7 - Le dîner
— Petite Souris ?
Liam sursauta, s'empressa d'essuyer les larmes qui embuaient sa vision. Un homme achevait son ascension de la butte, lourdement chargé. Elle le reconnut aussitôt : Suly. L'intendant.
Elle se remit brusquement sur ses pieds, surprise par la venue de cet homme. Il lui sourit, désigna la caisse de bois qu'il portait en bandoulière :
— Besoin d'un coup de pouce ?
Elle hésita. Qu'allait-elle devoir offrir, en échange ?
Il dut percevoir son désarroi, parce qu'il affecta aussitôt un air bienveillant et attentionné, qui lui donna presque envie de se blottir dans les bras de cet étranger.
— On ne dira rien à ce rustre de Kerell, promis. Mais monter une tente, ça ne se fait pas comme ça... tu vas avoir besoin d'aide. Je me suis douté qu'il ne t'en apporterait pas de lui-même, alors je suis venu !
— Pourquoi... feriez-vous ça ?
Il écarta les bras en signe d'évidence :
— Parce que c'est à ça que sert l'intendance, répondit-il avec aplomb. À rendre service.
Elle fit la moue, frotta ses yeux, regarda de droite et de gauche autour d'elle. Il n'y avait personne d'autre. Juste lui, elle, et un soleil de plomb qui s'attardait dans le ciel de l'après-midi.
Elle se mordit la lèvre. Elle était nouvelle, elle comprenait que cet univers ne lui serait pas favorable, et pourtant, un inconnu venait lui offrir généreusement un coup de main à l'insu de tous, et particulièrement à l'insu de son chef. Elle craignait de savoir la suite des événements...
Pourtant, il ne la laissa pas réfléchir plus longtemps. Il vint à sa hauteur, s'accroupit sur les piquets posés par terre, et parut d'ores et déjà se mettre à l'ouvrage. Il déroula une ficelle, la posa dans l'herbe, planta des clous, prit des mesures. Il s'affaira seul ainsi un moment, sous le regard hésitant de la jeune femme qui ne parvenait pas à déterminer si elle devait le laisser faire et lui être redevable, ou le renvoyer mais dormir à la belle étoile.
Bien vite, il la mit à l'ouvrage. Il lui distribua des pointes de fer pliées à leur sommet pour accueillir un pieu, lui indiqua où les positionner, et s'empara d'une lourde masse dans sa boîte à outils.
Ensemble, ils plantèrent les pointes dans la terre dure et dense, installèrent piquets et toiles, tendirent des cordelettes, nouèrent des aiguillettes... ils s'affairèrent toute l'après-midi durant, suants et souffrant de la chaleur, mais, avant le crépuscule, Liam disposait d'un toit.
Assez haute pour se tenir debout, assez vaste pour vivoter dessous quelque temps, elle semblait robuste et propre. La toile était teintée de bleu sombre sur le dessus, capable de projeter une ombre intense lorsque le soleil était au zénith, et demeurait couleur lin sur les côtés, laissant passer la lumière.
— Bien, approuva Suly alors qu'elle achevait de disposer ses couvertures sur sa paillasse, il va te falloir quelques meubles, et aussi quelques cierges et chandelles, et d'autres tapis pour le sol. Mais nous aurons tout le temps de finir de t'installer convenablement. Pour l'heure, tu as un toit et un lit pour la nuit, loin des autres, et ça, ce n'est pas négligeable !
Elle lui lança un regard interrogateur. Que voulait-il dire, par « loin des autres » ?
— Allez, change-toi, puis allons dîner. Ren déteste les retardataires !
Elle revêtit les habits d'homme que Suly et Riko lui avaient fournis, et se sentit ridicule. Les chausses trop grandes flottaient à sa taille et elle dut boucler une ceinture au premier trou pour espérer les retenir un peu, la tunique matelassée qu'elle enfila par-dessus sa chainse la comprimait à la poitrine mais débordait de ses épaules, et il manquait une bonne pincée de paille au fond de ses bottes pour y caler un peu ses pieds.
Suly la détailla de pied en cap quand elle ressortit de sa tente ainsi vêtue, eut une moue de désapprobation.
— Hé bien ! Il va falloir qu'on te trouve des vêtements plus à ta taille, Petite Souris ! Enfin, ça fera l'affaire pour le moment. On passera voir Riko après le dîner. Viens !
Ils redescendirent ensemble de la petite colline, se mêlèrent à la foule du camp.
— La troupe compte mille cinq cents hommes, lui expliqua Suly tout en marchant. Tous sous le commandement du général Rufus. Sous ses ordres, les trois capitaines se partagent chacun un tiers de l'ensemble. Cinq cents hommes pour Milo le Hardi, pour Sylv du Bois des Dames, et pour Kerell aux Poings d'Acier, chacun. Milo commande la division des piquiers et des double-soldes, Sylv commande les archers et les fantassins rapides, Kerell commande la cavalerie. Le camp est divisé en couleurs, aux couleurs des trois capitaines. En ce qui te concerne, vise les fanions jaunes ! C'est la partie du camp sous les ordres de Kerell. Évite de t'en éloigner, si tu veux un bon conseil. Tant que tu es entre les fanions jaunes, tu es sous sa protection. En dehors, tu n'es plus rien...
Elle frémit, chercha machinalement un repère jaune quelque part.
— La rivière borde le camp au nord, mais tu dois la voir depuis la butte où tu es installée. Tu peux aller y prendre de l'eau pour boire, mais je te conseille d'aller en amont des fosses d'aisance... mille cinq cents hommes qui se soulagent tous au même endroit, crois-moi, ça empoisonne les rivières...
Liam déglutit à l'idée répugnante.
— Je ne te montre pas où elles sont, d'ailleurs. Tu les trouveras bien assez tôt à l'odeur. Cela dit, étant donné ton... état, je te conseillerais de les éviter, elles aussi. Derrière ta butte, il y a un sous-bois, et la palissade du camp ne le clôture pas à cet endroit-là. Tu ferais mieux de t'y rendre pour y faire tes besoins tranquillement, à l'abri des regards.
Il lui adressa un clin d'œil, et elle se souvint avoir aperçu le sous-bois dont il parlait, qui étendait ses frondaisons à seulement quelques toises de sa tente, sur le plateau qui s'étalait au sommet de sa compression.
— Quant au plus important... et bien on y va, justement. Les cuisines. Tu vas voir !
Il pressa soudain le pas, les mêlant à une foule qui convergeait vers une immense tente commune. Dessous, s'alignaient des dizaines de tables longues, de bancs, de billots, de tabourets. Les hommes s'y assemblaient déjà, s'asseyant derrière des miches de pain rassis évidées qui servaient de tranchoirs et des gobelets de corne ou de bois.
— C'est le forum, lui enseigna Suly en la dirigeant vers une table. C'est ici qu'on mange, qu'on boit, et qu'on se rassemble. Les repas sont aux horaires du soleil : le petit déjeuner est à l'aube, le déjeuner au zénith, le dîner au crépuscule. Et crois-moi, mieux vaut ne pas être en retard...
Il prit place sur un banc, devant un tranchoir de pain dur et un gobelet de corne, et il invita Liam à s'assoir près de lui. Elle obéit sans un mot, sentant sur elle de nombreux regards scrutateurs. Elle ne se sentait pas à sa place, ici. Alors elle demeura silencieuse et conserva les yeux rivés sur le fond de son tranchoir desséché, afin de ne pas croiser de regard trop insistant.
Elle perçut des ombres, des formes, comme les hommes venaient remplir peu à peu les places vides à la table autour d'elle, mais elle n'y prêta pas garde. Elle sut que l'un d'entre eux s'asseyait juste à côté d'elle, mais elle ne releva pas la tête tout de suite.
— Alors, les nouvelles du nord sont bonnes ? lança Suly à l'attention d'un nouveau-venu.
— Mmh. Pas trop mauvaises. Mais ce n'est pas demain qu'on aura un travail...
Liam tressaillit. La voix, grave et puissante, résonnait à sa gauche. Et elle la connaissait déjà. Elle releva un regard inquiet.
Kerell. Le capitaine était l'homme qui s'était assis à côté d'elle, et à qui Suly faisait maintenant la conversation.
Bientôt, un homme bedonnant, aux cheveux couleur feu et à la barbe abondante, passa avec une énorme marmite à la main, servant des louches de bouillie dans les tranchoirs. Il parvint derrière elle et grommela :
— Ah, c'est donc toi, la catin favorite de Poings d'Aciers ? T'as rien à faire ici. Le camp des prostituées, il est pas là.
Elle s'apprêtait à protester mais l'homme lui servit tout de même une louche de bouillie, avant de servir Kerell et Suly. Alors, elle contempla sa miche de pain creuse. Elle avait moitié moins que les autres hommes assis autour d'elle, et c'était loin d'être suffisant pour sustenter sa faim. Elle releva la tête vers le cuisinier :
— C'est tout ? se lamenta-t-elle devant sa ration si maigre.
— T'es la moitié d'un homme, t'as la moitié d'une ration, rétorqua-t-il avant de s'éloigner.
Elle eut une subite envie de pleurer. Elle était mal à l'aise, elle se sentait seule, était traitée par tous comme une moins-que-rien, et n'avait pas même le droit de manger à sa faim. Décidément, elle n'aurait jamais dû venir ici. Peut-être qu'elle aurait pu trouver mieux, pour démarrer une nouvelle vie. Mieux que ça.
Elle sentit un regard insistant sur elle, et releva la tête. Suly la contemplait avec compassion, et le voir ainsi lui réchauffa malgré tout le cœur.
Soudain, sans raison, Kerell attrapa le tranchoir de la jeune femme. Elle vit sa maigre pitance s'éloigner, et elle sursauta. À l'aide de ses doigts biscornus et d'un coutelas, il amassa une petite quantité de sa propre bouillie, qu'il jeta brusquement dans la miche de pain de Liam, avant de la reposer sans ménagements devant elle. Elle ne comprenait pas. Venait-il de sacrifier une partie de sa ration pour elle ? Lui ? Le capitaine ?
Elle le dévisagea, ébahie, mais il ne lui adressa pas même un regard, et se mit à engloutir sa propre ration comme s'il était pressé d'en finir, de ses mains à demi closes en poings. Alors elle jeta un regard à Suly, qui paraissait tout aussi abasourdi qu'elle.
Comme tout le monde attaquait son repas, elle fit de même et porta une poignée de bouillie à sa bouche à l'aide de ses doigts. Elle avait faim, l'effort et l'émotion de l'après-midi l'avaient vidée, et un bon repas serait salvateur.
Pourtant, sitôt eut-elle pris la première bouchée, qu'elle eut envie de la recracher. La chose était immonde. Apre et acide, forte à vous écraser les papilles, et même la texture visqueuse et granuleuse lui donnait des frissons de dégoût.
Elle tâcha de dissimuler son haut le cœur, prit un instant pour déglutir. Elle n'avait jamais rien goûté d'aussi affreux... mais Kerell, lui, paraissait engloutir sa ration à une vitesse folle. Il l'acheva alors qu'elle n'était parvenue à avaler que quelques bouchées avec difficulté. Il la toisa avec sévérité, lui dardant un regard impérieux :
— Dépêche-toi de manger, femme. T'as pas toute la soirée.
Et puis il se leva et s'en fut. Elle le regarda s'éloigner, sa haute stature se découpant parmi les silhouettes encore assises dans la salle. Elle se retourna vers Suly, qui lui fit un sourire encourageant :
— Fais ce qu'il dit, dépêche-toi. Le capitaine vient de te donner une partie de sa ration, alors t'as intérêt de l'engloutir !
Elle ne répondit rien et tenta de faire honneur à son plat, sans grand succès...
— Tiens, lui offrit Suly en lui tendant un maigre morceau de lard, mange donc avec ça, ce sera meilleur.
Elle eut envie de l'embrasser, tellement elle lui en fut reconnaissante.
Leur collation achevée, Suly et elle se levèrent et quittèrent la tablée. Ils sortirent du vaste chapiteau de toile qui servait de forum et de salle à manger, et elle fut saisie par la nuit, l'obscurité tiède de l'été, le calme.
— Je l'emmène, Suly, annonça alors la même voix grave.
Elle sursauta et se retourna, pour distinguer la silhouette massive du capitaine, masquée dans l'ombre derrière la toile du chapiteau.
— Ah, bin si tu l'emmènes, alors, accepta doucement l'intendant. Essaie de pas y aller trop fort avec elle dès le premier soir, hein, Poings d'Aciers !
Elle déglutit avec peine, capta le regard étrange que Suly lui adressa, et le vit s'éloigner à son tour, la laissant seule avec le monstre...
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