4 - Pour une armure et un cheval




À peine eurent-ils fait quelques pas hors de la tente du général que de nouveau, les rires gras et les remarques grivoises plurent sur elle comme autant de flèches. Elle baissa la tête, serra les dents, et se tut. Elle ne pouvait pas lutter contre le campement tout entier. Alors elle se contenta de suivre en silence le capitaine, qui marchait d'un pas dégagé, avec d'immenses foulées amples et rapides.

« Hé ma belle ! Te perds pas entre les tentes surtout ! Sinon, moi je vais me perdre en toi ! » lança un homme.

« Hé, tu sais où dormir, ce soir, la ribaude ? Parce que j'ai une couche toute prête qui attend plus qu'toi pour venir la chauffer ! »

« Oh ! La catin ! T'as d'la chance, d'être tombée sur l'capitaine ! Il parait qu'il est monté comme un taureau ! Il va t'casser les jambes, et avec lui, tu vas voir c'que c'est, qu'un homme ! Et après, bin, nous, on va t'montrer comment on fait pour s'montrer dignes de lui ! »

Elle serra les dents, mais durant un instant, elle eut une furieuse envie de leur sauter à la gorge, et de les tuer. De tous les tuer. De se baigner dans leur sang. De les regarder ramper à ses pieds, eux qui avaient cru pouvoir la faire ramper dans leurs lits.

Et puis, un homme vint à la hauteur du capitaine, avec deux acolytes derrière lui :

— Mon capitaine, elle est à vous, cette fille ?

Tout à coup, le capitaine arrêta ses pas, et fixa l'individu.

— On s'demandait, mon capitaine, reprit le soldat, si les copains et moi on pouvait pas... disons... vous savez, on fête la naissance de mon petit, j'ai reçu un messager ce matin de Marielle, qui me dit qu'il est né, et on se disait, bin... une nouvelle fille, pour fêter ça... enfin, après vous, bien sûr ! On voudrait pas vous l'enlever du lit. Mais plus tard ce soir, ou...

Il y eut un regard noir. Un silence. Le soldat comprit sa maladresse. Le mufle fripé de Kerell aux Poings d'Acier lui fit comprendre qu'il n'était pas à sa place. Un moment, l'homme se figea, bouche bée et scrutant Liam avec un désir non feint.

L'instant suivant, un poing fendit l'air, heurta sa face avec la violence d'un pavé. L'homme chancela sous le coup. Et puis, une main large comme une patte d'ours l'attrapa en travers du visage. Il le repoussa, enserrant son crâne, jusqu'au piquet d'une tente. Il l'y plaqua, avec la puissance écrasante d'un mur de pierre. La tente vacilla, chancela, mais tint bon.

Alors, le capitaine assena un coup au front. La tête heurta le piquet de bois à l'arrière du crâne, rebondit, et tout le corps de l'homme s'affaissa. Il était sonné. Abasourdi. Un mince filet de sang glissa le long de sa nuque.

Ce fut là, que le capitaine le lâcha. Il s'épousseta les mains comme s'il venait de faire du propre dans son armoire personnelle. Et puis il fit demi-tour. Liam le vit revenir vers elle, avec un pas détaché et toujours aussi ample et puissant. Il avait l'air d'un conquérant. D'un victorieux. D'un empereur.

Il lui fit signe du menton de le suivre, avant de reprendre sa marche rapide. Elle se pressa pour lui emboiter le pas.

Et elle réalisa. Malgré tous les regards insistants toujours posés sur elle, il n'y avait plus un rire, plus une remarque, plus une seule menace de viol... plus rien. Le capitaine avait frappé cet homme qui s'était cru assez hardi pour la demander pour lui, et désormais, plus personne n'osait élever la voix sur elle.

Ils quittèrent l'alignement des tentes rondes et parvinrent au milieu de plusieurs cabanes sommaires construites en bois. Le capitaine frappa à la porte de l'une d'entre elles, et un homme rustaud finit par venir leur ouvrir.

— Cap'taine Kerell, salua l'homme de la cabane en les introduisant tous les deux. Qu'est-ce que j'peux pour toi ?

— Faut lui trouver un cheval, répondit-il en désignant Liam du menton.

L'individu la scruta d'un air ébahi :

— À elle ? demanda-t-il, étonné.

— Oui, à elle. Tu vois quelqu'un d'autre ici ?

— Mais enfin, capitaine ! On file pas des chevaux à toutes les catins qui suivent le camp !

— Je t'ai demandé ton avis ? Je t'ai dit de lui trouver un cheval. Pas de me dire comment traiter mes catins.

— Oh, bon, bon, d'accord... mais enfin, qu'est-ce que tu vas faire avec cette fille, Kerell ? Tu veux qu'elle te suive ? Si c'est ça, on la mettra dans les chariots le moment venu, et voilà...

— Je viens de te dire que c'est pas à toi de me dire comment je dois traiter mes ribaudes. Allez, trouve-lui un cheval, et plus vite que ça !

— Bien, bien... bon, bin, suivez-moi, alors.

Et il sortit par l'autre côté de la cabane, qui n'était en fait qu'une sellerie, ouverte d'un côté. Un pan de toit venait couvrir une mangeoire sommaire faite de branchages qui retenaient de la paille et du foin, et certains chevaux y étaient attachés par des longes de corde, tandis que d'autres s'ébrouaient dans des enclos faits là encore de branches et de bois de la forêt avoisinante. L'individu mena Liam et Kerell vers l'une de ces bêtes, un bai sombre massif, au poitrail et aux flancs larges et épais, aux membres puissants, et à l'encolure énorme. Un puissant cheval de bataille.

— Y a celui-ci, dont le cavalier est mort il y a trois semaines, indiqua le palefrenier au capitaine.

— C'était le cheval de Loks ? réalisa Kerell.

— Oui.

— Bon. Très bien. Cette bête n'a pas vu de sang. Il fera l'affaire. Il a sa selle et sa bride ?

— Bin oui, mais... c'est une selle de bataille. Pas faite pour les dames qui montent pas comme nous autres...

— Ça fera l'affaire, j'ai dit. Amène donc la selle et la bride.

L'autre s'éclipsa et revint un instant plus tard, chargé d'un harnais, d'un tapis de selle, d'une lourde selle de guerre, et d'une bride. Il déposa le tout sur le sol, à l'abri du toit de la cabane.

— Parfait. Maintenant, c'est à elle.

Elle scruta tour à tour le cheval, le harnais, et le capitaine, qui se tourna vers elle et lui adressa un étrange regard. Et puis il fit demi-tour, passa de nouveau devant elle en l'ignorant superbement, et repartit.

Le capitaine la mena ensuite à la cabane suivante, où il frappa là aussi. Nul ne répondit. Kerell frappa de nouveau, et, sans afficher la moindre expression, finit par abandonner. Il se détourna de la cahutte, reprit sa marche en direction d'une autre construction.

Là encore, il n'eut pas de réponse lorsqu'il frappa. Pourtant, cette fois, il soupira, recula d'un pas, tira son épée. Il l'empoigna par la lame, près de la pointe, et il l'abattit violemment contre la porte, la heurtant du pommeau de l'arme. Le choc fut si violent que l'épée aurait pu être une masse d'arme. La porte s'ébranla sur ses gonds, le coup résonna dans l'air avec la violence d'un coup de hache abattant un arbre.

Kerell rengaina alors, puis contempla les paumes de ses mains comme s'il y cherchait intensivement quelque chose. La porte s'ouvrit bien vite sur un petit homme dodu et rougeaud, qui les dévisagea sans la moindre once de surprise malgré la violence du coup que le capitaine avait porté à sa cabane.

— Cap'taine Kerell, salua-t-il avec une voix engoncée et mâchonnée.

Le commandant lui adressa un simple signe de tête, le repoussa de l'entrée sans ménagement pour se faufiler dans l'abri sans y être convié. Liam hésita. Pourtant, le petit homme ne parut pas vraiment surpris du comportement du rustre, et ne protesta même pas. Il le suivit, même, et, seule à la porte, elle finit par faire de même.

Elle découvrit une rangée d'étagères pleines à craquer, hautes jusqu'au plafond, chargées de cottes de mailles, de tuniques matelassées, d'armes et de ceinturons, harnais, bottes et casques en tout genre.

Kerell sembla balayer les rangements d'un regard songeur un instant, jusqu'à ce que le petit homme vienne se tenir devant lui. Alors, il le toisa d'un regard impérieux :

— Il lui faut une armure, annonça-t-il seulement en désignant Liam d'un vague mouvement du menton.

L'autre pouffa de rire. Kerell n'esquissa même pas une ombre de sourire.

— Une armure ? T'es frappé, Poings d'Acier ! Qu'est-ce que tu veux qu'elle foute d'une armure ? Tu l'as vue ? C'est une jolie ribaude, et mignonne, avec tout ça ! J'sais pas ce que tu fais au pieu mais moi, les filles comme elle, j'm'amuse pas à les habiller, c'est même plutôt l'contraire !

— C'est un ordre, Riko.

L'autre parut ne pas l'entendre. Il fixait Liam avec un air lubrique qui la mit mal à l'aise.

— Mais j'dois pouvoir lui trouver un jolis harnais de cuir pour t'faire plaisir, si y'a qu'ça ! À une condition : j'ai l'droit d'essayer après ! C'est pas juste qu'il y en ait toujours que pour toi, Cent Maîtresses !

Kerell ne broncha pas. Liam, en revanche, sentit ses entrailles se glacer. L'autre se frottait déjà des mains poisseuses et potelées, comme si l'affaire était entendue. Calmement, le capitaine tendit l'une de ses poignes défoncées, attrapa le collet de l'individu avec le même détachement que s'il s'était agi d'un sac de grain. Il le souleva presque et, avec une froideur terrifiante, il répéta calmement et distinctement :

— Riko, il lui faut une armure, c'est un ordre. Tu lui en trouves une, immédiatement.

L'autre s'accrocha à la pogne de ses deux mains, adressa un regard assassin au capitaine :

— Je refuse, répondit-il avec aplomb. J'donne pas d'armure aux dames, moi ! J'suis pas un d'ces types !

— Et moi je donne les coups de poings aux hommes comme toi qui me désobéissent, Riko. Quand je donne un ordre, je n'aime pas le répéter. Et ma patience arrive très vite à sa limite.

Il le relâcha aussitôt, le repoussant en arrière avec négligence. L'autre eut quelques pas de recul pour rétablir son équilibre, mais il rajusta et lissa sa chainse et sa cotte, ses manches, avant de planter de nouveau son regard dans celui de Kerell :

— Cogne-moi tout ton soûl, Ours Grondant, je n'en démordrai pas : je ne donne pas d'arme ni d'amure à une dame !

Kerell répondit à l'invitation. Ses deux mains géantes attrapèrent aussitôt le petit homme par les épaules, le repoussèrent violemment contre les rangées d'étagères en le retournant. Il les heurta de plein fouet, les faisant grincer et cliqueter tout leur contenu. Le capitaine l'y entrava en calant son avant-bras dans ses omoplates et, de son autre main, il assena un petit coup vif dans l'arrière de sa tête.

Comme pour Liam contre le tronc d'arbre à peine plus tôt, le front du dénommé Riko ricocha et se cogna violemment contre le bois de l'étagère.

Kerell n'insista pas et retourna alors le petit homme, qui battait des cils comme pour recouvrer ses esprits. Alors, le capitaine répéta distinctement :

— Armure. Pour elle. Tout de suite !

L'autre se massa le front, fit la moue, soupira, se soustrayant à l'étreinte de l'ours, et se mit à la tâche de mauvaise grâce.

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