3 - Le général


Elle aperçut son regard. Un éclat de sang, de mort, de meurtre, dans ses yeux sombres. Et puis, épinglée par ces prunelles, elle ne vit rien d'autre. Elle ne vit pas la poigne qui s'empara d'elle, ni l'épée qui glissa sous sa gorge. La prochaine chose qu'elle vit, ce fut tout le paysage qui tournait, l'arbre devant elle. Elle le heurta de nouveau, de face, cette fois.

Son souffle s'envola de nouveau, écrasé par le choc sur son thorax. Son menton accrocha l'écorce rugueuse, s'y érafla vivement.

Lorsqu'elle parvint à reprendre une inspiration, elle était immobilisée de nouveau. Ses deux mains, par un coup du sort qu'elle n'avait pas compris, étaient enserrées dans son dos par une pince à la solidité du fer. La lame d'une épée enfonçait la peau de son cou, glissée entre elle et le tronc d'arbre. Un seul geste de sa part, et il lui sectionnait simplement la gorge.

Derrière elle, elle avait l'impression qu'un mur s'était dressé. Elle le sentait, son énorme corps massif et inébranlable, qui la retenait entravée et immobile. Elle comprit ce qu'il pouvait faire d'elle, désormais. Ce qu'il pouvait obtenir. Et qu'elle ne pourrait rien pour l'en empêcher. Rien du tout.

Elle sentit les larmes monter à ses yeux, la bile se concentrer dans sa gorge, son ventre se révulser.

— Je veux... devenir l'un de vous... murmura-t-elle dans un ultime soubresaut.

La lame disparut. Une goulée d'air s'engouffra dans sa gorge. Elle entendit le cliquetis métallique de l'arme qu'il raccrochait dans son harnais, se libérant une main. L'instant d'après, cette même main lui heurta l'arrière de la tête. Elle rebondit. Son front cogna brutalement le tronc d'arbre.

Une autre décharge résonna dans son crâne. Le même goût de fer revint dans sa bouche. Soutenu d'un autre : le goût de l'humiliation. De l'impuissance. De l'incapacité à défendre son propre corps. Le goût du désespoir.

Et soudain, il libéra ses mains. L'ombre disparut derrière elle. La brise d'été l'effleura de nouveau, lui apportant des bols d'air qu'elle aspira à pleins poumons.

Elle cligna des paupières, chassant les larmes qui avaient menacé de déborder. Il l'avait relâchée. Qu'attendait-il, désormais ?

Elle se retourna. Le capitaine avait fait demi-tour, semblait sur le point de repartir en direction du camp. L'énorme épée lui barrait le dos en diagonale, dépassait par-dessus son épaule. Il lui lança un regard noir par-dessus l'autre :

— Retourne d'où tu viens, ou suis-moi.

Et sans attendre son reste, il se mit en marche.

Elle hésita. La dureté du ton l'avait intimidée. Il semblait accéder à sa requête, malgré la démonstration pitoyable qu'elle venait de faire. Elle avait cru savoir utiliser son épée, elle avait cru avoir sa place parmi les soldats, il venait de lui prouver qu'il n'en était rien. Alors pourquoi accepterait-il qu'elle le suive ?

Les deux soudards s'écartèrent de nouveau révérencieusement au passage du monstre, dardant des œillades entendues et insistantes sur la jeune femme.

Elle prit une grande inspiration. Elle touchait presque au but. Elle n'allait pas faire demi-tour maintenant !

Alors, elle alla ramasser son épée, et elle emboîta le pas au capitaine.

Il ne l'avait pas attendue. Il marchait à grandes enjambées athlétiques, sans même lancer de regard derrière lui pour s'assurer qu'elle le suivait. Il s'en fichait, apparemment. Elle, elle devait trottiner pour le rattraper.

À peine l'enceinte du camp franchie, elle se trouva dans une autre atmosphère. Les tentes étaient alignées avec une rigueur martiale ; entre elles, des braseros, des tonneaux, des cuves, des tables de fortune. Des raques chargés d'armes hétéroclites. Des chevaux que l'on menait parfois en longe. Et des hommes, par dizaines. Ils se tenaient à l'ombre sous des toiles tirées entre les tentes ou les mâts d'étendards, ils jouaient aux dés ou aux cartes, ils entretenaient des armes et des armures, ils discutaient, tuaient l'ennui. Nombre d'entre eux levèrent les yeux sur elle, à son passage.

Bien vite, elle eut le sentiment d'être une attraction de foire. Une femme, ici... elle sentit que ce n'était pas chose courante. Les regards devinrent insistants, puis perçants. Elle se crut déshabillée par des dizaines de paires d'yeux. Elle se sentit nue. Elle voulut se recroqueviller. Elle ne quittait plus du regard la haute silhouette de l'homme qui marchait devant elle, tâchant de le suivre.

Et puis, vinrent les quolibets. Les sifflets. Les claquements de langues ou de lèvres pour tenter d'attirer son attention comme on attirerait un chien errant. Quelques ricanements à peine dissimulés.

Par tous les saints, pourquoi diable avait-elle cru qu'elle aurait une meilleure vie ici ?!

Elle se hâta. Elle ne voulait pas rester ici, pas seule. Pas sans lui. Pourtant, elle commençait à sentir une crainte glacée qui enserrait son cœur dans un étau. Kerell aux Cent Maîtresses... « S'il te voit, c'est dans son lit, qu'il va t'amener », lui avait dit le soldat devant la porte. C'était lui, le commandant, évidemment. Alors... allait-il l'amener chez lui ? Dans son lit ?

Elle serra le poing, grinça des dents. Elle devait se préparer. À quoi était-elle résolue, pour obtenir ce qu'elle voulait ? Pourrait-elle s'offrir à lui, s'il lui promettait une nouvelle vie ? D'ailleurs, en quoi cette vie serait différente de la précédente, si offrir son corps était le prix à payer pour l'obtenir ?

Elle frémissait, désormais. Elle contenait ses haut-le-cœur. Devant eux, une tente plus haute que les autres se rapprochait inexorablement. Une tente bleue et blanche, vaste et centrale, au sommet de laquelle flottaient plusieurs étendards. La tente d'un commandant...

Là, Kerell s'arrêta brusquement. Elle faillit le percuter, s'interrompit, hésita. Elle se sentait vidée de sa substance, désormais. Elle se croyait une bête que l'on menait à l'abattoir, et elle s'y rendait avec une résignation froide et pitoyable. Le prix à payer pour sa nouvelle vie...

Le capitaine prit une inspiration. Il lança un bref regard inexpressif à Liam, puis il écarta la tenture et pénétra dans l'habitation. Elle le suivit. Elle n'avait pas d'autre choix.

Elle se trouva sous une douce lueur tamisée, dans une fraicheur moite maintenue par une pénombre épaisse. Des tapisseries, une jonchée fraiche, des meubles de bois élégants, occupaient l'espace. Il y avait une table, des tabourets, des chaises, une cathèdre de prière, un lit sur pieds pourvu d'un matelas qui semblait fait de plumes, mais il y avait aussi un imposant écritoire et derrière, un homme.

Il releva la tête à leur arrivée, les contempla avec curiosité, déposa délicatement la plume d'oie qu'il avait tenue à la main.

— Rufus, entama le capitaine, je me la garde. Tu m'y autorises ?

Rufus. Elle comprit. Il était le général, leur commandant à tous.

Il la dévisagea, puis il se leva, contourna son bureau, et vint vers elle. Elle distingua le capitaine s'éloignant légèrement, mais elle ne sut dire pourquoi. Le dénommé Rufus était un homme élégant, aux yeux aussi noirs que les cheveux qui encadraient son visage et tombaient dans sa nuque musculeuse. Il avait les joues creusées, le nez aquilin. Il était d'âge mur et des ridules commençaient à sillonner son front et les coins de ses yeux, mais il paraissait puissant, ferme et rigoureux.

Il la détailla de la tête aux pieds, et de nouveau, elle eut le sentiment d'être une pièce de viande. Il tourna un instant autour d'elle, et elle ne sut que faire. Elle sentait qu'il scrutait davantage ses atours que les traits de son visage ou la force de ses bras, et elle réalisa qu'elle était à sa merci ; à cette pensée, elle lutta pour contenir une vague de tremblements qui voulait s'emparer de son corps, et sa main enserra par réflexe la poignée de son épée, dont le poids à sa ceinture garantissait encore un peu sa protection... même si Kerell aux Poings d'Acier venait de lui prouver qu'elle ne savait pas s'en servir.

Le général ne s'émut pas de sa réaction et poursuivit son inspection. Il s'empara d'une mèche de ses cheveux, les caressa légèrement, et revint se poster devant elle, une étincelle de passion dans les yeux. Une étincelle qu'elle ne connaissait que trop bien.

Elle sentit la colère gronder en elle. Et puis il tendit une main vers sa gorge, vers sa poitrine, et...

Elle le tint au bout de son épée, sa pointe juste sous la gorge du général. Le temps se figea. Elle croisa le regard sombre, mais ne parvint à le lire.

Subitement, il éclata de rire et tourna la tête vers le capitaine, qui observait la scène sans expression, les bras croisés sur son énorme poitrine.

— Eh bien, elle a des griffes ! plaisanta le général. Je comprends qu'elle t'ait plu ! Tu aimes tes femmes aussi tranchantes que tes épées, Kerell ! Parfait ! Elle est à toi. Emmène-la au champ d'entrainement, vois ce qu'elle vaut. Si elle ne fait pas l'affaire, emmène-la dans ta couche, pour voir ce qu'elle y vaut. Si après ça tu n'es toujours pas satisfait, et bien nous avons là des centaines d'hommes qui s'en satisferont !

Liam se tourna vers le capitaine, sans comprendre. Elle le vit hocher la tête. Puis, alors que le général faisait déjà demi-tour pour retourner s'installer derrière son bureau, Kerell lui fit signe du menton de le suivre, et repartit aussitôt vers la sortie. Elle lui emboîta machinalement le pas, incapable de faire autre chose que se soumettre à ces ordres silencieux mais impérieux.

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