1. la rentrée

Fini le lycée. Fini le BAC. Fini les parents. Une nouvelle année, et une nouvelle vie, commencent pour moi, alors c'est presque soulagé que je pose mon sac à côté près de mon siège, tout en m'asseyant sur l'un des strapontins de l'amphi. Je me sens comme un petit enfant qui découvre le monde, je me sens totalement libre. Tout me paraît immense. Lorsque je suis arrivé à l'université, tout à l'heure, je me suis remercié moi-même d'en avoir fait le tour la vieille pour savoir où se trouvaient mon amphi, et d'autres trucs utiles, comme la bibliothèque, le secrétariat... L'amphithéâtre dans lequel va se tenir ma réunion de rentrée doit bien pouvoir contenir plus de cinq cents personnes, et je ne peux m'empêcher de trouver ça irréalisable qu'il finisse par être plein.

Je dois avouer que je stresse un peu, forcément. Je ne suis plus un enfant, le temps a passé, et la vie d'adulte approche à grands pas. Je suis arrivé avec plus d'une demie-heure d'avance, ce qui fait que pour l'instant, l'amphithéâtre est quasiment vide, mais tant mieux. Je sors un carnet de mon sac et un crayon, histoire d'être prêt à noter toutes les informations possibles. Moi qui au lycée n'en foutait pas une parce que j'avais des facilités, ici, j'ai bien l'intention de me donner à fond. Mon portable vibre dans ma poche, et je souris, sachant pertinemment qui ose me déranger pendant ce petit moment de découverte post-rentée. Et je ne me suis pas trompé.

Shelly : Hé, chou ! Alors, pas trop stressé ? Tu vas pas regretter de ne pas avoir mis mon vernis anti-rognage d'ongles ahah ? Si je te retrouve ce soir les doigts en sang, sache que je te mettrais ce vernis moi-même.

Je m'arrête net en comprenant mon geste, je suis en effet actuellement en train de me ronger les ongles. Je me stoppe aussitôt en baissant ma main, mais c'est un supplice, et je sens mes ongles qui m'appellent pour que je recommence à les grignoter.

Moi : Yo ma choupi ! Je ne vois pas du tout de quoi tu parles. Apprends à te mettre toi-même ton propre vernis et on en reparlera ;)

Je souris en envoyant ma réponse et j'imagine ma jolie blonde gonfler les joues et balancer son téléphone à côté d'elle, boudeuse. J'adore Shelly. Ça fait déjà plus de deux ans qu'on est ensemble, je l'ai rencontrée peu après la soirée d'anniversaire chez Anton. La fameuse soirée. Mes doigts reviennent immédiatement à ma bouche et mes dents claquent sur l'ongle de mon index. Distrait, je repense à la première fois où j'ai rencontré Shelly.

Ce qui m'a conforté dans le choix de sortir avec elle, c'est que je n'ai pas fait sa connaissance à une soirée, aucun de nous deux n'étaient bourrés, ou drogués. Elle était juste là pour encourager son petit frère, un jour de portes ouvertes au lycée, où l'équipe de Volley avait été chargée de faire un petit atelier. Je me souviens qu'on s'était retrouvé avec des enfants de tous les âges, alors qu'à la base, on pensait seulement avoir quelques collégiens désireux de voir comment se passait le sport au lycée. Jonas, un de mes amis de lycée, s'était retrouvé avec plusieurs enfants d'à peine cinq ans, parce qu'il était le seul à ne pas les fuir comme la peste.

Personnellement, je ne sais jamais comment me comporter avec les enfants. Ils ne rigolent pas pour les mêmes blagues que nous, ils ne comprennent pas le monde comme nous, et ils me font peur. J'ai toujours l'impression que je vais dire une connerie et qu'ils vont se mettre à pleurer, ou pire, me détester. Jonas, lui, ne cessait de leur donner des crampes à force de les faire rire. Mais heureusement pour moi, le petit frère de Shelly avait treize ans, à l'époque, et il avait fini par tomber sur mon atelier, où j'apprenais à faire les lancés. Toute l'après-midi, mes potes n'avaient pas arrêté de me dire qu'une des filles me dévorait des yeux. Dans ma tête, ça ne m'avait pas fait grand chose. A ce moment là, je n'étais pas plus décidé que ça à me trouver une copine. Sauf qu'au moment où son frère a fait le lancé le plus pourri de tous, et qu'elle s'est mise à lui faire une danse d'encouragement digne des meilleures cheerleaders américaines, j'ai craqué immédiatement pour elle. Petite, blonde, le nez retroussé, des yeux verts étincelants. Elle n'était pas terriblement sexy, elle était atrocement mignonne. Et à ce moment de ma vie, où aucun corps féminin ne semblait plus faire vibrer le mien, ça m'a fait l'effet d'une bouffée d'air frais.

Je relève les yeux alors que plusieurs filles entrent dans l'amphithéâtre en rigolant. Elles me dévisagent un petit moment avant de murmurer quelques trucs entre elles. Je me demande si je vais passer pour le petit intello, à être le premier arrivé. Je passe une main dans mes cheveux, désireux qu'ils ne me tombent plus devant les yeux avant de détourner le regard. Peu importe. Je suis avec Shelly, de toute façon. Je me mords l'intérieur de la joue alors que je me rends compte que je me mens à moi-même. Depuis quand cette obsession du regard des autres est devenue si importante ? Je ne peux plus rien faire sans me demander ce que les gens pourraient penser des mes actions, et ça me pourrit la vie. C'est en parti pour ça que j'ai quitté les jupons de mes parents. J'en avais marre qu'ils m'aient collé une étiquette et que la plupart des gens que je côtoyais ne voyaient pas plus loin que le fils de bourge. C'est le moment de laisser ces années de stresse derrière moi. Je repars à zéro, plus de pression sur mes épaules, je fais ce que je veux, tout seul.

Bon, d'accord, ça veut dire détruire ma santé mentale en bossant cinq soirs par semaine dans un restaurant, pour me lever aux aurores le lendemain parce que mon insomnie n'est pas encore derrière moi. C'est vivre dans un neuf mètres carré, ce qui est équivaut à la salle de bain de mon ancien appartement. C'est vivre au jour le jour sans savoir si mon paquet de pâtes tiendra jusqu'à ma prochaine paye. Mais c'est être libre de tout recommencer, de ne pas suivre des études de commerce et faire une licence en histoire de l'art. C'est repartir de zéro et être quelqu'un sans préjugés, être moi-même.

Shelly ne répond pas, je suppose donc qu'elle boude vraiment. Ça me fait sourire. C'est une grande boudeuse, mais je suis persuadé qu'elle le fait parce qu'elle sait qu'elle est terriblement mignonne dans ce genre de moment. Notre relation est saine et agréable, pas de prise de tête, pas de dispute. Jonas nous appelle les Plan-plan, en se moquant, mais dans le fond, je suis bien content de l'état actuel de ma vie amoureuse. Loin de moi l'envie d'avoir ne serait-ce qu'un semblant de la sienne. C'est à dire inexistante en sentiments, et remplie en paire de fesses. Jonas en parle peu, ce qui fait que je ne sais pas s'il est vraiment heureux comme ça, mais moi, je trouve ça dommage.

Au fil des minutes qui défilent, de plus en plus de bruits se font entendre dans l'amphithéâtre, alors qu'il se remplit peu à peu. J'observe en silence les différents visages qui se présentent. Je ne peux pas m'empêcher de me demander lesquels deviendront mes amis. Si tout de même j'arrive à m'en faire. En quittant mes parents et en officialisant mon statut de jeune majeur émancipé, je me suis rendu compte que ma liste d'amis en a pris un coup. Un coup au point qu'il n'y ait plus que deux noms dessus, presque. Jonas et Shelly. Comme quoi, il était temps que je quitte ce monde à paillettes et faux semblant. Les parents de Jonas tiennent une petite galerie d'art dans le centre-ville, et il a réussi à rentrer dans mon ancien lycée parce que c'est une vraie tête. Shelly, quant à elle, allait dans un petit lycée aux abords de Paris. En clair, ils n'avaient rien à voir avec le milieu friqué dans lequel j'ai grandi et que j'ai en horreur maintenant. C'est peut-être pour cette raison qu'ils sont les seuls à représenter mon cercle d'amis.

Mon portable vibre de nouveau, et je souris, amusé de voir que Shelly a craqué et qu'elle a déjà arrêté de bouder. Mais c'est Jonas.

Jonas : Beuverie ce soir ? Pour fêter ta rentrée ? Après, il sera trop tard pour moi, ma vie ne m'appartiendra plus...

Je secoue la tête, doucement. Jonas est une contradiction à lui tout seul. Homme à femmes, fêtard, ivrogne intenable en soirée, mais Monsieur se lance dans des études de médecin. On sait tous la réputation de ce genre d'études. Elles aspirent ta vie en dehors de ton corps et lobotomisent ton cerveau à grands coups de révisions interminables, un peu comme un Détraqueur qui vole l'âme d'un humain dans Harry Potter. Sauf que pour les étudiants en médecine, leurs patronus ressembleraient plutôt à de bonnes tasses de café fumantes.

Moi : Carrément ! Au bar habituel ?

J'envoie le message, distrait, alors qu'un groupe de jeunes s'assoit devant moi, bruyant. Forcément, je fais encore plus attention parce qu'ils sont assis près de moi, ce qui veut dire qu'il y a plus de chance que ce soit les premières personnes à qui j'adresse la parole dans cet amphithéâtre. Ils chamaillent et se bousculent tout en sortant quelques affaires.

Jonas : Tu te sens assez fort pour ne pas amener Plan-plan-Fille ? Ou ta vie va s'arrêter ?

Je lève les yeux au ciel avec un sourire amusé. Jonas adore Shelly, je le sais même s'il ne le montre pas. Il est gentil avec elle, ça s'arrête là, mais je sais qu'il l'a accepté, parce qu'il sait que je l'apprécie. La plupart du temps, il ne dit rien quand je l'invite, et on fait souvent des soirées tous les trois. Mais si aujourd'hui il me demande de la laisser de côté, c'est parce qu'il a décidé que ce soir, ce serait la soirée de sa vie. Ou tout du moins, de ce mois-ci.

Moi : Non, ce soir, c'est toi et moi.

La réponse de Jonas fuse.

Jonas : En amoureux, j'adore ♥

Je souris. Qu'est-ce que j'aurais fait sans Jonas pour tenir les deux dernières années de lycée ? Je commençais à comprendre, petit à petit, que je ne me plaisais pas dans ce dédain permanent, auprès de ces gens qui dispersent leur argent sans remord. Jonas a été le premier à remarquer que quelque chose clochait chez moi, et il m'a aidé à faire en sorte de régler les choses avec mes parents.

Lorsque je relève les yeux de mon téléphone, je remarque que l'amphi s'est particulièrement rempli depuis quelques minutes, tellement qu'il y a même des gens qui commencent à s'asseoir dans les marches. Je n'avais même pas remarqué, mais des gens se sont assis à côté de moi. Un brouhaha règne désormais dans l'amphithéâtre. La plupart des gens restent cependant des gens comme moi, seuls et perdus, en attente d'une âme charitable qui oserait leur parler. Je coule un regard vers la fille assise à côté de moi, ses doigts manucurés glissant sur l'écran de son téléphone dans une course folle d'alignement de fruits entre eux.

Je n'ai même pas le temps de me poser la question si j'ai envie de lui adresser la parole ou non qu'une silhouette demande le silence tout en descendant les marches, suivie par plusieurs autres adultes. Ce petit troupeau, de ce qui doit sûrement être nos professeurs, s'approche de l'estrade à grands pas. Le silence s'est fait dans l'amphi, pendant que tous ces nouveaux élèves tentent sûrement déjà de juger ces professeurs, se questionnant sur la matière qu'ils enseignent, ou bien encore leurs façons d'attribuer les notes.

Un homme, dans la cinquantaine, s'avance jusqu'au micro et se présente comme le représentant de notre licence. Il a l'allure typique de ce que je m'imaginais, lunettes en demie-lune sur le nez, des cheveux blancs et une barbe grisonnante, des traits tendres et apaisants. Il me paraît d'autant plus parfait lorsqu'il nous apprend qu'il est notre professeur d'histoire des religions antiques. Rien que le nom me donne l'eau à la bouche. Il va pour présenter les autres professeurs qui l'accompagnent lorsqu'un énorme fracas résonne dans tout l'amphi.

Tous les yeux se détournent vers les portes d'entrées. Le professeur, coupé dans son élan, lève les yeux vers le nouveau venu. Devant moi, le groupe d'amis siffle d'émerveillement. Je ne sais pas pourquoi, mais quand la porte de l'amphi s'est ouverte et a claqué dans mon dos, j'ai eu un frisson glacial me parcourant l'échine dorsale. Et alors que, comme tout le monde, piqué par la curiosité, j'observe la silhouette qui descend les marches en sifflotant, non sans s'être excusé de manière totalement désinvolte, je me fige.

Je le reconnais tout de suite. Ce garçon, habillé d'un slim noir à trous, d'un débardeur blanc sous une veste en jean, des cheveux bruns et hirsutes devant les yeux, un sourire ravageur sur les lèvres. Ce garçon, c'est lui.

C'est Eden.

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