15. Joly
- Jonas a réussi à se libérer pour toi en pleine semaine ? me demande Shelly, surprise.
Je coince mon téléphone entre mon oreille et mon épaule, et j'enfile mes chaussures style randonnée en même temps. Dehors, il fait déjà nuit, et derrière ma porte, tout le long du couloir, plusieurs musiques se mélangent déjà. On est jeudi soir, j'ai fini mon service au restaurant et je suis rentré prendre une douche et me changer rapidement.
- Oui, mais il faut que je lui parle d'un sujet assez important, dis-je dans le combiné tout en lassant mes chaussures.
Je n'ai pas vu Shelly depuis le week-end dernier, mais comme d'habitude, on essaye de s'appeler une fois par jour. Ces derniers jours se sont enchainés assez vite. Dans l'un de nos cours, notre professeur nous a annoncé qu'à partir de maintenant, il y a aurait deux exposés à la fin de chaque cours, et Lys et moi avons été désignés pour passer dès la semaine prochaine. Ce soir est sûrement le seul soir où je pourrais voir Jonas, mais ce ne sera qu'à peine deux heures, avant que les derniers métros n'aient terminé de circuler. Entre le boulot et le travail pour préparer l'exposé, je ne vais plus avoir de vie jusqu'à la semaine prochaine. Lys est tout comme moi, c'est une sérieuse dans l'âme, surtout en ce qui concerne les études, et on va bosser cet exposé comme des malades. On a déjà commencé hier soir d'ailleurs. J'ai même hâte de continuer, parce qu'on est tombé sur un sujet intéressant, et que c'est la première note de ce semestre, et on ne veut pas se louper.
- Un sujet important ? Parce que vous parlez de choses importantes, tous les deux ? ricane gentiment Shelly.
Je fronce les sourcils en me relevant et en attrapant ma veste. Bien sûr qu'on parle de sujet sérieux. Jonas est la personne avec qui je peux le mieux parler de sujet sérieux, d'ailleurs. C'est l'homme le plus sérieux que je connaisse. Mais ça reste entre nous.
- Oui, ça nous arrive... je réponds distraitement tout en cherchant les clés de mon appartement.
Dans le couloir, on dirait que c'est la folie, j'entends des rires et des bruits de verres renversés.
- Tu passes chez moi, après ?
Je m'arrête.
- Euh, tu veux dire, que je vienne dormir chez toi ?
Pourquoi rien que de penser à ça m'empêche de respirer ? Je suis terrorisé à l'idée de la décevoir, mais l'éviter n'est peut-être pas la solution.
- Bah oui.
- Avec plaisir.
- Super, à toute à l'heure, alors, répond Shelly, un sourire dans la voix.
Je raccroche, et l'idée de l'avoir rendu heureuse ne serait-ce que quelques secondes me réchauffe le cœur. Je ne suis pas encore un cas perdu. Bon, j'attrape mon sac et j'y fourre un t-shirt et des sous-vêtements de rechange pour demain, histoire de ne pas aller en cours habillé comme la veille. Finalement, je me sens plutôt heureux d'aller dormir chez Shelly. Elle m'a manqué. L'idée de pouvoir être avec quelqu'un sans se poser de question, serrer son corps contre le mien et avoir ce sentiment de bien-être qui coule dans mes veines.
Une vingtaine de minutes plus tard, Jonas et moi nous retrouvons à La Lunette, comme d'habitude. Je n'ai aucune idée de comment je vais pouvoir aborder le sujet Lys, mais je suis trop curieux de savoir le point de vu de Jonas sur toute cette histoire. Jonas me sert brièvement dans ses bras pour me saluer. Lorsque je me recule, je suis choqué de voir l'état dans lequel il est. Il n'avait pas du tout cette tête là, il y a cinq jours. Il a à peine assez de couleur sur le visage pour ne pas se dire qu'il est complètement livide, et les cernes qui entourent ses yeux sont dignes du meilleur maquillage de film d'horreur.
- Ça va ?
- Non.
Bon, au moins, ça a le mérite d'être clair. Mais c'est Jonas, alors c'est normal. D'ailleurs, je ne sais pas comment il fait. Je ne peux pas arriver près de quelqu'un et lui dire à quel point j'ai l'impression d'être un caca sur pattes qui enchaine les bourdes.
- C'est les cours ?
- Non...
Oh merde, c'est encore pire.
- Il faut que je te parle, Solly, je crois que j'ai merdé.
Oh putain merde, il me fait carrément flipper. Soyons franc, si Jonas a tué quelqu'un, bien sûr que je vais l'aider à cacher le corps. Mais ça ne va pas m'empêcher de faire une crise de nerfs et un AVC. Nous nous frayons un chemin jusqu'au bar, et par chance, deux tabourets sont libres. Ce qui relève du miracle étant donné que nous sommes un jeudi soir à vingt-deux heures en plein centre-ville de Paris. Le bar est bondé, la musique résonne à fond et les cocktails coulent à flot. Je parcours la carte des cocktails d'un air distrait, non seulement je les connais par cœur, et en plus, Jonas me fait tellement flipper que je n'ai pas du tout envie de boire.
- Bon dis-moi tout, où est-ce que tu as mis le corps pour l'instant ? m'enquis-je auprès de Jonas en baissant la voix.
Jonas me lance alors un regard vitreux, avant de souffler longuement. Il commande un verre de vodka, tandis que, pris de cour, je demande un diabolo menthe. J'ai bien dit que je ne voulais pas boire d'alcool. Mais là, j'ai l'impression de refaire un bon dix ans en arrière. D'ailleurs, le regard mi-amusé mi-ennuyé du barman me refroidit, mais je me contente de me tourner vers Jonas.
- Bon, alors, tu craches le morceau ?
- J'ai le cerveau en bouilli mec. Et c'est à cause euh... Bah d'une fille.
Je dévisage Jonas, les yeux écarquillés, pas sûr d'avoir très bien entendu. Je suis encore plus en panique de s'il m'avait dit qu'on devait aller creuser en trou dans la bois de Boulogne pour cacher un cadavre. Ne me dîtes pas que c'est...
- C'est Lys, souffle Jonas.
Oh crotte. Oh crotte de crotte de crotte.
- Tu... Tu déconnes, mec ?
Jonas me regarde de nouveau avec cet air de zombie et l'impression qu'il va se jeter sur moi pour me bouffer le cerveau. Je ne sais pas quoi penser. Et dire que je venais justement pour lui parler de Lys et sa réaction plus que formelle sur le fait qu'elle n'est pas intéressée.
- Si je t'en parle, c'est d'une parce que c'est ta pote et que je veux te demander la permission et de deux...
- Woh woh woh, le coupé-je en levant les mains au ciel. Ma permission ? Non mais on vit au vingt-et-unième siècle hein.
De nouveau, Jonas me fait les gros yeux. Je crois que ce n'est pas le moment de plaisanter, et c'est bien ça qui m'inquiète. Malheureusement, Jonas a été honnête avec Lys, lorsqu'il lui a dit qu'il n'avait pas eu de relations sérieuses depuis le CM2. Et le pire, c'est qu'il n'a pas essayé. Au collège, c'était un peu comme une blague de se dire qu'il voulait d'abord avoir de l'expérience pour ne pas avoir l'air d'un bleuet devant la fille de ses rêves. Puis au lycée, embrasser une fille différente toutes les semaines n'était plus une blague, mais presque une routine. Une routine d'ennui avant même que les choses sérieuses n'aient déjà commencé. Bien sûr, Jonas n'a jamais été un salaud, les règles étaient claires, il ne donnerait pas son cœur à n'importe qui, et si les filles faisaient la queue pour tenter leur chance, elles ne disaient rien lorsqu'il était franc avec elles. Il les avait prévenu. Je ne sais pas comment il s'est débrouillé pour qu'aucune d'entre elles ne lui fassent une crise. Mais il se débrouillait toujours pour les faire miroiter d'autres garçons, ou bien elles n'en voulaient qu'à sa popularité, et rien de plus.
- Ouais bah le truc, c'est que j'ai craqué mon slip, et en beauté, tu vois, marmonne Jonas en attrapant son verre que le barman vient de lui tendre.
Il pose mon diabolo devant moi avec un petit haussement de sourcil moqueur, et je me rappelle de ne plus jamais commandé autre chose que de l'alcool ici.
- Tu peux être plus clair ?
Jonas boit une longue gorgée de son verre et passe une main sur sa barbe naissante. Les yeux attaqués par les lumières criardes du bar, je remarque cependant que Jonas est habillé comme un sac à patates. Je veux dire, Monsieur Jonas, Monsieur Mode, est vêtu d'un sweat à capuche, et c'est bien une tâche de sauce bolognaise que je vois sur sa manche.
- Tout se passait bien, je veux dire, on était tous les deux en train de discuter sur le balcon et...
- Anton a un balcon ?! Je ne l'ai même pas vu...
Même par dessus la musique, je peux entendre le grognement de frustration de Jonas, alors je me tais, et je fais mine de fermer ma bouche à clé et de la jeter par dessus mon épaule.
- Donc... On était tous les deux, on parlait, et je sais pas ce qui m'a pris, je lui ai demandé de but en blanc si elle voulait coucher avec moi...
Sur ces belles paroles, Jonas finit son verre d'une traite. Et quant à moi, je reste bouche bée. Pas étonnant que Lys me sorte le grand jeu en ce qui concerne Jonas. Je veux dire, si elle n'aime pas ce genre de mec, on ne peut pas dire qu'en disant ça, Jonas ait gagné beaucoup de points.
- Bien sûr, elle a dit non ! Mais je ne savais pas quoi dire ! Merde, c'est ce que je dis à toutes les filles, et d'habitude, elles me disent oui ! Et tu vois, on était proches l'un de l'autre, et y'avait comme... Comme de l'électricité dans l'air, et putain, j'ai paniqué.
- Tu as pas nické, tu veux dire ! gloussé-je en cachant mon sourire derrière mon verre.
Cette fois, Jonas reste de marbre et souffle longuement en fixant son verre d'un air morose.
- Solly, je ne voulais même pas coucher avec elle ! Je veux dire, bien sûr que si, elle m'attire dans tous les sens du termes, mais tout ce que je voulais c'était... Faire un pas vers elle, tu vois. Mais j'avais trop peur qu'elle me dise non, alors j'ai voulu lui poser la question clairement.
- Pourquoi tu lui as pas simplement dit "est-ce que je peux t'embrasser" ou lieu de passer tout de suite à l'étape supérieure ?
- J'ai paniqué je te dis ! s'énerve Jonas en m'agrippant fortement par l'épaule et en commençant à me secouer. Est-ce qu'elle a parlé de moi ? Elle t'a dit un truc ?
Oups. Qu'est-ce que je suis censé dire ? Il n'a pas l'air de rigoler, ce qui veut dire que... Oh crotte. Il est sérieux. Il a vraiment craqué pour Lys. Et je sais d'avance que c'est peine perdue, et qu'il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. Mais je ne peux pas le lui dire, si ? Je n'ai pas envie qu'il sombre dans des espoirs futiles, mais je ne veux pas non plus le blesser. Je plisse les yeux, observant les traits fatigués de son visage. Est-ce qu'il est réellement en train de ruminer toute cette histoire depuis samedi dernier ? Ça ne m'étonnerait pas, en grand romantique qu'il est. Enfin, romantique mes fesses. Avec la tonne de film d'amour qu'il a regardé, comment ça se fait qu'il n'a pas su trouver les bons mots ?
J'ouvre la bouche, sans savoir à l'avance ce que je vais bien pouvoir lui dire, mais un visage particulier attire mon regard dans la foule. Plus loin, vers le fond du bar, il y a un peu de grabuge. Plusieurs hommes d'âges mûrs - ouais, c'est un bar à gamin ici, la moyenne d'âge, c'est vingt ans, normalement -, entourent une silhouette qui titube fortement, avant de s'assoir lourdement à une table. Jonas, qui suit mon regard, se retourne en fronçant les sourcils.
- C'est qui, tu la connais ? me demande-t-il en haussant un sourcil.
Il me connaît assez pour lire dans mon regard que c'est le cas, du coup, je ne peux pas mentir.
- C'est... Tu sais, elle était à la soirée d'Anton.
Merde, comment je peux lui avouer que je sais qui elle est parce qu'elle est la sœur d'Eden ? Jonas se retourne, et tout comme moi, observe la scène en silence. Joly est habillée d'un short en jean qui laisse peu de place à l'imagination, ainsi qu'un débardeur presque transparent. Ses cheveux sont parsemés de plumes indiennes, et un grand sourire bancale barre son visage. Les hommes autour d'elles, tous sourires, ne cessent de poser leurs mains ça et là de son corps. Mais pas besoin d'être diplômé d'Harvard pour voir que la pauvre Joly est complètement soûle. C'est un délire de famille ou quoi ? Un des hommes se penche même en avant pour l'embrasser, mais si Joly gardait le sourire jusqu'ici, son visage se ferme tandis qu'elle repousse l'homme comme elle peut.
Jonas se tourne alors vers moi, les traits du visage durcis.
- Ça va dégénérer... Je sais pas toi, mais personne n'a l'air de vouloir intervenir...
Jonas laisse sa phrase en suspens, mais d'un hochement de tête, nous nous levons tous les deux. Honnêtement, je remercie le ciel que ce soit Jonas qui marche devant moi, parce que je ne suis clairement pas sûr que cela ne va pas me retomber dessus. Nous traversons le bar en nous frayant un chemin. Jonas, qui marche très nonchalamment, se penche alors en arrière.
- Tu te souviens de comment elle s'appelle ?
- Joly.
Son prénom est sorti tout seul, avant que je ne me souvienne qu'elle ne nous a jamais vraiment été présentée. Mais Jonas se contente de hocher la tête et de marcher de nouveau normalement. Nous arrivons rapidement à leurs tables, où Joly est assise entre trois hommes qui ont l'âge d'être son père.
- Salut, Joly, comment ça va ? commence Jonas, l'air de rien.
Joly plisse les yeux et nous observe un petit moment avant qu'elle ne claque de la main sur la table et qu'elle nous pointe du doigt. Elle est complètement bourrée.
- Oh, mais oui, je me souviens de vous, enfin, surtout de toi ! dit-elle en insistant sur moi. C'est toi qu'as tabassé le mec de mon frère !
Jonas se penche vers moi en faisant une petite moue surprise, mais je me contente de lui jeter un regard l'air de dire que ce n'est pas le moment d'en parler. Forcément, tous les regards des mecs me tombent dessus, comme s'ils avaient du mal à croire que j'ai pu tabasser quelqu'un. C'est vrai qu'à côté de Jonas, je fais maigrichon. Joly se lève alors d'un bond, manquant de retomber aussi vite. L'un des hommes lui attrape le poignet pour la faire rasseoir, mais elle le repousse d'un geste maladroit. Jonas s'interpose rapidement, simplement en tendant la main à Joly pour l'aider à s'extirper de cette table.
- Allez, une autre tournée ! s'exclame-t-elle, à peine venue vers nous.
Les hommes derrière elle ne cachent pas leur déception, mais Jonas, qui la tient bien en place, me fait un petit non de la tête. Signe qu'il estime qu'elle n'est plus en état de boire. Joly se met à sautiller partout, et j'ai l'impression de regarder Jonas qui essaye de maitriser un saumon qui essayerait de lui échapper des mains.
- Il faut la ramener chez elle.
- T'as raison.
Jonas lui entoure les bras comme il peut et nous nous dirigeons vers la sortie. Bon, c'est le moment où je dois paniquer, non ? Et moi qui réponds, mais oui tu as raison, ramenons-là chez elle, alors que j'ai passé les trois derniers jours à éviter son frère au point que ça a parfaitement bien fonctionné et que je pouvais enfin vivre ma petite vie tranquille. Mais oui, allons sonner à sa porte et lui rendre sa sœur sur un plateau d'argent, même qu'on pourrait l'emballer et il le prendra pour un cadeau de la paix. Non mais qu'est-ce que je raconte ?
Le temps que j'émerge de ce sentiment de panique qui monte en moi, et surtout du fait que j'essayais de trouver une excuse pour me sortir de cette situation, Jonas a déjà traversé la rue et soutient Joly qui est en train de vomir. Ça ne pouvait pas être pire, on va lui ramener quelqu'un au bord du coma éthylique, et elle est sa sœur. SA SŒUR ! Si Eden ne veut pas me tuer après ça, alors je ne réponds plus de rien ! Et si on appelle une ambulance et qu'à partir de là, on la laisse se débrouiller ? C'est pas une si mauvaise idée ! Ou bien on prévient les policiers, et ils la mettrons en cellule de dégrisement !
- Où est-ce que tu habites ? demande Jonas en calant ses cheveux dans son dos pour qu'elle évite de les tâcher.
Je me donne des claques pour revenir à la réalité. Jonas me demande d'un regard si je n'ai pas un mouchoir, et je fouille dans la poche avant de mon sac pour en trouver un paquet tout neuf. Joly s'essuie la bouche, les yeux vides et le visage totalement dépourvu de couleur.
- Chez Anton.
Jonas et moi échangeons un regard surpris.
- Hein ? Et ton frère ?
Joly lève vers nous un regard perdu. La lueur éteinte que je distingue dans ses yeux me prouve qu'elle est bien loin de l'endroit où nous sommes actuellement.
- Bah, lui aussi. Ça fait presque cinq mois qu'on habite là-bas, marmonne-t-elle avant un nouveau haut-le-cœur.
C'est quoi cette histoire ?
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