9 - Dans l'antre de l'Ours
« Petite Souris ? »
La douleur était insoutenable. Elle s'immisçait dans chacun de ses membres, elle irradiait depuis son flanc et sa tête. En revanche, les ténèbres avaient laissé place à une grisaille terne et informe qui filtrait par ses paupières closes.
« Petite Souris ? Tu es réveillée ? »
Elle connaissait vaguement cette voix, dehors. Une voix masculine. Elle n'osait pas bouger. Elle savait que la douleur, déjà présente, était pourtant encore assoupie, elle aussi. Qu'elle lui transpercerait le corps dès qu'elle entreprendrait de remuer un peu. Et puis, il y avait cet effroi, lové dans son ventre. Cette sainte horreur, qu'elle voulait faire taire. Son impuissance. Son humiliation.
« Petite Souris... il faut que tu te lèves, le capitaine veut te voir ! »
Elle ouvrit les yeux. Au-dessus de sa tête, il y avait un toit de toile. Elle dormait sur une paillasse, à même le sol. Elle n'osait pas bouger. Elle sentit tout son corps se crisper peu à peu, frissonner. Il lui fallut un instant pour surmonter les douleurs qui s'attisaient dans chacun de ses membres, avant de s'apercevoir que... elle était nue. Enveloppée dans ses couvertures, piquée par la paille, mais totalement nue.
Elle glissa une main sous les couvertures, grimaçant sous la douleur qui explosa dans son flanc et son bras, effleura son bas-ventre...
Elle sentit son cœur se retourner, ses entrailles se secouer. Oui, elle était nue. La dernière chose dont elle se souvenait, c'était Kerell. Vautré sur elle, enserrant ses poignets. La menaçant. Lui hurlant de se défendre, sinon...
Elle se souleva brusquement de sa paillasse, se retourna sur le côté. Elle crut qu'elle allait vomir.
« Petite Souris... est-ce que tout va bien ? Je peux rentrer ? »
Elle sentit son corps se glacer. Sa vulnérabilité, sa honte, son dégoût... il était hors de question que quiconque la voie dans cet état. Elle se sentait sale, souillée, immonde. Elle se détestait. Nul ne devait la voir...
— N... non ! s'entendit-elle répondre d'une voix chevrotante. Non... c'est bon... t... tout va bien. Ça va.
Il y eut un silence en retour. Elle sut qu'elle n'avait pas trompé l'homme qui l'appelait, là, dehors. Pourtant, la voix finit par s'élever de nouveau, avec une infinie bienveillance :
— D'accord, Petite Souris. Je t'attends là. Lève-toi, habille-toi, et je t'accompagne jusqu'à chez lui. Tu veux bien ?
Elle tressaillit. Elle reconnaissait la voix, et finit par lui remettre un nom : Suly. Il paraissait gentil, trop gentil, peut-être. Et il paraissait proche du capitaine... que lui voulait-il, en fin de compte ?
— D'accord... murmura-t-elle sans conviction.
Elle sentait son visage enflé, ses lèvres et sa langue engourdies. Un œil s'ouvrait mal, elle voyait trouble et le sentait détrempé de larmes qui débordaient d'une paupière déformée. Son flanc droit la lançait comme s'il était barré d'une lacération profonde, pénétrant jusque dans ses poumons et à l'intérieur de son bras. Et puis une jambe... elle sentait un genou fragilisé, engourdi lui aussi.
Instinctivement, elle glissa sa main entre ses cuisses... elle n'y ressentit pas de douleur, pas de crispation, rien d'inhabituel. Mais elle ne parvenait pas à croire un seul instant que rien ne s'était produit. Elle était nue sous sa tente, dans sa paillasse, alors qu'elle avait perdu connaissances sous les coups du capitaine, au champ d'entraînement, vêtue. Il l'avait prévenue, aussi. Il lui avait dit ce qu'il lui ferait subir, si elle ne se défendait pas. Et elle ne s'était pas défendue...
Livide, raide comme un mannequin de paille, elle parvint à se lever tant bien que mal malgré des douleurs insoutenables dans tout le corps. Elle découvrit que son genou était bel et bien fragilisé, qu'il peinait à la porter, qu'il lui dardait des pointes de feu en travers de la cuisse à chaque instant qu'elle passait avec son poids pesant dessus. Des hématomes gonflaient sur tout son corps supplicié. Les souvenirs aussi, paraissaient souffrir d'avoir été trop malmenés. Ils s'embrouillaient, ils se floutaient.
Elle crispa la mâchoire. Elle ne pouvait pas pleurer. Elle ne devait pas pleurer. Elle avait fait ce choix, elle était venue ici de son plein gré. Elle avait voulu reprendre en main son destin. Elle y parviendrait.
Alors, serrant les dents pour étouffer la douleur et la honte, elle se vêtit laborieusement.
Il lui fallut ensuite tout son courage pour oser quitter l'espace clos de sa tente et s'exposer enfin au monde extérieur.
Dehors, Suly l'attendait. Il se décomposa sitôt qu'il la vit.
— Oh mon dieu, Petite Souris... c'est qu'il t'a pas loupée, l'autre brute !
Elle se renfrogna, baissa les yeux, ne répondit pas.
— Allez, viens, insista doucement le soldat. Il veut te voir, je t'ai dit. Ne t'en fais pas. Il ne peut pas t'abîmer plus que ce qu'il l'a déjà fait.
Sa gorge se serra brutalement. Son expérience passée lui avait déjà enseigné que ça pouvait toujours être pire... pourtant, elle fut incapable de refuser. Elle emboîta le pas à Suly, machinalement, malgré les remous dans ses entrailles et le souffle court qui la suffoquait, malgré son genou récalcitrant et le poignard qui lui lacérait le flanc à chaque pas. Elle suivit Suly, qui la menait vers son bourreau, et elle ne parvenait même pas à s'en émouvoir.
La tente du capitaine était vaste et haute. L'une des plus vastes du camp, sans doute aucun. Suly lui en écarta la tenture d'entrée, lui fit signe de s'introduire, mais elle sut à sa posture que lui ne la suivrait pas. Le ventre retourné, glacée d'effroi, elle s'exécuta pourtant.
Il était là. Le capitaine. Assis derrière une écritoire de bois. Elle eut la surprise de le voir tenir une haute plume d'oie, qu'il griffonnait sur un épais livre de vélins cousus entre eux. Il écrivait. Le sanguinaire Kerell aux Poings d'Acier savait écrire.
Il ne releva même pas les yeux sur elle.
« Assieds-toi. »
C'était un ordre, ferme mais calme. Elle ne pouvait rien faire d'autre qu'obéir. Alors, elle aperçut un tabouret non loin, s'assit sans même y penser. Elle tremblait. De tous ses membres. Elle n'arrivait plus à ôter de son esprit cette interrogation effroyable : qu'avait-il fait d'elle, dans son inconscience ?
Calmement, il acheva sa graphie, déposa religieusement sa plume, l'aligna méticuleusement comme si la qualité de son travail dépendait de l'emplacement de son objet d'écriture. Il souffla sur le vélin, puis, avec un air seulement à demi satisfait, il finit par la contempler, enfin.
Elle se recroquevilla. Elle sentait son regard sur elle. Elle éprouvait jusque dans sa chair la morsure de ces deux yeux bruns, implacables et impérieux, à l'autorité écrasante. Avec effroi, avec dégoût et humiliation, elle réalisa qu'il n'aurait même pas besoin de la battre, s'il voulait d'elle. Qu'il lui suffirait de l'ordonner et que, incapable de seulement croiser son regard, elle se soumettrait en serrant les dents.
Une nouvelle nausée la saisit. Elle garda les yeux rivés sur n'importe quoi d'autre que lui. Sur le mobilier, simple et robuste mais parfaitement agencé ; sur ses affaires, impeccablement rangées et pliées sur chaque étagère de bois de ses meubles. Sur son armure, faite de broignes et de mailles, accrochée au mât central de sa tente. Sur son lit... pourvu d'un véritable sommier de bois sur des pieds, d'une paillasse épaisse et bien garnie, de couvertures lissées et pliées, de peaux de bêtes soyeuses.
Lui, il se leva de son ouvrage, contourna l'écritoire, s'y adossa finalement en croisant les bras sur son énorme torse. Il était vêtu sans la moindre considération de bienséance. Il ne portait même pas de chausses, rien que des braies longues qu'il avait rentrées dans des bottes de cheval. Une chainse légère, en haut, dont il n'avait même pas fermé l'amigaut et dont le col pendait donc, totalement débraillé, sur ses pectoraux massifs. Là, dans le vé de l'encolure qu'il aurait dû nouer, il y avait un bijou, suspendu à un lien de cuir, qui projetait des éclats d'or. Liam s'y attacha, chercha à reconnaître l'objet à demi enfoui sous les vêtements, pour éviter à tout prix de croiser son regard.
« Déshabille-toi. »
Elle se glaça. Tout son corps lui sembla devenir de marbre. Elle ne parvenait toujours pas à regarder le visage du capitaine. Mais elle ne parvenait pas à bouger, non plus.
Il n'insista pas. Il se redressa, s'approcha d'elle. Et subitement, il s'empara d'elle. Elle sentit à peine ses deux énormes mains tordues qui attrapaient sa chemise. Déjà, elle ne voyait la scène plus qu'à distance, comme si elle était derrière un mur. Il extirpa son vêtement de sous sa ceinture, il tira, le souleva, le lui ôta sans ménagement. Son bras gauche s'éleva sous les mouvements, comme l'autre lui enlevait sa chemise, et soudain, une vague de feu embrasa tout son flanc, rayonna jusqu'à la base de la tête. Ce fut ce qui la réveilla de sa torpeur effarée. Elle lâcha un cri.
Il n'en fit rien. Ne la regarda même pas. Il venait de la mettre seins nus, il tenait encore la chemise tiède dans ses mains rugueuses. Elle, elle se recroquevilla de plus belle. Des larmes brouillaient sa vision. La douleur de son flanc la lançait désormais, mais sa nudité la brûlait plus encore. Elle était sur le point de sangloter. Elle se détestait. Elle se haïssait. Elle n'était même pas capable de résister, de protester, de se débattre. Elle se contentait de se laisser faire comme une poupée de chiffons en gémissant de douleur. Elle était immonde.
Elle aperçut à peine Kerell qui pliait soigneusement la chemise comme il avait plié le reste de toutes ses affaires sur ses étagères, qui la déposait méticuleusement sur une tablette derrière elle. Elle connaissait déjà la suite. Elle avait envie de s'enfuir. De disparaitre. Son corps ne lui répondrait pas, alors, elle eut envie que son esprit s'en aille, lui. Qu'il ne voie pas la suite. Qu'il ne voie pas ce qui allait se produire maintenant.
Pourtant, Poings d'Acier s'en tint là. À la chemise. Il la contourna, s'accroupit sur son flanc gauche. Il attrapa le bras sans ménagements, le bougea. Chaque mouvement plissa le nez de Liam de douleur.
Lui, il releva ses yeux sévères sur le visage crispé de la jeune femme, comme s'il cherchait à y discerner quelque chose.
Et puis soudain, il posa une main rêche sur le flanc, à la base de son sein, et pressa. Elle crut qu'il la poignardait. Elle ne parvint même pas à étrangler le hurlement dans sa gorge.
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