompent peu à peu autour de nous, la foule principale quitte le parc, mais les jeunes restent et commencent à chanter, mettre de la musique et danser.

- Joly a toujours détesté les feux d'artifices, et franchement, tu vois Anton ici ? Au milieu de tout le monde ? A regarder des trucs exploser dans le ciel ?

Je ne peux m'empêcher de pouffer de rire parce que honnêtement, non, je ne vois pas Anton dans ce genre de situation. Il ne peut pas rester assez concentré pour regarder ce genre de chose. Il aurait déjà plongé dans le lac totalement nu en chantant des chansons grivoises dont il ne connaît même pas le sens. Le rire détendu d'Eden se joint au mien, et mon sourire reste scotché un long moment sur mon visage.

- Et... Danny ? soufflé-je une fois calmé.

Le silence me répond, et je ne perçois plus le mouvement des doigts d'Eden dans l'herbe, près de mon oreille.

- Il... Euh... Bah tu vois, en fait, eh bien... Il avait déjà un truc de prévu... Enfin... Tu vois quoi.

Oui je vois très bien. Il ment.

Je ne sais pas pourquoi j'arrive à le savoir, parce qu'Eden doit être un très bon menteur quand on peut imaginer tout ce qu'il cache à l'intérieur de lui et les différents masques qu'il arrive à montrer. Mais là, il est le vrai Eden timide qui n'arrive pas à mentir. Alors je n'insiste pas. Je suppose que s'il veut me mentir, il en a tout le droit. Je n'ai rien à lui dire là-dessus. Danny est son copain, et leur relation ne me regarde pas.

- J'ai déjà été à des feux d'artifices quand j'étais gamin, mais je ne pensais pas en revoir en grandissant, dis-je dans un faible sourire.

Je me sens un peu nostalgique. Je sais que je suis allé à des feux d'artifices, mais je n'ai plus de souvenirs précis en tête. Pourtant, pour seule réponse, Eden ne m'offre qu'un silence pesant, et je ne peux que tourner la tête vers lui, afin de voir ce qui passe sur son visage. La moitié de ma joue est planquée dans l'herbe, mais je vois que son regard est fixé sur moi. Ses doigts jouent avec l'herbe juste au dessus de mon front, et je vois ses lèvres trembler légèrement.

- J'adore tout ce qui se passe dans le ciel, me confie-t-il d'une petite voix. Les étoiles, les planètes, les nuages, les feux d'artifices, les oiseaux, les avions, les feuilles qui sont portées par le vent... Le ciel est infini. Il est l'infini.

Je ne sais pas pourquoi, mais ses paroles font étrangement écho à mes cours au lycée, où on étudiait les poèmes de Rimbaud, et où l'infini faisait allusion à l'absolu, à ce que certains hommes recherchaient, pour échapper à la mort, tout en sachant qu'il n'y avait que cet infini qui pouvait les y conduire.

- Je me souviens du premier feu d'artifices auquel j'ai assisté. On y était allé, seulement ma mère et moi. Joly ne voulait pas venir parce qu'elle avait peur du bruit que ça faisait, même si elle en avait juste vu à la télé ou entendu de loin. C'est sûrement le plus beau souvenir de ma vie, on a acheté des glaces, on s'est assis dans l'herbe et on a regardé les dessins que les lumières faisaient dans le ciel. Et ma mère m'a dit que les plus belles choses sont celles qu'on ne pourra jamais atteindre.

Le vent vient secouer mes cheveux, et je me retrouve à ne plus y voir grand chose. Seulement, avant que je ne puisse esquisser un geste, les doigts d'Eden dégagent mon front, et je croise de nouveau son regard.

- Et c'est ce que tu penses aussi ?

- Pas au début, mais je me suis fait une raison. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a rien de beau sur notre Terre, seulement que ce qu'on désire le plus, c'est ce qu'il y a de plus beau, et que même si on ne pourra jamais l'obtenir, c'est une belle quête d'essayer.

Je sens mon souffle se répercuter contre l'herbe qui me chatouille la joue, mais toute ma concentration va sur les doigts d'Eden qui jouent toujours avec les mèches de cheveux qui me gênaient le front. Je n'ose pas bouger, et je n'ose pas réfléchir à ce que ce geste représente. Mon corps entier frissonne rien qu'à ce contact minime, mais comme ce n'est pas désagréable, je ne pense pas à l'arrêter.

Nous ne bougeons plus pendant un long moment, on ne parle pas non plus d'ailleurs. On se contente de se regarder, et même si les paroles d'Eden suscitent encore plus de mystère autour de lui et de questions, j'ai soudainement l'impression de le connaître. Il n'est plus un étranger à mes yeux, il n'est plus seulement ce garçon que j'ai embrassé il y a deux ans. Il est un être de chair et de sang avec qui je partage l'oxygène de cette planète, et avec qui je peux me lier. J'oublie tout le monde autour de nous, je sens seulement la connexion qu'il y a entre lui et moi.

Jusqu'au moment où la réalité nous rattrape. Je sens quelque chose vibrer, une réverbération qui part du sol et vient rencontrer ma joue. Et quand Eden détache le bout de ses doigts de mes cheveux, je cligne plusieurs fois des yeux. Il attrape son téléphone qui était posé sur le sol près de lui, et sa lumière, alors qu'il regarde son écran, illumine son visage jusqu'ici baigné d'obscurité.

Il prend le temps de lire le nouveau message qui lui est arrivé, la mine sombre, jusqu'à ce que ses yeux s'écarquillent.

- Merde, le dernier RER est dans sept minutes.

- Hein ? Quoi ? articulé-je difficilement, comme réveillé après un profond sommeil.

Eden se remet debout en quelques secondes à peine, attrape son sac qu'il referme d'un geste brusque, puis amène directement la bouteille de vin, à laquelle on a pas du tout touché, à ses lèvres pour en boire une longue rasade. Il me donne un petit coup de pied dans les côtes, beaucoup plus affectif que celui auquel j'avais eu le droit dans sa chambre il y a une éternité de ça. Je me redresse en passant une main dans mes cheveux pour les remettre à leur place, et je grogne pour la forme.

Eden a l'air particulièrement amusé alors qu'il m'attrape par le coude pour m'aider à me relever. Je suis toujours groggy tandis qu'il passe les deux brettelles de son sac sur ses deux épaules et qu'il me fait un clin d'œil provocateur.

- On fait la course ?

- Quoi ? grommelé-je de nouveau.

Sans attendre, il me sourit de plus belle et se met à courir en direction de la sortie du parc. Je prends le temps, machinalement, de vérifier qu'on a rien oublié derrière nous avant de courir à sa suite. Je le rattrape assez rapidement, de toute façon, Eden ne me paraît très bien musclé et n'a jamais eu l'air vraiment sportif. Pourtant, dès que j'arrive à sa hauteur, il pousse un peu plus et me met plusieurs mètres dans la vue.

Son sac fait un bordel pas possible dans son dos tandis qu'il me lance la bouteille de vin, que je rattrape de justesse. Il ne reste pas grand chose dedans, et pris dans le flot d'adrénaline, j'avale le reste sans me poser de questions. Je jette la bouteille dans la première poubelle sur mon chemin, et déjà je discerne la gare dans le bas de la rue. Nous nous laissons porter dans la descente et accélérons le rythme. Nous passons nos badges à une vitesse folle, tandis que l'agent de sécurité nous regarde d'un drôle d'œil. Ça fait beaucoup rire Eden qui se met à marcher à reculons dans les couloirs en imitant l'air grave de l'homme, ce qui me fait pouffer de rire à mon tour.

Nous montons les marches le plus vite possible et j'entends Eden respirer fortement alors que je cours à son niveau. Nous avons juste le temps d'arriver sur le quai que le train émet un bip sonore et que nous sautons à l'intérieur avant que les portes ne se referment derrière nous.

Complètement à bout de souffle, Eden descend les marches qui mènent à l'étage inférieur, et se laisse tomber sur le premier siège qu'il a sous la main. Je m'assois en face de lui, tout en reprenant mon souffle à mon tour. Mes entraînements de volley sont bien loin derrière moi, mais je suis assez content de voir que même si je n'ai plus la même condition physique qu'avant, j'ai encore de quoi faire. Eden a une main posée sur son cœur alors qu'il se démène pour enlever son sac de son dos, et il le pose à côté de lui.

Nos regards se croisent et nous rigolons de nouveau, même si nos rires se mélangent à des hoquets et des toux, nos corps manquant cruellement d'air dans les poumons pour se laisser aller complètement. Je laisse le temps à l'adrénaline de redescendre en regardant les rares points lumineux à l'extérieur du train, tandis que son ronronnement me berce doucement.

Eden tend soudainement les jambes devant lui, mais même si je suis surpris, je garde mon regard perdu derrière la vitre. Il cale ses pieds sur le repose-pied sous mon siège, ses mollets se trouvant entre mes jambes. Ça me rappelle la position qu'on avait eu dans la baignoire, ses pieds juste entre les miens. Ses jambes sont légèrement pliées et il se tient penché en avant, ses mains tirant sur les mailles de son pull, jointes sur ses genoux. Du coin de l'œil, alors que je garde mon menton posé dans la paume de ma main et mon coude contre le rebord de la fenêtre, je remarque qu'il grelotte même, regardant lui-aussi à l'extérieur. Pas étonnant qu'il ait froid avec juste ce pull sur le dos, surtout que j'ai l'impression que le RER diffuse de la clim comme dans les moments de grandes chaleurs où se trouvent plus de deux cents personnes entassées dans ce wagon.

Je me tourne vers lui, lentement, et à la façon dont ses pupilles dansent dans ses yeux en restant bloquées sur la vitre, je sais qu'il fait semblant de ne rien voir. Je me penche légèrement en avant, comme lui, mes coudes posés sur mes genoux, mes mains jointes devant moi, cognant contre ses tibias. Puis j'essaye d'ignorer les alarmes dans ma tête, et je laisse mes mains remonter jusqu'à ce qu'elles croisent sur leur chemin la peau des siennes.

Je laisse les paumes de mes mains remonter jusqu'à ses poignets, puis je redescends et serre ses doigts entre les miens. Je sens un frisson de fraîcheur me parcourir tout entier alors que je remarque que ses mains sont glacées, et je vois la chair de poule monter jusqu'à son cou, au même titre d'une légère rougeur qui parsème jusqu'à ses joues. Il bouge ses doigts contre les miens, et mon cœur s'emballe. Pourtant, il ne me regarde toujours pas, mais ce n'est pas grave. Je n'en ai pas besoin. Ce n'est pas ce que je veux.

Ses doigts glissent sur les paumes de mes mains, et cela déclenche un torrent d'émotions qui part de mon cœur pour se déverser dans le reste de mon corps. Nos mains se cherchent, se nouent et se dénouent continuellement, jusqu'à ce je perçoive enfin la chaleur de sa peau. Sa peau est douce mais son contact est rude contre la mienne, et mon cerveau s'est déconnecté. Il m'a très bien fait comprendre que ce n'est pas le moment de penser, le moment de se poser des questions. Je ne sais pas ce qui m'a poussé à avoir ce geste, mon instinct, mon cœur ou mon manque de raison, mais peu importe, je n'ai pas envie de me poser la question.

Finalement, mon regard retourne sur la vitre, mais jamais nos mains ne se lâchent. Il n'y a personne d'autre dans le wagon, alors je ne me sens pas épié.

Au lieu de nous arrêter à la gare de Lyon, nous continuons un peu plus loin sur la ligne mais nous finissons tout de même par descendre. J'ignore le manque que je ressens dès que nous nous lâchons et je me laisse porter par la nuit et sa fatigue. Il n'y a plus de métro, alors nous décidons de sortir de la station. Une fois dehors, je suis frappé par le froid de la nuit, alors qu'il m'avait laissé tranquille jusqu'ici, et je me tourne vers Eden tandis que celui-ci a les yeux sur son téléphone.

- J'en ai pour une petite trentaine de minutes pour rentrer chez moi à pieds, annonce-t-il sur le fil de conversation.

Il a l'air de vouloir meublé le silence, cette fois, alors, tout en fourrant mes mains dans les poches de ma veste, je lui sers mon sourire le plus amical.

- Moi aussi...

Mensonge. Vu où on est, à pieds, je dois en avoir pour une heure. Mais comme je viens de recevoir ma paye, il y a moyen que j'arrive à prendre un vélib'. Eden passe sa langue sur le haut de sa lèvre avant de bailler en cachant vite sa main derrière sa bouche. Il s'excuse du regard, et je lui fais rapidement signe qu'il est temps de rentrer, pour nous deux. Il me sourit, s'apprête à faire demi-tour, mais se ravise.

- On se voit à Noël, non ? Anton m'a dit que tes parents se joignaient à nous.

Je fronce les sourcils. Je n'en ai déjà pas parlé avec Anton, alors ça me surprend qu'il en ait déjà parlé de son côté, et aussi qu'Eden soit là.

- Ah bon ? Tu seras là ?

Je ne sais déjà pas moi-même si je compte y aller...

- Oui, et Joly aussi, dit-il en haussant les épaules.

- Mais... Vous ne rentrez pas chez vous pour Noël ?

C'est vrai, après tout, les fêtes de Noël ont la réputation de se passer en famille, et il m'a parlé de sa mère tout à l'heure. Eden a l'air paumé, et il a une petite moue sur le visage qui le fait fortement froncer du nez et lui donne un petit air comique.

- Rentrer ? Où ?

- Bah euh... commencé-je, perdu à mon tour. Chez votre famille, en Belgique.

- Hein ? Réponds Eden, de plus en plus paumé. Ah... Euh, non.

Son ton est soudain totalement neutre mais son visage ne se détend pas pour autant.

- Ok, alors on se verra, en effet.

Il sourit, mais il ne donne plus vraiment l'impression d'être avec moi. Il me fait un petit signe de la main avant de faire demi-tour sans rien ajouter. Je ne sais pas pourquoi, mais sur le coup, je me sens inquiet alors je ne bouge pas et je l'observe s'éloigner. Au bout de dix mètres, il sort quelque chose de la poche de son jean, sans que je ne vois quoi. Il lève une main vers son visage tout en extirpant un objet de sa poche arrière, puis ses deux mains se placent devant son visage et je vois une faible lumière éclairer la rue et se réverbérer sur les vitrines de boutiques le long desquelles il marche. De la fumée s'élève alors au dessus de lui, et je comprends qu'il range son briquet dans sa poche.

Il s'est allumé le joint qu'il avait sorti avant le feu d'artifices et rangé dans sa poche. Est-ce un besoin si important que ça de fumer juste après m'avoir dit au revoir ? Pourquoi j'ai de nouveau cette impression d'avoir été inutile ?

Je fais finalement demi-tour et me dirige vers la station de vélib' la plus proche, juste au coin de la rue. Je sens mon cerveau se remettre en marche doucement, et des pensées commencer à parasiter mon esprit. Alors, avant que je ne perde le contrôle sur ce garçon que j'aimerais être, qui ne réfléchit pas à la moindre chose qui lui arrive dans sa vie au point de voir son cerveau imploser, je sors mon téléphone et envoie un court message à Eden.

Moi : J'ai vraiment passé une super soirée, merci.

Mais il ne répond pas.

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