19. en apesanteur

Non seulement l'exposé en début de semaine s'est déroulé comme sur des roulettes, avec un power point au taquet, un prof qui a avoué à la fin n'avoir rien à redire et moi qui ai réussi à dire mon texte sans bafouiller une seule fois, mais en plus, aujourd'hui, nous avons eu une interrogation surprise en Anglais, et je sais que j'ai cartonné ! Cette première année d'étude s'annonce grandiose !

Lys et moi sortons du cours d'anglais en nous tapant dans les mains. Tout le long du devoir, nous n'arrêtions pas de nous faire des grimaces pour déplorer la facilité des questions. Lys éclate même de rire après que je fasse semblant de lui dire que la question douze du questionnaire m'avait posé problème. A ce moment là, elle est en train de me pincer les joues comme on le fait à un enfant, et une silhouette apparaît près de nous.

Shelly. Je me fige, la dévisageant, surpris de la voir ici. Lys s'arrête elle aussi et se retourne. Je n'aime pas du tout le regard qu'arbore Shelly tout en regardant Lys. Il y a une animosité chez elle que je n'avais jamais vu avant. Pourquoi est-ce que j'ai soudainement l'impression d'avoir fait une bêtise, sans même savoir vraiment quoi ?

- Shelly, qu'est-ce que tu fais là ? lui demandé-je tout en m'approchant d'elle et en lui plantant un baiser sur la joue.

- J'avais envie de te voir.

Je déglutis tout en gardant mon sourire. Bien sûr, Shelly connaît mon emploi du temps par cœur, alors ça ne me surprend pas de la voir à la sortie de ma FAC. Mais ce n'est pas vraiment le bon moment. Et Shelly et moi nous sommes vus tous les jours depuis notre dispute. Si je ne dors pas chez elle le soir après le boulot, nous mangeons ensemble midi. Et je ne dis pas que j'ai besoin d'espace, mais je pensais que cela l'aurait contenté et que l'idée de rester seule une journée se serait imposée d'elle même, me laissant un peu de répit. Surtout pour un jour comme aujourd'hui. Parce qu'aujourd'hui, on est vendredi. Et c'est l'anniversaire d'Eden.

Lys doit voir que je me contracte de la tête aux pieds, mais elle affiche un sourire poli et se présente. Devant le silence de Shelly, je me retrouve à la présenter à Lys. Cette situation est particulièrement embarrassante. Shelly n'a pas pour habitude de se montrer aussi froide. Elle m'a toujours facilité les choses, lorsque j'avais peur de la présenter à des gens. Elle souriait, faisait des blagues, posait des questions. Là, elle se tient près de moi, un bras autour de ma taille, et le visage impassible. Elle se tourne d'ailleurs vers moi, un regard éloquent dans la direction de Lys, comme si elle me pressait de faire quelque chose, mais quoi ?

Lys, sentant mon malaise, et le malaise ambiant tout simplement, réajuste la lanière de son sac sur son épaule et me fait un petit signe de la main.

- A toute à l'heure, Solly, on se retrouve au métro, comme la dernière fois ?

- Oui, on... On fait ça... balbutié-je, une envie soudaine de m'enfuir en courant parcourant mes veines.

Je lui jette un regard de détresse, auquel elle me répond par un petit regard plissé. J'aurais peut-être dû la prévenir que je n'ai pas parlé de la soirée à Shelly... Et là, elle vient de m'enfoncer dans la boue jusqu'au cou. Je ne lui en veux pas, elle ne pouvait pas savoir. Mais je peux clairement voir, alors qu'elle s'éloigne et qu'elle me lance un regard désolé par dessus son épaule, qu'elle a compris. Shelly attend cependant que Lys disparaisse dans la foule qui traverse la cours pour partir de la FAC, avant de se tourner vers moi, me dévisageant du regard.

- A toute à l'heure ? On se retrouve comme la dernière fois ? C'est quoi, cette histoire ? me demande Shelly, du venin dans la voix.

Les nerfs de mon corps tout entier se tendent alors que les pensées dans mon cerveau ont arrêté de circuler. Ce qui est peu accommodant, étant donné que je dois réfléchir à une réponse.

- Oui, ce soir, je vais à l'anniversaire d'un ami.

D'un ami, mon cul oui.

- D'un ami ?

Tiens dont, j'ai comme une impression d'écho.

- Oui, euh... C'est l'ami d'enfance d'Anton, le frère de la fille que j'ai ramené chez elle la dernière fois. Il est dans ma licence et... Il m'a sûrement invité pour me remercier pour sa sœur... balbutié-je en baissant les yeux.

- Et pourquoi cette fille doit venir aussi ?

- Cette fille ? répété-je, incrédule. Je t'ai déjà parlé de Lys, tu sais, elle est...

- Oh, oui, j'ai vu, elle est très amicale.

Ok, pause. Shelly est juste devant moi, et je ne peux m'empêcher d'avoir un petit mouvement de recul en fronçant les sourcils. Est-ce qu'elle est en train de me faire une crise de jalousie ? J'ai l'impression de me retrouver devant une toute autre fille. Shelly n'a jamais été jalouse de qui que ce soit, et je suppose que c'est parce qu'elle avait confiance en moi.

- Et tu comptais me prévenir quand, pour ce soir ?

J'ai l'impression que les secondes défilent au ralenti alors que Shelly croise les bras sur sa poitrine et me scrute, le visage marqué par une colère nouvelle. Je sais que j'aurais dû lui parler de la soirée, mais je n'en ai jamais trouvé le courage. Ce n'était pas si difficile que ça à expliquer, mais quelque chose au fond de moi ne voulait pas avoir à le faire.

- Tu ne t'es pas dit que j'avais envie qu'on se voit ?

- Hein ? Mais on s'est vu tous les jours de la semaine ! dis-je sur la défensive.

Le visage de Shelly se déforme par ce qui ressemble à de l'agacement.

- Oh, parce que maintenant, il y a un nombre maximum de fois où on peut se voir dans une semaine ?

J'encaisse le coup en écarquillant un peu plus les yeux. Je crois que là, nous sommes en plein dans une dispute en bonne et due forme. Et pourtant, je ne me sens pas en faute, alors je ne sais pas si c'est bon signe.

- Non, mais...

- Mais tu n'y vas pas, c'est tout.

- Pardon ? demandé-je, cette fois croulant sous l'incrédulité.

- Ne me force pas à me répéter.

Shelly me regarde comme si j'avais fait la pire erreur de ma vie, et je dois avouer que je suis totalement pris de cours. Je sais que je me suis écrasé de nombreuses fois, parce que je ne voyais pas où était le mal de laisser sa copine penser qu'elle avait raison. Et puis, je m'en fichais, ce qui comptait pour moi était que notre couple fonctionne, et je ne me sentais pas oppressé de laisser couler. Mais là. Là, c'est n'importe quoi.

Je ne peux pas ne pas aller à cette soirée.

Je veux dire. Merde, l'idée de ne pas m'y rendre me rend malade. Elle n'a pas à choisir pour moi. Je suis peut-être coincé, renfermé, et un complet handicapé en ce qui concerne les relations sociales, mais je sais encore prendre mes propres décisions.

- Shelly... C'est hors de question, je fais ce que je veux.

Je vois très bien que Shelly se tend, même si elle essaye de ne pas le montrer.

- Et la discussion s'arrête là. Je vais à cette soirée, c'est tout. Et tu n'as pas à t'inquiéter de quoi que ce soit... conclus-je, sachant que je dois aussi la rassurer.

Bien sûr, je ne dis pas qu'elle a raison de se comporter ainsi, et je ne comprends pas vraiment pourquoi non plus, mais je me doute que c'est parce que j'ai fait une erreur. Seulement, elle se trompe, et ce n'est pas parce que j'ai foiré quelque part que je vais continuer. Je veux dire, elle peut avoir confiance en moi, non ? Je m'approche d'elle en posant mes mains sur ses épaules. Je sens ses muscles tendus sous sa peau, et elle baisse les yeux.

- Tu es... En ce moment, j'ai l'impression que tu n'es pas vraiment avec moi... dit-elle sur le ton de l'accusation.

Je souffle longuement, mais elle recule d'un pas, me laissant les mains dans les vides.

- Bonne soirée, crache-t-elle en faisant demi-tour.

Je la regarde partir, sortir de l'université, sans même se retourner pour me regarder, et je me maudis pour ne même pas avoir l'envie de lui courir après.

(..)

Bien sûr, cette dispute avec Shelly m'a hanté toute cette fin d'après-midi, alors que je me préparais pour le soir. Ce n'est que lorsque je retrouve Jonas, en bas de chez moi, que je peux penser à autre chose. Je n'ose pas lui parler de ma dispute avec Shelly, j'ai trop peur de ce qu'il va penser. Ou plutôt, qu'il arrive à voir que quelque chose cloche avec moi. Parce que c'est bien le cas, non ? Je n'arrive pas vraiment à mettre le doigt dessus, mais j'ai joué cette semaine comme une partie de poker, avec Shelly. Comptant mes gestes d'affection pour elle afin de vouloir combler sa demande, j'ai anticipé nos rendez-vous dans le seul but qu'elle me laisse tranquille vendredi. Et ça n'a même pas marché.

Le trajet en métro se fait sur des banalités, Jonas me parle de sa semaine, et je lui parle de mon exposé et de mon interro surprise. Ce n'est qu'en sortant de la bouche du métro de l'arrêt Bastille, nous postant en haut des marches, que le visage de Jonas se crispe entièrement.

- Comment tu me trouves ? me demande-t-il, la voix bourrée d'appréhension.

Un petit sourire amusé sur les lèvres, je le détaille de la tête aux pieds. Jonas s'est habillé de façon classe et soft, alors que parfois, son look est plutôt excentrique. Aujourd'hui, il porte une chemise d'un bleu très clair, à rayures verticales noires, sur un jean en toile noir. Il a rentré sa chemise dans son pantalon et porte une ceinture marron, assortie à ses chaussures de villes. Une montre à son poignet, et les cheveux blonds coiffés sur le côté, il a rasé sa barbe, ce qui lui donne un air plus sérieux.

- Euh...

- Oh putain de merde, ça ne va pas, hein ? s'exclame-t-il, les yeux écarquillés.

- Est-ce que tu as essayé de te donner un air plus sérieux pour Lys ? fis-je observer en me retenant de rire.

- Elle ne va pas aimer, hein ? C'est la chemise, ou mes cheveux ? s'empresse-t-il de demander en ébouriffant soudainement ses épais cheveux blonds.

Le voilà totalement décoiffé, et le regard perdu.

- Qu'est-ce que je vais lui dire ? soupire Jonas en passant une main sur son visage.

- Sois toi-même, lui conseillé-je naturellement.

- Elle me déteste, non ?

- Bien sûr que non. Ne joue pas les dragueurs, c'est tout.

Jonas pousse un long soupir las avant de commencer à taper dans un cailloux à ses pieds.

- Salut les garçons !

La voix de Lys nous fait tous les deux sursauter, alors qu'elle arrive dans notre dos, et je vois le visage de Jonas se blêmir entièrement. Je sais que je ne devrais pas, solidarité masculine oblige, mais je suis grandement amusé par la situation. Voilà qui m'aide à oublier le fait que je me suis engueulé avec Shelly. Étrangement, je ne suis pas si stressé que ça pour cette soirée. Quoi ? J'ai dit que je n'étais pas stressé ? Je ne le suis pas, si on ne compte pas les mains moites et le cœur qui bat, et la chaleur qui gronde dans mes poumons. Parce qu'à côté de ça, il y a aussi une certaine impatience.

- Salut, répond froidement Jonas en jetant à peine un regard à Lys et en fourrant les mains dans les poches de son jean.

C'est mal parti. Lys, légèrement surprise, le dévisage en haussant les sourcils, avant de se tourner vers moi. Elle passe un bras autour de mon cou et dépose ses lèvres sur ma joue. Je dois dire qu'elle est magnifique ce soir. Je pense me tromper, mais j'ai l'impression qu'elle s'est donné plus de mal que d'habitude. Ses cheveux violets forment une cascade sur ses épaules, recouvertes d'un épais pull noir qui tombe jusqu'au haut de ses cuisses, cachant presque le short qu'elle porte. Ses jambes sont voilées par des bas en résilles qui descendent jusqu'à une pair de DcMartens aux motifs à fleurs.

Dans son dos, je vois le regard de Jonas, totalement impressionné, que l'étudie avec parcimonie. Du coup, leurs looks ne s'assemblent pas. Jonas aurait dû rester naturel. Mais je crois que la panique ne l'aide pas à réfléchir de la bonne manière.

- Ça va ? me demande Lys en fronçant les sourcils.

Je comprends tout de suite à quoi elle fait référence, et je lui présente un sourire de façade, pas du tout partant pour en parler maintenant.

- Tu es canon, ce soir ! dis-je pour changer de sujet.

Lys hausse les épaules, un petit sourire sur le visage, ce qui m'indique qu'elle est touchée. Lorsqu'elle se tourne vers Jonas, je vois bien qu'elle est surprise devant sa façon d'être habillé, mais elle ne fait aucun commentaire. Nous nous mettons en marche vers l'appartement d'Anton, et je me surprends dans l'ascenseur à vérifier ma coiffure. Pour ma part, je n'ai pas voulu en faire trop, alors je porte simplement un t-shirt gris par dessous une chemise en jean ouverte sur un jean foncé. Rien de bien extravagant. Mais ça me va.

Lorsque nous arrivons, la soirée bat son plein. D'ailleurs, la porte est ouverte et deux filles sont sur le palier en train de se rouler des pelles dignes d'un mauvais film pornographique. A croire que la fille à côté de moi au self n'a pas menti lorsqu'elle parlait d'orgie. Sur le coup, un léger sentiment de panique me gagne à l'idée de ne pas être à ma place.

La musique résonne dans toute la cage d'escalier, et nous peinons à nous faufiler à l'intérieur de l'appartement. Il y a presque deux fois plus de personnes que la dernière fois, mais ce ne sont pas du tout les mêmes. Pas de Hugues et autres de ses acolytes. Pas de snobs. Mais plutôt, des dizaine et des dizaine de gens aussi bruyants que les potes d'Eden à la FAC. Lys me lance un regard tendu, j'espère qu'elle ne regrette pas d'être venue. Je n'ai pas eu à la supplier de le faire, mais elle s'est tout de même montrée hésitante au début. En ce qui concerne Jonas, il a suffit que je lui dise que Lys venait pour qu'il soit de la partie, avec tout le stresse qui s'est ajouté.

Anton arrive soudainement en portant Eden sur son dos, et il se poste devant nous, renâclant comme un cheval, pendant qu'Eden joue les jockeys sur son dos. Je crois qu'ils sont déjà salement amochés. Les yeux d'Eden accrochent les miens, et il saute du dos d'Anton pour se poster devant moi. J'étudie ses petits yeux brillants artificiellement à cause de l'alcool, sa clavicule visible à cause du fait qu'il porte un large t-shirt bleu ciel, et son sourire.

- Vous êtes venus, c'est super ! s'exclame-t-il en sautillant sur place.

Lys lui tend alors une bouteille d'alcool.

- On savait pas quoi t'offrir, vu que c'est ton anniv', mais on s'est dit que ça pouvait toujours servir, déclare-t-elle, presque trop solennellement.

Eden, sans se dépeindre de son sourire, attrape la bouteille. Il l'examine comme si elle était un grand cru, mais abandonne rapidement avant d'éclater de rire. Il a l'air totalement euphorique. Est-ce l'alcool qui fait ça ? Ou autre chose ? Le fait de fêter son anniversaire ?

- Merci, il ne fallait pas !

Je vois que son regard s'attarde un peu sur moi, avant qu'il ne propose de nous amener un verre. Anton se remet de galoper après nous avoir fait à chacun un salut militaire, et à Lys un baise-main.

- Il est un peu bizarre, quand même, non ? demande Jonas.

J'observe la silhouette fine d'Eden qui se fraie un chemin jusqu'au plan de la travail de la cuisine.

- Tu parles d'Anton ou d'Eden ? demande Lys avec une grimace en essuyant sa main sur son short.

- D'Eden, répond simplement Jonas en évitant de croiser son regard.

- C'est vrai qu'il est assez lunatique... répond Lys en haussant les épaules.

Je pousse un bref soupir. Maintenant que je suis là, l'impatience n'est pas partie, mais je n'arrive pas à savoir vraiment ce que j'attends. Cela ne fait que quelques minutes que nous sommes entrés dans l'appartement, et je crève déjà de chaud. Eden ne revient jamais nous apporter nos verres, et nous décidons d'aller en chercher nous même. Nous croisons Joly, sur le chemin, qui nous salue gentiment avant de retourner danser au milieu du salon. Bien sûr, je remarque la présence de Danny qui m'ignore royalement. Henrik vient aussi à notre rencontre et nous propose de nous servir de son cocktail aux fraises tagada. L'épais mélange rose de vodka et de bonbons ne donne pas vraiment envie, mais au bout de trois verres, j'ai encore plus chaud qu'avant, et l'inquiétude qui pesait sur mes épaules s'est légèrement envolée.

Ombre sur le tableau, Henrik fait clairement du rentre-dedans à Lys, et Jonas tire la gueule depuis cinq bonnes minutes. Il finit par me demander si je ne veux pas aller jouer au bière pong avec lui. Parce que oui, il y a une table de ping-pong dans un coin de l'appartement. Je me demande d'ailleurs comment ils ont réussi à la faire arriver là. Le truc, c'est que je crois que Jonas veut simplement boire, dans le sens, boire jusqu'à se mettre mal. Je le connais assez pour savoir qu'il a son regard des mauvais jours. J'aimerais pouvoir lui dire que Lys déteste Henrik, mais Jonas n'a pas l'air d'avoir envie d'en parler. Je lui ai dit d'être naturel avec elle, mais il ne lui a pas adressé la parole une seule fois, et alors que Lys a essayé plusieurs fois de blaguer avec lui, j'ai bien vu qu'elle a perdu patience. En gros, ils se font la gueule. Et moi, je suis au milieu. Et j'ai beaucoup plus confiance en Lys pour se maintenir la tête hors de l'eau que Jonas.

D'ailleurs, ça n'a pas loupé. On a joué au bière pong, ce jeu où il faut lancer la balle dans les verres des joueurs adverses, mais on a perdu en beauté. Les deux filles en face de nous ne nous ont laissé aucune chance. Honnêtement, je crois que je viens d'avaler deux litres de bières, et si ça me donne le sourire maintenant, je suis sûr que je l'aurai moins demain. A la fin de la partie, les deux filles viennent nous féliciter pour nos efforts, et à les voir minauder, il semblerait que Jonas ne les laisse pas indifférentes. Et c'est le moment où il plonge tête la première dans le piège. Ou plutôt, dans les conneries. Parce que dix minutes plus tard, ils sont là, assis sur le canapé, à se rouler des pelles version interdit au moins de 18 ans, si vous voyez ce que je veux dire. Et quand je retrouve Lys, accoudée à un mur, les yeux rivés sur Jonas, elle se contente de me dire "prévisible" avant de descendre son verre d'un cul-sec.

J'ouvre la bouche, afin de défendre Jonas, comme toujours, mais un vrombissement étrange dans la poche de mon pantalon me fait froncer les sourcils. Ah, c'est mon téléphone qui sonne. J'ai cru qu'on était en train d'essayer de me percer la jambe avec une perceuse. Sauf que le numéro qui s'affiche sur l'écran me fait vite perdre mon sourire. Shelly.

Manquant totalement de lucidité, je décroche. En fait, je crois qu'on peut ajouter un litre de plus à ce que je pensais avoir bu, parce que rien que d'avoir réussi à faire glisser mon doigt sur le téléphone relève du miracle. Et quand j'amène l'appareil à mon oreille, je n'entends rien. Ou plutôt, je sens bien que quelqu'un essaye de communiquer, mais les bruits ambiants, mélange de rires et de musiques tonitruantes, m'empêchent de comprendre quoi que ce soit. Une main plaquée sur mon oreille, et le téléphone contre l'autre, je me dirige vers la salle de bain, espérant y trouver un peu de calme. Oui, je dois rassurer ma copine.

Je dois la rassurer pour quoi, d'ailleurs ? C'est vrai quoi. Qu'est-ce que j'aurais pu faire de toute façon ? Je vais lui dire. J'ai le droit d'aller en soirée sans elle. Je l'ai déjà fait. Je ne vais rien faire de stupide. Il y a des gens autour de moi, c'est pas comme si j'étais perdu au milieu de nul part. J'ai bu, c'est vrai. Je suis bourré, c'est vrai. Mais je peux encore réfléchir. La preuve.

J'ouvre la porte de la salle de bain en répétant pour la quinzième fois que j'entends rien, lorsque la lumière de la pièce m'aveugle partiellement. Je ne m'attendais pas à ce que la lumière soit allumée. Du mouvement attire mon regard tandis que je me fige sur le pas de la porte. Je croise les yeux surpris d'Eden alors qu'il était en train de fouiller dans un tiroir, et je lui fais signe de continuer ce qu'il était en train de faire et que je vais aller ailleurs. Mais à ma grande surprise, il me fait signe d'entrer en plaçant son index devant sa bouche, me montrant qu'il compte rester discret. Légèrement dubitatif, mais prenant conscience que Shelly perd patience, je finis par rentrer et fermer la porte derrière moi. Eden s'assoit sur le bord de la baignoire, et je me surprends à me demander ce qu'il pouvait bien chercher dans le tiroir pour au final ne rien en sortir.

- Tu m'écoutes ?! m'attaque soudainement Shelly à l'autre bout de fil.

Je détourne les yeux d'Eden qui me suit du regard, apparemment amusé. Il a étendu ses jambes devant lui, gardant ses mains agrippées au rebord de la baignoire, et alors que je commence à faire les quatre cents pas dans la salle de bain, je dois enjamber ses jambes toutes les deux secondes.

- Oui, ça y est, je t'écoute. Enfin, j'ai rien écouté du début parce que je t'entendais pas. Mais non, attends, c'est toi qui dois m'écouter ! dis-je d'une voix lourde et légèrement bancale.

Je sens le regard d'Eden posé sur moi à chacun de mes allers/retours dans la salle de bain, mais ça ne me dérange pas. Enfin, je n'ai pas envie qu'il arrête. Parce que c'est assez dérangeant quand même. Je me sens observer, et je n'ai pas assez de degrés de concentration à ce moment là pour faire attention à ce que je fis à Shelly, et devant Eden.

- Solly, ça fait deux heures que j'essaye de te joindre... se plaint Shelly.

Je pousse un long soupir en enjambant une nouvelle fois Eden. Celui-ci, un grand sourire suspendu à ses lèvres, fait exprès de lever un peu plus sa jambe, me barrant la route, et je manque de me fracasser la tête la première, me prenant les pieds dedans. Je l'entends ricaner alors que je prends une grande inspiration.

- Shelly, commencé-je d'un ton las. Je...

Mais impossible de continuer, un bip sonore est émis par mon téléphone, et alors que je le décolle de mon oreille, je découvre que l'écran est en train de s'éteindre. Plus de batterie. Ça tombe bien, j'ai oublié ce que je voulais lui dire, en fait.

- C'est un peu notre point de rencontre, cette pièce, hein ?

Je me tourne vers Eden, réfléchissant à quel point la situation est censée être grave. Sauf que je n'arrive pas vraiment à trouver en quoi c'est grave. Je suis bourré, dans une salle de bain, avec Eden. Jusque là, rien de grave. Non, c'est même plutôt plaisant.

- J'avoue, on pourrait faire mieux, quand même, m'entendis-je dire, un petit sourire dans la voix.

Eden hoche la tête, mais je remarque qu'il a commencé à se gratter l'intérieur du coude d'un air distrait. Les yeux d'Eden se baissent une fraction de seconde avant de revenir sur moi, et ce simple regard déclenche un frisson qui traverse toute mon échine dorsale. Il ne me lâche pas des yeux alors que les secondes défilent comme un compte à rebours avant une explosion. Mal à l'aise, je sors la première chose qui me passe par la tête :

- Désolé de pas t'avoir apporté de vrai cadeau d'anniversaire.

Le visage d'Eden s'illumine, mais pas dans le sens, oh c'est pas grave c'est l'intention qui compte, mais plutôt comme j'ai une idée mais c'est une grosse connerie. Eden se lève et passe sa langue sur ses lèvres. Il fait craquer ses doigts plusieurs fois, avant de passer sa main sur le bord de la baignoire. Il ne peut pas rester en place. La salle de bain n'est pas si petite que ça, mais sur l'instant, j'ai l'impression d'être enfermé dans un placard.

- Si tu veux vraiment m'offrir quelque chose, je sais déjà ce que je veux.

- Quoi ?

Eden fait une petite moue enfantine, et je remarque qu'il se retient de rire.

- Embrasse-moi, dit-il dans un demi-sourire.

Cette fois, je ne peux m'empêcher de froncer les sourcils. Le placard se referme encore plus sur moi. J'avale ma salive comme si elle contenait des centaines de petits bouts de verre, et j'observe Eden. Contrairement à moi, qui ai perdu mon sourire, Eden garde le sien scotché au visage. Il est clairement encore plus bourré que moi, et c'est à peine s'il est capable de tenir debout. Pourtant, ça ne l'empêche pas de s'approcher de moi. Mon souffle se fait rauque dans ma gorge, et mes mains deviennent moites. Pourtant, je ne bouge pas. Je le regarde approcher comme si mes pieds étaient soudés au sol.

Et avant que je ne pense à toutes les conséquences que cela pourrait apporter, Eden est déjà face à moi, ses yeux brillants d'une mélancolie qu'il ne m'a jamais été donné de voir d'aussi près, et il pose ses lèvres sur les miennes. Mais je ne suis pas capable de bouger, et le baiser ne dure qu'une seconde à peine. Mon cœur s'est figé, comme happé par une crainte viscérale qui m'a déjà frappé deux ans plus tôt, lorsque nous nous sommes embrassés pour la première fois. Cette même peur de ce qu'un tel baiser pouvait signifier, pouvait provoquer. Et de nouveau, je suis figé par la crainte, la crainte de ce que je ressens, et la peur de ce que les autres penseraient. Oui, encore et toujours. Ces autres personnes, ces amis, cette famille, ces inconnus. Toutes ces personnes qui pourraient me dévisager, m'insulter, penser que je ne vaux rien. Et rien que de penser à ça me fait mal, c'est une souffrance profonde qui cogne contre ma cage thoracique, encore, et encore, et encore.

- C'est comme embrasser un mort, murmure Eden presque contre mes lèvres. C'est dégueulasse.

Il se recule, et je revois la haine dans ses yeux. Mais mon cerveau est comme une page blanche, et honnêtement, je n'ai même pas envie d'écrire quoi que ce soit dessus. Eden me pousse lourdement d'un coup d'épaule et sort de la salle de bain en claquant la porte. Aussitôt, je me remets à respirer, ouvrant en grand la bouche pour inspirer le plus d'air possible. Pourtant, l'air a beau rentrer dans mes poumons, je n'ai pas l'impression d'arriver à respirer. Il faut que je déguerpisse d'ici.

Je fais volte-face brutalement et sors en trombe de la salle de bain. Et là, alors que je traverse le salon, afin de trouver Lys ou Jonas, pour annoncer que je rentre chez moi, je tombe nez à nez avec Eden et Danny qui s'embrassent. Eden a passé ses mains dans les cheveux de Danny, et ce dernier entoure sa taille de ses bras. Le souffle court, je serre les poings, et Eden ouvre les yeux et croise mon regard. Mais il n'arrête pas pour autant le baiser. Une boule se forme dans ma gorge et j'ai soudainement envie de vomir, alors que la colère gronde dans mon estomac. Je bouscule quelques personnes pour me diriger vers la sortie. Tant pis pour ma veste, tant pis pour Lys, tant pis pour Jonas.

Connard. T'es juste un parfait connard Solly. Tout est de ta faute. Tu n'aurais jamais dû le laisser t'approcher.

J'appuie sans arrêt sur le bouton de l'ascenseur et au moment où je me dis que je suis vraiment trop con et que je n'ai qu'à descendre par les escaliers, l'ascenseur arrive à l'étage et j'ouvre la porte. Une fois engouffré à l'intérieur, je m'adosse contre une des parois, serrant toujours les poings pour éviter de m'en mettre une, et j'appuie sur le bouton du rez-de-chaussé.

Juste avant que les portes de sécurité ne se renferment, celle qui débouche sur l'étage s'ouvre brusquement en grand, et Eden s'incruste à l'intérieur de la petite cabine, me forçant à aller me plaquer contre la paroi la plus éloignée. Les portes coulissent juste derrière lui, et l'ascenseur commence sa longue descente.

- Tu t'en vas ? me demande Eden sur un ton accusateur. Ou tu t'enfuis ?

- Laisse-moi tranquille, je réponds en serrant les dents.

Le regard d'Eden passe sur tout mon corps. Il a l'air aussi énervé que moi. A combien de visages ais-je eu le droit aujourd'hui ? Une multitude. Combien de masques possèdent Eden ? L'insouciant, l'enfant, l'amusé, le provocateur, le colérique... Je remarque que ses mains tremblent et que sa poitrine se soulève de façon abrupt.

- Pourquoi tu viens encore m'emmerder, hein, Eden ? explosé-je, ne supportant plus son regard scrutateur sur moi.

Je sais qu'il me juge. Je le sens au plus profond de mes entrailles, il m'observe et décide à ma place ce que je suis censé penser. Il se fait une idée de moi rien qu'en étudiant les traits de mon visage.

- Tu crois que j'ai envie de te courir après ? s'énerve Eden en me pointant du doigt. Le problème, c'est que tu m'exaspères, je ne supporte pas de te voir déambuler partout autour de moi avec toujours ce même air de lâcheté sur ton visage ! Tu n'as pas changé, et ça me dégoûte ! Tu comptes vraiment rester comme ça, toute ta vie ? Je te plains !

Ses mots sont comme des milliers coups de couteau, un peu partout sur mon corps. Des coups de couteau qui laisseront des marques pour toujours. Des petites cicatrices qui recouvriront chaque parcelle de ma peau. Des cicatrices que j'aurai honte de montrer au monde entier, que j'aurai honte de porter, mais dont je ne pourrai jamais me défaire. Eden secoue alors la tête.

- Tu ne changeras jamais...

De nouveau, une claque. En plein visage. Et alors que je vois son regard s'éteindre, comme si même la haine ne valait plus la peine d'être ressentie à mon égard, j'avance brutalement vers lui. La cage d'ascenseur est si petite que je la traverse en un pas, et dans le même mouvement, je pose les mains sur les joues d'Eden et plaque son corps contre la paroi dans son dos. Mes lèvres viennent percuter les siennes, et ça me coupe le souffle. Eden est d'abord surpris, mais il ne lui faut qu'une fraction de seconde pour répondre à mon appel et ses lèvres se mouvent contre les miennes.

C'est sans aucun doute le baiser le plus fiévreux que j'ai jamais donné à quelqu'un. Je n'ai jamais embrassé Shelly de cette façon, et honnêtement, penser à elle dans ce moment là est totalement superflu. Parce que je ne peux penser à rien d'autre que cette sensation de chute libre qui m'envahit et pourtant, je me laisse encore plus aller contre lui, le poussant un peu plus encore contre la paroi dans son dos. Ses lèvres s'entrouvrent, c'est comme une invitation, et ma langue rappe sur ses dents avant de trouver la sienne. Ses mains se sont refermées dans mon dos alors que je sens ses ongles agripper mon t-shirt, et qu'un grognement rauque monte de ma poitrine pour s'écraser contre ses lèvres.

L'ascenseur se stabilise alors, signe qu'il a atteint son but, et ce n'est pas le septième ciel, mais bien le rez-de-chaussé de la réalité. Un petit bip retentit, et les portes coulissent. Je suis frappé de nouveau par ce sentiment de peur qui reprend ses droits. Et avec lui, mes pensées surgissent comme un tsunami dans mon cerveau, déclenchant des centaines d'alarmes sur tout ce que j'ai toujours redouté dans ma vie. Je me détache d'Eden, les mains posées sur ses épaules, et alors que je croise ses yeux bleus, éclatant, envoûtant, à moitié clos de désir, je me décale, privant son corps du mien, et je sors de l'ascenseur. Et tandis que la porte se referme dans mon dos et que je me mets à courir pour sortir de l'immeuble, je me rends compte que je tremble de la tête aux pieds. 

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