18. amis ?
Alors que j'amène mon doigt à ma bouche afin de, une fois n'est pas coutume, me ronger l'ongle, je fais une grimace en l'éloignant rapidement de mon visage. Beurk !! Depuis que Shelly a réussi à me faire mettre du vernis à ongle pour ne pas se ronger les ongles, j'oublie toujours que j'en ais et je finis par le porter à mes lèvres, et ça a le goût le plus immonde que j'ai jamais eu l'occasion de goûter ! Me voilà en train de passer ma langue contre mes dents pour enlever de ma bouche cette impression d'avoir mangé quelque chose de moisi. Alors, c'est sûr, les personnes qui ont inventé ce vernis ont été intelligents, mais honnêtement, je crois que je préfère encore me ronger les ongles plutôt que d'avoir encore une fois ce goût dans ma bouche.
Enfin, aujourd'hui, c'est peut-être mieux que j'ai ce vernis sur les doigts, parce que le stresse est malheureusement bien là. C'est le jour de notre exposé, à Lys et moi. Alors ok, on a passé ce dimanche entier dessus, on a bossé comme des fous, et je ne vois pas ce qu'on pourrait reprocher à notre travail, mais il faut maintenant que je dise mon texte devant les élèves de ma classe. Heureusement, j'ai encore plusieurs heures devant moi pour décompresser. Si seulement c'était possible.
Je continue de marcher en me répétant que je ne dois pas me ronger les ongles, lorsque je reçois un texto. Lys n'assistera pas au premier cours de ce matin, parce qu'elle a un problème de fuite d'eau dans son appartement. Je pousse un long soupir afin de faire diminuer la boule d'angoisse qui me vrille l'estomac. Tout va bien. Le premier cours de la journée est un CM, donc un Cours Magistral en amphithéâtre. Ces cours où nous sommes avec tous les étudiants de notre licence. Je peux survivre à ce cours seul. Je vais juste me poser en position latérale de sécurité sur une chaise et attendre que ça passe.
Alors que je tape une réponse à Lys, la rassurant en lui disant que je survivrai (tu parles...), mon corps percute avec force celui de quelqu'un devant moi. Je venais de passer les portes automatiques du bâtiment, et me voilà arrêter dans ma course. Des cheveux roux ondulés me barrent la vue et je cligne plusieurs fois des yeux avant de me rendre compte que mon portable a dégringolé sur le sol.
- Pardon... balbutié-je en baissant les yeux rapidement.
Je n'ai cependant pas le temps de me pencher pour récupérer mon téléphone qu'une main l'attrape avant moi et me le tend. Je me redresse, légèrement surpris. Deux paires d'yeux m'observent, donc une au bleu éclatant que je connais bien. Eden se tient devant moi, un sourire en coin brodé sur sa joue. Il me tend mon téléphone nonchalamment, et je le récupère comme si j'avais à passer ma main au dessus de flammes. Mon regard dévie légèrement sur la personne à côté de lui, ne pouvant soutenir Eden trop longtemps, et je reconnais Henrik, le mec du BDE qui m'avait donné le prospectus pour la soirée d'intégration.
- Salut, s'exclame gaiement Eden, son sourire s'élargissant un peu plus.
- Salut, répète Henrik.
Je peux entendre le tic tac des secondes qui défilent et le silence qui plane sur nous. Je dois me mettre des claques intérieurement pour me rappeler que je suis censé leur répondre.
- Euh... Bonjour ?
Mince, pourquoi j'ai l'impression de poser une question ? Si Henrik fronce légèrement les sourcils comme s'il sentait le malaise en moi, Eden n'en fait rien. Je prends une grande inspiration alors je n'ai qu'une envie, dévisager Eden et espérer que toutes les réponses à mes questions n'apparaissent en flottant au dessus de sa tête. Et aussi pour me calmer. Je me sens mal. Le poids est soudainement revenu sur mes épaules, alors qu'il m'avait laissé souffler depuis ma "dispute" avec Shelly. J'ai une boule dans la gorge qui m'empêche de parler, et ma timidité est revenue me frapper en plein visage. Eden ne m'a pas quitté des yeux depuis qu'il se tient devant moi, tout comme son sourire qui reste plaqué sur son visage. Il est différent de celui avec qui j'ai parlé jeudi soir. Pendant une petite seconde, je le félicite pour avoir contredit Anton, finalement, il est en cours. Puis je me rappelle que nous avons cours en amphithéâtre, et qu'il semblerait que ce soit les seuls cours auxquels il assiste. Pourquoi, je ne sais pas, mais c'est une question de plus sur la liste, et je ne peux pas m'attarder sur toutes.
- Rien de cassé ? demande Eden en posant son bras sur l'épaule de Henrik pour s'y accouder.
Je me surprends à souhaiter que ce Henrik disparaisse et qu'il me laisse seul avec Eden, mais tout ce que je peux faire, c'est ouvrir la bouche comme un poisson en quête d'air.
- Non, ça va... dis-je en inspectant d'un œil distrait mon corps.
Je vois Eden jeter un regard sur ma main et je comprends qu'il parlait de mon téléphone, et non pas de moi. Je rougis instantanément, d'ailleurs, je me demande comment c'est physiquement possible que tout ce sang afflue aussi vite dans mes joues. Je me dépêche de fourrer mon téléphone dans ma poche en priant intérieurement pour devenir invisible. Il ne fait aucun doute que si je pouvais avoir un pouvoir, j'aimerais avoir celui-ci. Je l'utiliserais sûrement beaucoup.
- Henrik, je te présente Solly, dit finalement Eden.
- Enchanté, embraye Henrik en me tendant la main.
Je lui sers sa main, mais j'ai l'impression qu'il me broie littéralement les doigts.
- On s'est déjà parlé, à la rentrée, hein ? poursuit Henrik sur le ton de la conversation.
Oh, misère, voilà que je dois tenir une conversation avec un inconnu. Et Eden qui est toujours avachi sur Henrik, son sourire et ses fossettes sur ses joues pâles, ses yeux comme un ciel ombragé fixés sur moi.
- Oui, tu fais parti du BDE ? tenté-je après m'être raclé la gorge.
Mon regard ne peut s'empêcher de faire la navette entre Henrik, qui commence à me parler des bienfaits de faire parti d'un BDE, et Eden, qui se contente d'écouter. A chaque fois que je me tourne vers lui, mon regard accroche le sien, et je me retrouve à détourner les yeux aussi rapidement. Je ne sais pas quoi penser. Il se montre amical avec moi, et le changement est si abrupt qu'il en devient violent à tous les niveaux. Physiquement, parce que mon corps s'est soudainement mis en mode baisse de tension phénoménale sur l'échelle de la tension. Mental, parce que mon cerveau danse la samba. Et émotionnel, parce que mon cœur palpite à chacun de ses regards et de ses sourires.
Alors que je tourne de nouveau les yeux vers Eden, parce que je ne peux décidément pas m'en empêcher, je remarque qu'il ne me regarde plus. Une déception gronde au plus profond de moi, elle part de mes tripes pour se fracasser contre mon cœur. Avant que je ne puisse me retourner pour suivre son regard, des cheveux bruns passent dans mon champ de vision, et Eden se détache de Henrik. Le nouveau venu, Danny bien évidement, s'approche d'Eden et attrape son visage en coupe avant de déposer brièvement ses lèvres contre les siennes. Mon regard reste bloqué sur leurs deux êtres qui s'enlacent, et les paroles de Henrik ne sont plus qu'un bruit de fond désagréable qui me ramène à la réalité.
- On mange ensemble ce midi ? demande soudainement Eden en se détachant de Danny.
Danny m'observe et je sens une certaine animosité émaner de lui, mais étrangement, il ne dit rien. Il se contente de passer son bras autour de la taille d'Eden et de l'attirer un peu plus contre lui. C'est là que je comprends qu'Eden est en train de me parler. A moi.
- Hein ? insiste Eden.
- Euh oui... Oui, dis-je dans la précipitation.
Le visage d'Eden s'illumine pendant une fraction de seconde avant que Danny ne lui glisse quelque chose à l'oreille et s'éloigne aussi vite qu'il est arrivé. Qu'est-ce qu'il vient de se passer, exactement ? Henrik propose qu'il est peut-être temps d'aller en cours, et je prétexte une envie d'aller aux toilettes, aussi peu crédible cela soit-il, pour m'éloigner. J'ai le ventre retourné et les jambes qui flageolent. Est-ce que c'est une façon de me remercier pour avoir ramené sa sœur l'autre soir ? Je dois avouer que pour moi, manger avec Eden et ses amis ressemble plus à une punition. Je n'ai plus qu'à prier pour que Lys arrive pour l'heure du déjeuner.
Et heureusement pour moi, elle ne loupe que la première heure de cours et débarque en plein milieu de la deuxième, comme si de rien n'était. Et puis, de toute façon, c'est Lys, alors personne n'ose lui dire quoi que ce soit, surtout qu'elle le fait dans la politesse. Contrairement à certaines personnes qui arrivent en retard et dans la provocation... Lorsqu'elle s'assoit à côté de moi, ses cheveux violets virevoltant autour de son visage, elle se fige. Je suis au bord de l'évanouissement. Elle s'empresse de me demander si je vais bien, et me voilà dans l'obligation de lui dire que nous mangeons avec Eden ce midi.
Bien sûr, elle a failli en tomber de sa chaise. J'ai dû lui raconter plus exactement ce qu'il s'est passé jeudi soir, lorsqu'on a décidé de prendre Joly sous notre aile pour la ramener chez elle, l'arrivée chez Anton, et, bien que j'ai omis la scène dans la salle de bain, j'ai glissé qu'Eden m'avait remercié. Bien sûr, Lys reste sur ses gardes. Elle trouve ça étrange qu'on fasse amis-amis, et le pire, c'est qu'elle ne sait même pas la moitié des choses qui nous concernent, Eden et moi.
Elle ne sait pas ce qu'il s'est passé il y a deux ans, je ne lui ai pas parlé de sa crise d'angoisse dans les toilettes, je ne lui ai pas raconté notre discussion dans sa chambre à la soirée d'Anton. Et même sans ça, elle trouve que le changement est soudain. Alors oui, peut-être qu'il tient beaucoup à sa sœur et qu'il était inquiet mais... Est-ce que j'ai vraiment envie d'être ami avec lui ? Le croiser aux soirées d'Anton était juste un petit évènement à supporter, puisque l'éviter à la FAC était un jeu d'enfant. Mais lui parler tous les jours, connaître sa vie, ses amis, ce à quoi il passe son temps. Est-ce que j'en ai envie ?
Non. Est-ce que j'en suis capable ?
Je vais rapidement le savoir, puisque midi est finalement arrivé. Si Lys n'a pas arrêté de parler de ce déjeuner comme un miracle et un retournement de situation important, je n'ai pas ouvert la bouche. Mes lèvres sont scellées, et je ne suis plus qu'une coquille vide. Et le pire, c'est que je ne veux même pas être dans cet état. Je voulais me faire des amis, et maintenant je stresse à l'idée d'avoir à discuter avec des gens que je ne connais pas. Je suis en pleine recherche d'excuse pour éviter d'avoir à affronter ce déjeuner lorsqu'Eden apparaît soudainement devant nous en faisant un grand bond.
Il a les mains dans les poches de son jean délavé avec de trous aux genoux, et il porte un pull bleu marine avec des lignes rouges par dessus un ample t-shirt blanc. Une bouffée de chaleur me retourne l'estomac en même temps que tous les muscles de mon corps se crispent. J'ai cette impression mauvaise d'aimer quelque chose je ne devrais pas, et que mon corps me le rappelle, comme lorsque tu sais que tu vas te faire punir mais que tu le fais quand même.
Et sur le moment, sans que je ne sache vraiment d'où me vient cette idée, je me dis que non, je ne veux pas être ami avec ce type, et que je ne veux même pas essayer. Mais si on ne peut pas être ami, qu'est-ce que je suis censé faire maintenant ? Si on est pas ami, est-ce qu'on obligé d'être ennemi ?
Ses cheveux bruns lui tombent devant les yeux alors que son sourire éclatant ne l'a pas quitté. Je crois que je ne l'ai jamais vu sourire autant. Mais je dois avouer que son petit sourire timide me manque. Il avait l'air plus vrai que tout le reste. Pourquoi il faut que je repense à l'ancien Eden maintenant ? C'est comme si nous avions échangés nos rôles. Où est le Solly confiant, qui allait chercher un verre pour ce mec qu'il venait de rencontrer ? Lui aussi, il me manque.
Lys se présente d'elle-même, et heureusement, le trajet jusqu'au self se fait assez naturellement. Merci ma petite Lys, je te revaudrai ça. Les amis d'Eden sont... Mon dieu, tellement bruyants. Dans la file d'attente pour le self, alors qu'Eden nous présentait à tout le monde, j'avais l'impression de me retrouver sur la place du marché. Ils ne paraissent pas méchants, je veux dire, personne n'a demandé ce que nous faisions là, et ils nous ont posé des questions, dans le but d'apprendre à nous connaître. Je n'ai pas retenu beaucoup de prénoms, ils sont quand même sept en tout, en comptant Eden et Henrik. Je n'ai pas dit plus de quatre mots d'affilés, et je crois que ça ressemblait à "Oui, j'aime l'histoire". Bravo Solly. Tous ces énergumènes sont trop énervés à parler tous en même temps pour remarquer mon malaise, et je ne sais pas si Eden fait semblant de ne rien voir ou pas, mais rapidement, je me retrouve en bout de groupe, à simplement prier pour que les minutes passent plus vite. Bien sûr, Lys s'en sort à merveille, elle répond aux questions et va même jusqu'à en poser des nouvelles.
J'aimerais pouvoir m'intégrer aux discussions, mais ils parlent tellement vite que je n'ai pas le temps de réfléchir à ce que je pourrais dire sur le sujet qu'ils en ont déjà changé. De plus, nous nous trouvons dans un escalier étroit qui permet de monter au premier étage, là où se trouve le self. Il y a tellement de monde que le hall du rez-de-chaussé est plein à craquer, et que les gens vont même jusqu'à faire la queue dehors. Heureusement, maintenant que nous sommes dans l'escalier, il ne reste plus beaucoup de mètres qui nous séparent de la nourriture. C'est comme mon petit paradis qui m'appelle. Une fois que j'aurai une assiette devant moi, je pourrai faire semblant d'avoir la bouche trop pleine pour pouvoir parler.
- S'cuse... marmonne une voix derrière moi.
Je me décale légèrement sur le côté pour laisser passer cette personne. Bien sûr que non je ne lui fais pas remarquer que c'est mal de doubler tout le monde. Surtout que je reconnais la silhouette de Danny alors qu'il passe devant moi et rejoint Eden qui est à l'avant du groupe. Cette fois, je détourne les yeux avant qu'ils ne s'embrassent. C'est décidément de mieux en mieux.
Quinze minutes plus tard, et pas une seule parole sortie de ma bouche, nous avons tous notre plateau et nous nous trouvons une place sur l'une des tables les plus longues du self. C'est que nous sommes dix quand même. Je ne sais pas comment je me débrouille, mais je suis en bout de table, avec une fille dont je n'ai pas retenu le prénom, et Danny en face de moi, assis à côté d'Eden. Maintenant que j'ai de la nourriture devant moi, ce n'est pas le paradis, tout compte fait, mais c'est bel et bien l'enfer.
- Putain, heureusement que tu leur as dit de dégager, à ces pauvres cons, ils avaient clairement fini de manger ! s'exclame la fille à côté de moi.
J'ai l'impression d'avoir loupé un épisode, mais à la tête de Lys, que j'aperçois à l'autre bout de la table, il semblerait que le fait que nos nouveaux "amis" aient demandé aux précédents occupants de cette table de laisser la place ne lui a pas plu.
- Tu as vu aussi la place que prenait la grosse ? Elle avait pas besoin de manger, de toute façon, continue un garçon, un grand blond aux cheveux presque rasés.
Ok... Je comprends mieux. Il ne fait aucun doute que Lys ne cautionne pas du tout ce genre de comportement, et je la vois déjà ouvrir la bouche, mais je n'ai pas le temps de lui faire des signaux de fumée pour lui demander d'éviter de s'emmêler qu'Eden prend la parole :
- Bon, vous êtes tous libres vendredi soir, hein ?
Tous les visages se tournent vers Eden, et de nouveau, des cris de joies et des rires fusent tout autour de nous. A retenir : se munir de boules quies la prochaine fois que je croise ces gens. Je tourne ma tête vers Eden alors que j'essayais de me forcer à manger les tomates que je me suis pris en entrée. Honnêtement, la nourriture ressemble à de la poussière, et en a même le goût à ce moment précis. Eden a les yeux qui pétillent alors que ses amis lui répondent qu'ils seront bien sûr là, mais un détail ne m'échappe pas. La main de Danny sur lui, dans le bas de son dos. Danny et ses cheveux bruns ondulés, Danny et son petit sourire content, Danny et sa petite manie de se pencher sur Eden pour lui embrasser l'épaule.
Je détourne le visage en serrant les dents. Je n'ai plus faim du tout, et je n'ai plus envie de faire semblant. Sous la table, je me retrouve à faire craquer mes doigts, faute de pouvoir me ronger les ongles, et je sens mon sang bouillir dans mes veines. C'est une sensation bien étrange, autre que la tristesse ou le stresse. C'est comme si quelque chose en moi voulait s'extirper et se mettre à hurler devant le monde entier. Je suis énervé. Les gens autour de cette table m'agace, cette nourriture dégueulasse me répugne, et Eden et Danny s'insupportent.
- Tu viendras aussi, Solly ?
L'appel de mon prénom me ramène à la réalité alors que j'avais le visage fixé sur l'une des fenêtre du self, comme si j'avais envie de passer chaque personne de cette pièce au travers de cette vitre, et les voir avec délectation s'écraser un étage plus bas. Je cligne plusieurs fois des yeux et me tourne vers ce qui me semble la source de cette voix. Eden est en train de me parler et tout le monde attend ma réponse.
- Je fête mon anniversaire vendredi, reprend Eden en se tournant, légèrement perplexe, vers Lys. Tu peux venir aussi, Lys. Et Solly, tu peux amener ton pote qui était là l'autre fois.
Encore mon prénom qui semble glisser sur ses lèvres, comme une bourrasque qui remue ciel et terre sur son passage. J'avale ma salive alors qu'Eden se tourne de nouveau vers moi. La fille assise à mes côtés me donne soudainement à coup de coude qui m'arrache une quinte de toux tellement j'étais en apnée.
- Le but d'Eden est de ramener le plus de monde possible à sa soirée, ça va être une orgie monumentale !!
Je me tourne vers la fille, pas certain de savoir quoi lui répondre, et d'en avoir envie, aussi. Ma poitrine se soulève avec difficulté, comme si elle portait le point du monde sur ses épaules.
- Tu te moques de moi ? marmonne une voix, plus basse que les autres.
Je ne sais pas comment je fais pour l'entendre, étant donné que la fille qui me parle jacasse à m'en rendre sourd, mais je sais que ce n'est pas un rêve lorsque je regarde du coin de l'œil les deux garçons qui se trouvent en face de moi. Danny s'est penché vers Eden et le dévisage, le regard interrogateur, mais avec une pointe de mécontentement. Eden s'est tourné vers lui et le dévisage avec la même lueur dans les yeux. Ils pensent être discret et que personne ne les écoute, alors je fais semblant d'être absorbé dans ce que me dis cette folle furieuse assise à côté de moi.
- Ils ont ramené Joly... Va savoir ce qu'il lui serait arrivée s'ils ne l'avaient pas fait, elle ne tenait même pas de bout, répond Eden sans cacher son agacement.
- Laisse-lui de l'air, c'est aussi dur pour elle que pour toi, et là, tu l'étouffes.
Le visage d'Eden se décompose alors sous mes yeux, et bien que je fais mine de suivre la fille qui me parle, je n'ai clairement aucune idée de ce qu'elle est en train de me dire. Une envie folle me pousse presque à bondir par dessus cette table et tabasser la sale gueule de Danny. Parce que si le visage d'Eden s'est déformé sous une fureur nouvelle, la pointe de tristesse qui menace de ravager son regard ne trompe pas. Il est plus blessé qu'il n'est en colère.
- Je crois qu'on a déjà parlé de tout ça, et que je t'ai dit que tu peux fermer ta gueule si c'est pour me dire des conneries de ce genre.
Sur ces mots, Eden se détourne complètement de Danny et envoie balader la main de celui-ci qui était posée sur sa cuisse. Je crois que je viens d'assister à une vraie dispute de couple. Shelly et moi sommes des chatons tout mignons qui roulent dans l'herbe face à ça. Le visage de Danny s'est fermé et il se contente de s'avachir sur sa chaise. Malheureusement pour moi, il me surprend en train de le fixer, et le poison dans son regard me force à baisser les yeux.
Le reste du repas se fait dans cette même euphorie du début, et Eden est bien d'ailleurs le plus avenant. Mais je comprends bien que ce n'est qu'une façade, puisque la lueur dans ses yeux n'est pas partie. Et je ne peux rien faire. Je pourrais tabasser Danny, mais je n'ai aucune idée du véritable problème. Je pourrais envoyer chier tous ces abrutis à cette table pour donner de l'air à Eden, mais ces gens restent ses amis et pas moi. Je pourrais le rassurer. Mais je ne suis personne pour lui.
Une fois que nous avons tous fini de manger, les gens débarrassent leurs plateaux, et je fais exprès de prendre mon temps tout en sachant que Lys va m'attendre. Ça ne loupe plus, puisqu'elle se rapproche de moi dès qu'elle le peut.
- Plus jamais on mange avec eux, je les déteste ! me glisse-t-elle à l'oreille en articulant bien chaque syllabe du dernier mot de sa phrase.
Je ne peux qu'être d'accord avec elle et je hoche la tête, les yeux rivés sur mon plateau auquel je n'ai pas touché. C'est du gâchis de nourriture, je sais que c'est mal, mais mon ventre est tellement recroquevillé sur lui-même qu'il n'a pas la place d'accueillir quoi que ce soit en lui, au risque de tout rejeter aussi vite. Nous laissons nos plateaux sur le tapis roulant prévu à cet effet, et Lys passe un bras autour de ma taille en se serrant contre moi.
- Mais c'est cool qu'Eden soit sympa avec toi, non ?
Je hausse les épaules alors que nous descendons les escaliers pour sortir du bâtiment. Je sens que Lys est en train de réfléchir, et je redoute qu'elle ne me pose des questions.
- Mais tu sais que c'est normal, qu'on ne peut pas aimer tout le monde et que tout le monde ne peut pas nous aimer, hein ? Regarde, on va détester ces gros nigauds, et ils peuvent nous détester, on s'en fout.
Je pense que Lys s'inquiète pour moi parce que je n'ai pas réussi à m'intégrer. Elle sait que je suis du genre à jouer les anti-sociaux parce que ça me terrorise de ne pas être la hauteur. Mais là, ça n'a rien à voir. Je me fous que ces gens ne m'aiment pas. Moi-même je suis surpris d'en avoir pris conscience. Ils peuvent dire ce qu'ils veulent sur moi, je n'ai pas à m'inquiéter de ce qu'ils pensent parce que moi-même je ne pense pas du bien d'eux. C'est un grand pas pour moi. Mais il y a une personne dans ce groupe dont je ne me fiche pas. Il y a une personne dont les pensées m'obsèdent.
Lys se détache de moi, et je pousse un soupir fatigué. Voilà que mon exposé me revient en tête. Je l'avais totalement oublié, mais je me demande ce qui est pire, me rendre que compte - putain! - Eden m'obsède ou bien stresser comme un goret qu'on envoie à l'abattoir à cause de cet exposé. Lorsque je relève les yeux, je suis surpris de reconnaître la silhouette d'Eden en bas des marches. Le fait que Lys passe sa main autour de mon bras me prouve qu'elle l'est aussi. Eden fixe ses chaussures tout en piétinant le sol sur place, mais au moment où nous approchons, il se redresse vivement, comme s'il nous avait senti venir.
Il se dirige alors vers nous, et je suis d'autant plus surpris de comprendre qu'il nous attendait. Il y a soudainement une douceur dans son regard qui m'intrigue, d'autant plus que ses yeux ne me quittent pas. Et tandis que mon cœur bat la chamade dans ma poitrine, pour la première fois depuis longtemps, je refuse de baisser les yeux.
- Vous allez venir, pour mon anniversaire, hein ?
Il dit vous, mais c'est à moi qu'il parle. Je le sais.
A moi. Rien qu'à moi.
- Bien sûr, Eden.
Je sens la main de Lys serrer un peu plus mon bras, parce qu'elle est clairement en train de me dire "bravo, tu as parlé". Dans ma tête, c'est plutôt "Bravo, tu as dit son prénom". Et mon dieu ce que ça fait du bien, de le lui dire à lui. C'est comme si je lui disais beaucoup plus. Je ne sais pas s'il l'a remarqué, au fond de moi, j'espère pas, parce que je ne crois pas être en totale possession de mes moyens. Mais c'est une façon de lui dire que je le connais, et depuis plus longtemps que ce début d'année. Je le connais depuis la première fois que je l'ai vu. Et je ne l'ai jamais oublié.
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