5 - L'Intendant
Bientôt, Liam se retrouva ridiculement chargée. Les bras pleins de cottes de mailles, de vêtements matelassés, de bottes, d'un casque... c'était lourd, c'était encombrant, et elle ne parvenait plus à tout maintenir correctement rassemblé contre elle.
Pourtant, le capitaine parut satisfait, lui. Il fixa Riko, qui se massait laborieusement le front en affichant une mine ouvertement revêche.
— Une dernière chose, nabot. Où je peux trouver Suly ?
— Bah, c'est l'heure de la sieste ! répondit l'autre avec évidence.
Kerell émit un grognement de compréhension, et n'insista pas. Sans un mot, il se détourna et fit mine de quitter la cahutte. Liam voulut le suivre ; sans pouvoir tenir ses jupes, elle s'entrava les chevilles, perdit l'équilibre. Elle le rattrapa tant bien que mal, mais un gantelet chuta de l'empilement précaire que formaient ses bras. Les plaques de fer résonnèrent lugubrement en heurtant le sol.
Ce fut ce qui arrêta Kerell. Lorsqu'il se retourna, elle ne vit qu'un regard noir, menaçant et impatient dans ses prunelles ambre. De nouveau, elle eut envie de se recroqueviller. De se faire toute petite. De disparaître.
Il revint sur ses pas à grandes enjambées. Elle se crispa. Elle sentait venir le coup.
Il se contenta, pourtant, d'attraper un sac de jute qui gisait non loin, plein de bric-à-brac, de ceintures, de clous, d'éperons. Il le retourna, le vida sans ménagement sur le sol de terre battue, sous le regard horrifié de Riko, et il le tendit brusquement à la jeune femme.
Elle se trouva sotte. Les bras ainsi chargés, elle était incapable de seulement attraper le sac.
— Que... qu'est-ce que je suis supposée en faire ? gémit-elle. J'ai que deux mains !
Il fronça le mufle, dans un rictus menaçant.
— Oui, t'as que deux mains, mais t'as une tête ! gronda-t-il sourdement. Alors sers-t-en !
Elle tressaillit, contempla le sac vide... et comprit.
Il était reparti avant qu'elle ait pu finir de fourrer tout son barda dans la toile. De nouveau, elle dut trottiner pour le rattraper, chargée comme une mule d'un bât de ferraille jeté sur son épaule.
Il la mena loin des cabanes, longeant le mur d'enceinte. Ils sortirent par l'une des portes, empruntèrent un chemin qui tirait droit vers des champs en contrebas qu'elle n'avait pas encore remarqués. Des champs fauchés, ras, et animés de dizaines d'hommes.
En s'approchant, Liam réalisa qu'ils avaient été transformés en champs d'entraînement. D'un côté de la route, des lices avaient été érigées, parfois équipées de mannequins de bois et de paille, et des hommes y travaillaient à cheval. De l'autre, d'autres mannequins par endroits, des cibles de tir à l'arc, ou simplement des lignes d'hommes en rangs d'oignons qui travaillaient à l'épée ou au corps à corps. Voilà à quoi ressemblait vraiment l'entraînement de soldats...
Elle se sentit ridicule, à avoir cru un moment que tournicoter en tous sens en fauchant des branches à l'épée pouvait suffire. Il n'en était rien. Elle le comprenait maintenant. Trop tardivement, mais elle comprenait.
Pourtant, Kerell ne la mena pas exactement vers l'un de ces espaces, mais un peu plus loin. Ils quittèrent la route, bifurquèrent vers un talus qui se dressait en surplombant les champs, au sommet duquel dansait indolemment un petit bosquet ombragé.
Il escalada la butte sans même ralentir son allure, et elle fut à la peine pour le suivre. Il la mena en direction de la lisière du bosquet, surplombant ainsi les zones d'entrainement. Là, Liam discerna la silhouette d'un homme allongé sur le dos, à l'ombre des arbres. Kerell vint au-dessus de lui, le fixa un moment du regard, puis il lui assena un brusque coup de pied dans les côtes. L'homme s'éveilla en sursaut et bondit sur ses pieds :
— Kerell ! Bon sang de saleté ! Tu fais mal, nom d'un chien ! Tu aurais pu te contenter de me dire de me lever, je me serais réveillé !
— Debout.
— Ouais, comme ça, mais tu aurais pu le faire AVANT de me frapper ! Maintenant ça ne sert plus à rien, je suis réveillé...
— À la bonne heure... Tu dois t'occuper de l'intendance, Suly, pas faire la sieste au soleil.
— Oh, ça va, qu'est-ce qu'elle me veut, l'intendance, encore, hein ? Ranger pour la quatrième fois les tas de bois déjà impeccablement alignés ?
— Tu es en service, soldat. Tu n'es pas là pour faire la sieste !
— Et que veux-tu qu'il se produise de fâcheux, à l'intendance, pendant ma sieste, hein ? Qu'on vienne nous dérober trois bassines de paille défraichie, deux couvertures moisies et un seau de cierges tordus, peut-être ?
— Ou que ton capitaine ait besoin de tes services, riposta Kerell sombrement.
— Ouais, ou ça. Faudrait qu'il soit sacrément con, pour avoir besoin de moi juste à l'heure de la sieste alors qu'il a tout le reste de la journée pour venir me tanner le cuir...
— Ou qu'il ait envie de te le tanner à coup de godasses pendant que tu fais les tire-au-flanc.
Le dénommé Suly répondit d'un large sourire radieux, tout en massant ses côtes endolories. Il finit par se lever, épousseta ses vêtements, aperçut Liam mais ne lui prêta guère attention.
— Ça va, ça va... soupira-t-il avec bonne humeur. Que puis-je pour toi, cap'taine ?
— J'ai besoin d'une tente.
— Pourquoi, la tienne ne t'plait plus ?
— Pas pour moi.
Cette fois, Suly comprit. Il posa ses yeux perçants et malicieux sur la jeune femme, parut la détailler de pied en cap. Il remarqua l'épée qu'elle portait au flanc, et son sourire s'élargit :
— C'est pour la donzelle ?
Le capitaine hocha la tête.
— Pourquoi, elle ne dort pas sous la tienne ? le taquina Suly.
Kerell ne répondit pas.
— Bin v'là autre chose, s'amusa encore l'autre. Mon ami, tu es venu voir la bonne personne, et je ne t'en veux même pas de m'avoir tiré de ma torpeur sacrée pour ça ! C'est bien à ça que sert l'intendance : toujours là pour rendre service ! Je veux bien lui faire de la place dans la mienne, pour aider !
— Mmh. Surtout là pour rendre service à ta queue, hein Suly ?
Le sourire de ce dernier devint radieux :
— Je suis prêt à me sacrifier, mon cap'taine !
Contre toute attente, le rustre Kerell afficha un sourire, franc et amusé, qui illumina pour la première fois sa trogne burinée et austère. Liam fut prise de court. Ce monstre grondant semblait si fermé, si autoritaire, si violent, qu'elle ne s'imaginait pas un seul instant le voir sourire. Il avait tabassé sans ménagement le précédent à avoir réclamé Liam pour lui-même, mais il souriait maintenant avec bienveillance à l'homme qu'il avait réveillé à coups de pied dans les côtes, pour une plaisanterie du même acabit.
Alors, elle comprit : ils étaient amis.
— Je sais, Suly, ton sens du sacrifice n'a d'égal que ton courage et ton goût pour les belles femmes, hein ?
L'autre se prétendit heurté :
— Hé, ce n'est pas moi que l'on surnomme Cent Maîtresses, figure-toi ! Il faut ce qu'il faut, hein !
Cette fois, Kerell pouffa franchement, asséna une tape amicale à Suly.
— Et puis d'ailleurs, reprit ce dernier en scrutant Liam avec insistance, en parlant de goût pour les belles femmes, ne prétends pas que celle-ci n'est pas au tien, je n'y croirais pas. Elle a tout pour te plaire, mon ami ! Regarde-la, on dirait une petite souris entre les pattes d'un ours ! Elle ne te plaît pas ?
— Si, admit le capitaine sans même s'en cacher. Et alors ?
— Alors, pourquoi diable as-tu besoin de mes services ? Ta tente est bien assez large pour vous deux, que je sache !
Kerell lâcha un soupir agacé, qui tenait presque du grondement menaçant.
— Je ne t'ai pas demandé ton avis, Suly. Je t'ai demandé une tente pour elle.
L'autre se pencha vers Liam pour mieux la détailler, frottant pensivement son menton glabre entre deux doigts fins. Il parut réfléchir un moment, se contentant de la scruter.
C'était un homme mince, élancé, au regard pétillant, guère plus grand qu'elle mais autrement plus musclé. Il était vêtu avec une certaine élégance sobre, plus élaborée que celle du capitaine. Les aurait-elle rencontrés dans un autre ordre, c'est lui qu'elle aurait pris pour le commandant. Son regard brillant d'intelligence, son allure du mauvais coup en préparation, son vêtu propre et soigné, criait en lui un homme d'une certaine stature, dans la troupe. Pas étonnant qu'il soit ami avec l'un des plus célèbres chefs de guerre de la région...
— MAINTENANT ! s'énerva ce dernier devant l'inaction pensive de son subalterne.
Liam sursauta à l'ordre claqué dans l'air, mais Suly ne parut pas s'en émouvoir. Il soupira de plus belle, se redressa de mauvaise grâce et se mit en marche.
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