12. trois règles

Je prends une grande inspiration alors que je tape du pied, attendant en haut d'un arrêt de métro. Jonas, à côté de moi, est en train de pianoter sur son téléphone d'un air distrait. Les gens marchent et discutent tranquillement autour de nous, et le soleil, au loin, commence sa lente chute derrière les immeubles.

- Elle ressemble à quoi, cette meuf ? me demande Jonas sans même lever les yeux vers moi.

Je commence à me ronger les ongles alors que je fixe avec intensité le bout de la rue.

- Ne l'appelle pas "meuf"... marmonné-je d'un ton réprobateur.

- Désolé, s'excuse immédiatement Jonas en rangeant son téléphone. J'ai pas envie d'y aller, alors je suis un peu sur les nerfs...

- Anton est pas si mauvais que ça, il a été vraiment sympa avec moi, contrairement à tous nos autres... Amis.

Jonas pose un regard contrit sur moi, tout en faisant la moue. Je sais qu'il a du mal à le croire, mais il m'apprécie assez pour passer au dessus de ses préjugés et venir avec moi. Dans le fond, c'est lui qui a fait en sorte que nous allions à cette soirée, alors c'est bien qu'il a envie de me voir entretenir mon amitié - ça faisait toujours bizarre de penser ça -, avec Anton.

- Et donc... Pourquoi tu as invité cette fille et pas Shelly ?

Je passe un main las sur mon visage. Parce que je sais d'avance qu'Eden sera à cette soirée, et je ne pense pas pouvoir gérer et Eden et Shelly dans la même pièce. Si c'est pour finir comme la dernière fois, à répondre à des pulsions purement égoïstes, je n'en ai pas du tout envie. A la place, j'ai préféré jouer la carte de la sociabilité. Voilà pourquoi j'ai invité...

- Lys ! m'exclamé-je alors que son visage apparait enfin parmi la foule.

Lys porte ses cheveux aux reflets violets en un épais chignon sauvage sur le haut de son crâne, une jupe rose évasée qui monte jusqu'à sa taille et tombe sous ses genoux, avec un chemisier noir et presque transparent, laissant dévoiler sa poitrine et son soutien-gorge en dentelle fleurie tout aussi noir. Un trait épais d'eyelineur encadre ses yeux clairs et le rouge à lèvres qu'elle arbore est du même rouge sombre que ses chaussures. Elle arrive vers moi, et, sans la moindre hésitation, plante un baiser bruyant sur ma joue. Immédiatement, je pique un far et la repousse, mais elle sourit de plus belle. C'est son nouveau truc, elle le fait tout le temps, parfois même en pleine journée sans me prévenir, ça l'a fait marrer que je la repousse à chaque fois. L'autre jour, elle m'a même léché la joue. Là, j'étais tellement en panique que je me suis étouffé avec mon sandwich.

Jonas la dévisage, les yeux grands ouverts, la bouche aussi d'ailleurs, et pendant un bref autant, je me demande s'il n'est pas en train de me faire un arrêt cardiaque. Tandis qu'elle se tourne vers lui pour le saluer, il me lance un regard l'air de dire "comment tu as réussi à te faire une pote pareille ?" et je me contente de lui répondre avec un haussement d'épaules particulièrement condescendant.

- Lys, je te présente Jonas...

Lys lui fait la bise plutôt calmement, ce qui ne lui ressemble pas. Mais je la connais assez pour savoir que si elle est calme, ce n'est pas très positif. Je n'y ai pas pensé jusqu'ici, bien trop stressé ces derniers jours à l'idée de devoir faire face à Eden, de débarquer au milieu d'une soirée où je ne connais personne, ou pire encore, il pourrait y avoir des gens de mon lycée, et j'ai complètement oublié que Lys et Jonas pourraient ne pas s'entendre. Comment va le prendre Jonas si il n'apprécie pas Lys et doit en plus supporter Anton ? Et Lys, si jamais elle n'aime pas Jonas, que va-t-elle penser de mes fréquentations ? Je défendrais Jonas sur mon honneur, mais je n'ai pas envie qu'elle croit que...

- Enchanté, moi, c'est le meilleur ami, le seul, l'unique, dit Jonas pour se présenter.

Oh mon dieu. Il n'aurait jamais dû dire ça. Il faut qu'il arrête de dire tout ce qui lui passe par la tête, il doit se concentrer. Il faut absolument qu'ils s'entendent bien ! Lys l'observe de haut en bas avec un sourcil haussé, les bras croisés sur sa poitrine. Elle va le détester.

- Cool, marmonne-t-elle simplement.

Je retiens mon souffle, c'est un fiasco total.

- Au moins, même si Solly est coincé, on peut pas dire qu'il ne sache pas choisir ses amis, continue-t-il avec ce ton dur qu'elle arbore le plus souvent.

Le visage de Jonas s'illumine d'un coup et il tend la main vers elle, paume levée.

- On est d'accord !

Et voilà que Lys lui tape dans la main, lui faisant un high-five. Je crois rêver.

- Êtes-vous en train de sympathiser en disant que je suis coincé ? marmonné-je en les fusillant du regard.

Les deux hochent la tête comme un même homme. Je crois que je préférerais qu'ils se détestent, en réalité. Je souffle longuement tout en m'engouffrant dans la bouche du métro. Depuis que Jonas a appelé Anton, il ne me lâche pas du tout avec ça, il me rabâche les oreilles du matin au soir que j'ai un balai coincé dans les fesses et qu'il veut, je cite "me l'extraire avant qu'il ne soit trop profond". Alors je prends sur moi parce que c'est lui, même si je commence fortement à être lassé de cette situation. J'aimerais pouvoir me dire que je vais lui prouver le contraire à cette soirée, mais je suis terrifié pour beaucoup de trop de choses, et je ne vois pas comment je vais m'en sortir. Anton va sûrement être fidèle à lui-même quand il est en soirée, c'est à dire qu'il va galoper à droite et à gauche, et ne va jamais rester au même endroit plus de cinq minutes. Jonas va boire pour oublier qu'il est à une soirée d'Anton, et je ne sais pas du tout comment va se comporter Lys.

Nous prenons le métro tous ensemble pour nous diriger en plein centre de Paris. Anton habite dans un appartement de dernier étage d'un immeuble avec vue sur la Bastille. Je n'imagine même pas le prix que cela doit coûter. De ce que j'ai entendu, ses parents le lui ont payé pour qu'il puisse étudier calmement, loin du stresse familial. Tu parles. Je ne sais pas s'ils sont parfaitement idiots ou si Anton les a totalement baratiné, et ce avec brio.

J'essaye de cacher mon stresse aux autres, et c'est encore pire de ne pas pouvoir en parler. Mais je me vois mal les apostropher en lui disant : "hé les gars, je me chie dessus, dans cet appartement, il y a un mec que j'ai embrassé il y a deux ans, mais il me déteste. Mais sinon tout va bien". Je souffle longuement alors que nous descendons à l'arrêt de métro Bastille. J'ai horreur de ne pas savoir dans quoi je me lance. C'est un manque terriblement de spontanéité, et je sais que c'est comme ça qu'on tombe dans une routine horrible et écrasante, mais depuis que j'ai quitté mes parents, partir à l'aventure, faire un truc à l'aveugle, ça me terrifie. C'est déjà une très grosse aventure de subvenir à ses besoins tout seul à dix-huit ans, et ça me suffit amplement. Mais aujourd'hui, je vais devoir réagir de façon naturelle, et que faire si ça ne plaît pas aux gens ? Si je dis quelque chose d'idiot ? Si je fais quelque de stupide ou honteux ? Je me rappelle alors les trois règles que je me suis fixé pour cette soirée.

1. Ne pas boire.

2. Éviter Eden.

3. Surtout, ne pas boire !!!!

Mes mains ont la tremblote alors que nous quittons la station de métro, et je les fourre au fond de mon blouson bomber bordeaux. Dessous, je porte un t-shirt gris unis, sur un jean troué et une paire de baskets blanches. J'ai choisi un style plutôt épuré, pour me fondre dans la masse, et surtout, des vêtements avec lesquels je me sens à l'aise. Contrairement à Jonas qui s'est mis sur son trente-et-un. Il porte une longue veste noir qui lui arrive aux genoux, sur une chemise bleu marine avec des petits motifs d'encre des mers blancs. Le tout sur un jean moulant très clair, dont il a fait plusieurs ourlets au bat pour se chausser de Timberland entièrement noires. Il est à tomber, comme d'habitude. Il va sûrement attirer l'attention de pas mal de filles, surtout qu'il a taillé sa barbe pour qu'elle lui donne un air plus doux encore, et il a plaqué ses cheveux en arrière, dégageant son regard charmeur. Peut-être que si je mets dans son ombre toute la soirée, personne ne me remarquera.

Finalement, nous arrivons, alors que je traîne des pieds derrière Jonas et Lys qui parlent de je ne sais quoi. Je n'ai pas le cœur à écouter ce qu'ils disent et encore moins essayer de les comprendre. J'ai une grosse boule dans le ventre qui me force à respirer par la bouche comme un parfait attardé. Et quand Jonas sonne et que la porte du bas de l'immeuble s'ouvre, j'ai peur de m'évanouir. Dans l'ascenseur, je me donne des claques intérieurement tandis que Jonas me fait promettre de m'amuser, parce qu'il espère ne pas venir pour rien. Lys pose quelques questions sur l'hôte de notre soirée, mais les ronchonnements de Jonas ne doivent pas l'aider, et j'ai la gorge bien trop nouée pour dire quoi que ce soit.

Lorsque nous arrivons au dernier étage, une grosse pancarte posée sur l'une des portes, indiquant que le propriétaire est désolé pour le bruit, nous indique tout de suite chez qui toquer. Je ne peux plus faire marcher arrière. Allez, prend sur toi, Solly, si tu te dis que tout va bien se passer, alors, tout se passera bien. Je ne sais pas qui a dit ça, mais j'ai l'étrange impression qu'il se plante. D'ailleurs, quelques secondes de réflexions me permettent de me rappeler que personne n'a jamais dit ça à part moi et qu'il ne fait aucun doute que je me plante.

Jonas sonne, plusieurs fois, avant que quelqu'un finisse par nous ouvrir. Sur le coup, je suis un peu surpris que ce ne soit pas Anton, mais je suis encore plus surpris lorsque cette jeune fille, aux longs cheveux bruns, me frappe par sa ressemblance avec lui. Même si ses cheveux, une longue cascade qui descend jusqu'en bas de son dos, sont légèrement plus clairs, tout comme ses yeux, d'un vert satin, c'est son portrait craché. Cette même façon de se tenir, de vous observer avec insistance. C'est flagrant. A un tel point que j'en ai le souffle coupé. Je m'étais, plus ou moins, préparé à le voir, à voir des gens de mon passé, mais pas sa sœur. Comment elle s'appelle déjà ?

Joly.

- Salut, dit-elle simplement en se décalant pour nous laisser rentrer.

Son regard nous détail un à un alors que nous passons devant elle. Elle n'a pas l'air d'avoir cette timidité dont faisait preuve Eden. Enfin, l'ancien Eden. Nous entrons mais après qu'elle ait refermé la porte derrière nous, elle s'en va retrouver d'autres gens. L'appartement est littéralement bondé. Immédiatement, je me revois plusieurs années en arrière, aux fêtes d'Anton, les plus réputées du lycée. Une sueur froide descend dans mon dos alors que déjà je reconnais quelques visages familiers.

Je ne distingue même pas les murs tellement il y a du monde, et j'ai du mal à me faire une idée de l'appartement. Il ne fait aucun doute qu'il est plus grand que le mien, et encore bien plus grand que celui de Shelly. Le salon, sur lequel donne l'entrée, me donne déjà l'impression que je pourrais me perdre dedans tellement il me paraît immense. Plus loin, un couloir disparait et une imposante cuisine ouverte donne sur des baies vitrées qui dominent la Bastille. Anton, debout sur ce qui ressemble à un canapé en cuir, lève son verre à je ne sais quoi, mais alors que son regard croise le mien, et celui de mes amis, il se jette littéralement sur le sol, séparant la foule comme Moïse a séparé la mer.

Son verre toujours à la main, il passe un bras autour de mes épaules, et l'autre autour de celles de Jonas, pour nous serrer tous les deux contre lui. Ma tête coincée contre la sienne, je peux apercevoir, de l'autre côté, Jonas tirer une grimace.

- Comment ça va mes champions ? s'exclame Anton d'une voix légèrement aiguë.

Ok, il est déjà complètement bourré. Parfois, je me demande pourquoi Anton et Jonas ne se sont jamais entendu. Ou plutôt, pourquoi Jonas a toujours mis un point d'honneur a créer une distance entre lui et Anton. Parce que parfois, je trouve qu'ils se ressemblent beaucoup. Ils sont tous les deux francs, coureurs de jupons et ils aiment faire la fête. D'accord, Anton a ce petit côté complètement décalé, et insouciant, alors que Jonas est légèrement plus sérieux et sait où se trouvent ses responsabilités. Mais leurs caractères se correspondent plus qu'ils ne correspondent avec le mien.

Anton desserre son étreinte, nous laissant respirer en paix.

- Ça va tranquille, marmonne Jonas.

- Merci de nous avoir invité, dis-je précipitamment, histoire de rattraper le ton de Jonas.

Mais Anton ne semble pas du tout remarquer le manque d'enthousiasme de Jonas, et se tourne vers Lys, se présentant de lui-même. Cette dernière me dévisage, me lançant le même regard qu'avait eu Jonas quelques minutes plus tôt, me demandant comment j'ai fait pour me dégotter un ami pareil. Anton nous fait promettre de ne pas bouger, et revient quelques secondes plus tard avec des cocktails de toutes les couleurs. Tout en nous dirigeant vers le centre de la pièce, Anton s'approche de moi, passant son bras de nouveau autour de mes épaules.

- J'ai été déçu que tu m'ais pas appelé plus tôt... bougonne-t-il, les yeux dans la vague. Mais j'suis content que tu sois là... Enfin si toi t'es content d'être là.

Puis il se penche un peu plus vers moi.

- Désolé pour ça aussi, continue-t-il en ayant un mouvement de bras circulaire pour toutes les autres personnes autour de nous - dont plusieurs qui sont mes anciens "amis". J'ai pas pu inviter que des gens que j'apprécie... J'dois faire croire à mes parents que je continue de sympathiser avec ces suppôts de satan.

Il éclate de rire alors qu'une fille, qui, dans mon souvenir, s'appelle Solène et était dans le même lycée que nous, croise son regard. Je crois d'ailleurs qu'elle était sortie avec Anton, mais il était clair que ce n'était que pour augmenter sa popularité. Il ne fait aucun doute qu'il rigole pour faire diversion avant de lui faire un petit signe de la main. Dès qu'elle tourne le regard, son petit signe de main se transforme littéralement en doigt d'honneur.

- J'espère que tu t'amuseras quand même... Et si c'est pas le cas, viens me trouver, j'arrangerai ça !

- Merci, Anton, mais je suis sûr que ça va très bien se passer, tes soirées ont toujours été les meilleurs !

- T'es gentil, mon Solly. T'es un vrai ami, tu sais, t'es pas comme ces lèches-culs, et ça, ça vaut de l'or pour moi. Putain, j'sais plus ce que je dis. Il me faut un autre verre !

Et le voilà qui s'en va comme une fusée vers le bar. Immédiatement, Jonas me tombe dessus avec un regard lourd de reproche et de menace.

- C'est moi, ton meilleur ami, t'as pas intérêt d'en changer juste parce que ce petit con te fait un beau discours, t'as compris ? gronde-t-il en serrant les dents.

Je rigole de bon cœur devant l'air énervé, et délibérément jaloux, de Jonas.

- C'est mal d'écouter aux portes, plaisanté-je en lui donnant une tape sur l'épaule.

- Putain les mecs, vous devez goûter ce cocktails, il est trop bon ! s'exclame soudainement Lys en se jetant sur nous.

Nous la dévisageons, alors que son air dur s'est légèrement adouci et que son visage s'est teinté de rose. Nous regardons son verre, qui est littéralement vide. Et alors, sans hésiter, Jonas et moi goûtons le fameux cocktail de toutes les couleurs que nous a donné Anton.

Et c'est comme ça que j'ai brisé la première et la troisième règle que je m'étais fixées. Et comme on dit toujours, jamais deux sans trois, j'ai donc bien peur que la deuxième règle ne va pas tarder à être brisée elle-aussi.

• • •

Coucou tout le monde !

En média, la chanson Million Eyes, de mon petit bébé Loïc Nottet, écoutez-la, elle est géniale, et elle correspond vraiment très bien à Solly ;)

Dois-je vous prévenir que le prochain chapitre risque d'être mouvementé ? Vous êtes prévenus, préparez-vous !

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