8 - Frappe-moi

Ils déambulèrent ensemble en silence à travers le camp qui se préparait pour la soirée. Des feux s'allumaient, des tablettes s'installaient, des jeux de dés et de cartes se tiraient, des éclats de voix résonnaient. On était loin de l'effervescence de la journée, plutôt dans une sorte de paix et de soirée d'été agréable qui s'annonçait douce et chaleureuse.

Devant elle, le capitaine marchait de son allure ample et athlétique, à grands pas décidés. Son immense épée lui barrait le dos, encliquetée dans son fourreau qui en protégeait un fil sur toute la longueur et se contentait de crochets pour retenir la lame sur l'autre, et la garde, au-dessus de son épaule, se découpait comme une croix sur les lueurs des torches et des braseros.

Liam se fixait sur cette vision. Elle avait compris quelque chose d'inquiétant dans le regard de Suly, quelque chose à l'affût dans le ton bas et vibrant du capitaine, et elle craignait de savoir où il l'emmenait, désormais...

Elle s'aperçut bien vite qu'elle se trompait. Ils dépassèrent les tentes aux fanions jaunes, ne dirigèrent pas leurs pas vers celle de Kerell. À la place, il la mena sur la route du champ d'entraînement.

Ils franchirent les barricades, passèrent devant deux gardes à la porte.

— Hé, cap'taine, tu es trop timide pour la faire crier dans ta tente, tu préfères faire ça dans les champs ? lança l'un d'eux d'un ton enjoué.

Liam se crispa, sentit son ventre se retourner brusquement. Elle baissa les yeux, contempla ses pieds. Elle sentait la bile qui montait dans sa bouche, tâcha de la ravaler. Peu à peu, son ventre se serrait comme son cœur.

Pourtant, de sous ses sourcils plissés, elle aperçut le regard noir que Kerell lança au garde. Si impérieux, si menaçant, si inquiétant, qu'elle se recroquevilla elle-même d'instinct, de peur de prendre un coup de patte. L'autre ne réagit pas plus bravement. Devant la menace silencieuse, il s'affaissa un peu, blêmit, se rapetissa aussitôt.

— Pardon, mon capitaine. Ce n'était qu'une très mauvaise blague, mon capitaine. Je recommencerai plus, mon capitaine.

Kerell gronda vaguement en réponse, puis reprit sa marche sans un regard en arrière. Elle sut qu'elle devait le suivre et, comme si elle était déjà attachée à lui par une corde passée à son cou, elle s'empressa machinalement de lui emboîter le pas. Pourtant, à mesure qu'ils avançaient, elle sentait son esprit se vider, son ventre se nouer, ses membres flageoler. Elle ne parvenait pas à faire demi-tour, pourtant. Elle ne parvenait pas à contrarier le monstre qui la guidait. Elle le suivait bêtement, presque sans y penser, son esprit se débattant dans son corps rendu docile par trop d'années de soumission et de sévices.

Finalement, il s'arrêta au milieu d'un champ à l'herbe piétinée et écrasée, près d'un arbuste ligneux et tortueux. Il souffla alors, longuement, expirant quelque chose de son énorme poitrine musculeuse. Liam le vit lever le visage vers le ciel nocturne, contempler un instant les étoiles. Sur son visage, il y avait un étrange mélange de puissance, d'autorité, de fermeté d'acier, et de sérénité. Une résolution. Comme s'il avait décidé quelque chose, qu'il s'apprêtait à accomplir, avec émotions.

Lentement, il ôta son baudrier d'armes. Il appuya religieusement son épée, droite, contre l'arbuste, comme un cérémonial longtemps préparé, puis il extirpa une paire de rouleaux de tissus d'une sacoche à sa ceinture.

— Frappe-moi.

Elle tressaillit. Le ton était bas, vibrant et sans appel. Il était calme, aussi. Ce n'était pas un ordre, pas une invitation, c'était autre chose. Quelque chose d'aussi puissant et immuable qu'un commandement divin, dont on ne pouvait de toute manière s'extraire.

Elle ne comprit pas. Lui, il ne la regardait même pas. Il avait déroulé l'un de ses rouleaux, et il commençait à bander tranquillement l'une de ses mains distordues et difformes. Elle le scruta, sans comprendre. Elle regarda autour d'elle, aussi. Il n'y avait rien. La tiédeur d'une nuit d'été, le silence de la brise dans les herbes, la pénombre piquetée d'étoiles. Et lui, dont la silhouette projetée au sol par la lumière blafarde d'une lune en demi-quartier avait vaguement l'allure d'un ours qui se prélassait devant une proie trop facile.

Il noua la première bande de tissus à sa main droite, ayant fini de l'y enrouler autour de sa paume.

— Frappe-moi, répéta-t-il toujours aussi calmement.

Elle n'en était pas capable. Plus elle le contemplait, et plus elle le savait. Il était immense, il paraissait taillé dans le roc, et elle ne pourrait pas l'approcher sans recevoir un retour immédiat qui la faucherait comme les blés sous la serpe du moissonneur. Elle ne trouva pas de réponse, alors elle le regarda, incapable de bouger. Le frapper... c'était impossible !

Les derniers tours de tissus s'achevèrent sur sa main gauche. Il noua la bande avec une attention et une concentration étonnante, comme s'il veillait à ce que ce nœud-là soit absolument parfait.

Et puis, le coup arriva. Dans le ventre. Par surprise. Des étoiles s'allumèrent dans son champ de vision. La bile monta dans sa bouche, le souffle quitta ses poumons pour ne plus y revenir. Elle se plia en deux. Elle se sentit chanceler, apercevant la silhouette immense du capitaine qui tanguait dans son champ de vision. Elle vit le sol, noir et oscillant aussi. Et puis, seulement, vint la douleur. Elle la transperça de part en part, comme si un poignard s'était planté dans son ventre et ressortait par son dos. Mais elle ne parvint même pas à crier, tant l'air avait été chassé de ses poumons. Elle ne parvint pas non plus à relever la tête.

Elle aperçut le genou. Il la percuta de plein fouet.

Le fer, le sang, la résonnance matte du crâne à ses oreilles comme s'il était fait de bronze. Tout tourbillonna. Elle sentit à peine son corps basculer, tomber dans un vide noirâtre. Elle percuta le sol. À nouveau, son souffle déjà suffoqué perdit encore de sa ressource. Sa tête parut vriller. Plus rien n'avait de sens. Il ne restait plus que la douleur, l'impuissance, le sentiment de n'être qu'un fétu de paille désarticulé et incapable.

Et puis, il y eut une masse noire dans sa vision trouble et perturbée. Une pensée, plus claire et plus tranchante, jaillit soudain du magma informe de son esprit secoué : il ferait ce qu'il veut. Tout ce qu'il veut. Elle réalisait son impuissance. Elle ne le voyait même plus assez distinctement, elle n'avait plus guère de notion de haut et de bas, elle n'éprouvait plus aucune force dans ses membres, rien que de la douleur. Elle ne pourrait pas résister. Elle ne pourrait pas se débattre, se défendre, quand bien même elle trouverait le courage – ou la folie – d'essayer. Elle lui était soumise. Elle lui était inférieure. Elle ne s'apercevrait même pas qu'il lui écarterait les cuisses, et puis...

« FRAPPE-MOI ! »

De la haine. De la colère. Une puissance insondable. Un ordre impérieux, implacable. Voilà ce qu'il y avait,  dans ce hurlement de rage qu'il venait de pousser comme une bête féroce. Ce cri résonna en Liam.

Tout à coup, sa vision se fit plus nette, son souffle pénétra de nouveau par toutes petite goulées saccadées dans ses poumons, elle retrouva l'appui du sol dans son dos. Et Kerell, au-dessus d'elle, la scrutait avec le visage imprégné d'une colère sourde, menaçante, terrifiante. L'ours grondait et montrait les crocs.

Pourtant, elle ne parvenait même plus à clore totalement un poing. Autour de lui, tout était encore flou et chancelant. Elle ne parvenait plus à bouger. Elle n'était pas capable de lui obéir. Elle ne pouvait rien faire. Elle était fichue.

Un nouveau coup. Dans les cotes. L'air disparut de nouveau. La douleur la transperça comme une nouvelle pointe, rayonna dans son flanc. Elle le sentit à peine s'emparer d'elle, la rejeter violemment sur le dos. Elle le sentit à peine lui écarter les jambes sans ménagement, aussi. Elle le vit se vouter sur elle, elle sentit son poids contre son ventre, la fermeté d'acier de ses poings qui entravaient désormais ses bras, la masse de fer qu'il représentait. Elle était défaite. Il n'avait qu'à la dévêtir, arracher les habits d'homme dont elle était ridiculement affublée.

« Bats-toi ou je te prends ici et sur le champ, femme ! Bats-toi ou je te prends jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à prendre ! Bats-toi ! BATS-TOI ! »

Elle cligna à peine des yeux. Ils s'embuèrent de larmes. Elle connaissait déjà la suite des événements.

Elle sentit tout son corps se relâcher soudain. Les douleurs s'étouffèrent, comme enfouies sous un édredon de plumes. Ses muscles crispés et tendus perdirent leur nervosité. Elle vit le ciel, elle vit les étoiles. Elle ne pensa plus à rien.

Et puis, elle le sentit attraper son crâne comme on prend un œuf dans son poing immense. Elle le vit, plus qu'elle ne l'éprouva réellement, l'écraser par terre d'un coup sec. Enfin, elle ne vit plus rien d'autre que les ténèbres.

**

Kerell soupira, la relâcha. Elle avait perdu connaissance.

Il se redressa, frictionna son visage.

« Hé merde. Suly va m'en vouloir... »

Il releva le regard vers le ciel nocturne. Vers le calme, le silence, la douceur de la nuit. Il respira un instant les senteurs de l'été, de l'herbe piétinée, de la terre qui rayonnait de chaleur, des blés presque mûrs qui crissaient tranquillement dans la brise. Il écouta les grillons, le chant lointain de la rivière paisible et large qui froissait à peine les galets de ses berges.

Et puis il baissa les yeux de nouveau sur le corps étalé par terre. Il fit une grimace peu engageante. Il se pencha, l'attrapa, la hissa sur ses épaules ; puis il revint vers l'arbuste, reprit son épée à la main, et s'en fut en direction du camp.

« Hé bin, cap'taine, t'as fait ça vite et bien, dis donc ! » lui lança sinistrement Mervin en le voyant revenir, chargé du corps de la jeune femme.

Kerell ne prit même pas la peine de répondre. Parvenu à la hauteur du garde, il ajusta sa prise sur son épée, frappa. Il en enfonça le pommeau dans l'abdomen du soldat, qui se plia en deux de douleur sous le coup. L'autre ricana, tant nerveusement que de satisfaction, et Kerell décida de ne lui prêter aucune attention.

Il franchit la porte sans un regard en arrière, la prostituée toujours inconsciente sur ses épaules.

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