20 - Milo le Hardi




— Je peux savoir ?

Kerell lui sourit :

— Son sort te préoccupe, hein, Suly ?

— Que veux-tu, on ne se refait pas... alors ?

— Je pensais à Ren.

— Ren ? Cet empaffé de cuistot ? Enfin, Kerell ! Le seul truc qui soit pire que son escrime, c'est sa cuisine !

— Raison de plus, pouffa le capitaine. La Petite Souris, comme tu l'appelles, ne fera pas la différence pour le moment. C'est moi qui ai mis Ren à la cuisine, c'est à moi de réparer cette infâme erreur... je me suis dit qu'il ne pouvait pas être pire en cuisine que sur un champ de bataille...

— C'était sous-estimer sa médiocrité, railla Suly en riant.

— Oui, on commet tous des erreurs.

— Même le capitaine Poings d'Acier, apparemment... mettre Ren en cuisine... t'as jamais eu une aussi mauvaise idée depuis que je te connais.

— Donc nous sommes d'accord, raison de plus pour le sortir de là. Ça lui fera du bien, de tenir une épée. Ça fait longtemps. Il s'empâte et il grossit. Et son apprenti fera un bien meilleur cuistot que lui, en plus. C'est lui qui a eu l'idée d'ajouter du lard dans la bouillie de navets...

— Ah, je me disais que c'était trop innovant pour venir de lui...

— Tu es mauvaise langue. Allez, va-t-en. Il parait que t'as du pain sur la planche !

— Oui mon capitaine ! Bien mon capitaine !

Suly adressa un rapide coup d'œil et un sourire à Liam, puis il se retira et quitta la tente.

Alors, Kerell soupira et leva les yeux au ciel, se passant une main sur le visage, l'air plongé dans d'intenses réflexions. Liam le scruta. Elle réalisait qu'il était peut-être plus profond qu'il en avait l'air, mais elle ne parvenait pas à le cerner. Avec ses allures d'ours mal léché, il répandait pourtant une concentration réfléchie lorsqu'il plongeait son regard dans les tréfonds de son esprit.

Soudain, il braqua de nouveau ses yeux noisette sur elle. Il la dévisagea avec une intensité écrasante. Elle crut qu'il tentait de percer son âme de son regard. Elle sentit ses joues s'empourprer et la peur glacer ses membres.

— Allez, lâcha-t-il alors de sa voix grave. Lève-toi et habille-toi. Avec les évènements de cette nuit, ça va être le défilé, ici. Non pas que ça me dérange que d'autres te voient dans ma tente de bon matin, en revanche, toi, tu n'as peut-être pas envie que la moitié du camp te voie de la sorte.

Elle hésita. Il avait raison. Elle devait quitter les couvertures et la peau de bête qui masquaient sa nudité. Elle prit une profonde inspiration, puis les ôta. Elle sentit le regard de Kerell couler sur elle comme un torrent de lave qui brûlerait sa peau. Elle tâcha d'éviter de le croiser. Elle savait qu'elle n'aurait pas la force d'y faire face.

Elle attrapa ses braies et les enfila aussi rapidement qu'elle put. Et puis elle s'empara de sa chemise, avant de réaliser. Elle était totalement déchirée.

Elle entendit Kerell soupirer, puis elle le vit se rendre vers une pile de ses propres vêtements qui reposait sur un tabouret. Il en tira une de ses propres chemises, parfaitement blanche et immaculée, et il la lui tendit sans un mot. Elle hésita. Était-il en train de lui offrir l'un de ses vêtements pour remplacer celui que les hommes lui avaient détruit la veille ? Elle ne comprenait pas. Elle ne comprenait plus le capitaine. Pas du tout. Plus elle le connaissait, et moins elle savait. Était-il le monstre sanguinaire et violent qui la rouait de coups tous les soirs à la même heure en la menaçant de la violer ? Ou était-il un homme attentionné et bienveillant, qui la portait lorsqu'elle n'en pouvait plus, lui offrait sa part de nourriture, des vêtements de rechange, et qui avait volé à son secours la veille ?

Elle croisa ses yeux bruns, en proie à ses réflexions, et soudain, il lui sourit. C'était la seconde fois que le capitaine lui adressait un sourire, depuis qu'elle le connaissait. C'était insensé.

Elle attrapa le vêtement qu'il lui tendait, le passa par-dessus ses seins et ses côtes encore bandées, et elle remarqua qu'elle flottait dedans. Naturellement, le capitaine avait une carrure autrement plus imposante que la sienne propre. Mais la chemise cachait sa poitrine, et elle lui fut reconnaissante de son geste.

Elle tâchait de nouer sa ceinture, encore pieds nus, lorsqu'un homme rentra à son tour dans la tente. Elle sursauta et leva les yeux vers lui. Il lui adressa tout juste un regard. Il s'avança vers le capitaine Kerell, qui le regardait de sous ses épais sourcils.

— Kerell, salua le nouveau venu.

— Milo, répondit Kerell sur le même ton.

Elle comprit. L'individu qui venait d'un pas si assuré dans les quartiers de Poings d'Acier n'était nul autre que son homologue de la Seconde Division, le capitaine Milo le Hardi. Surprise, elle le détailla des pieds à la tête, curieuse de voir à quoi pouvait bien ressembler ce célèbre commandant.

Il était assez petit – bien plus petit que Kerell – et assez fin, mais il paraissait puissant et athlétique. Il était un peu plus âgé que Poings d'Acier, portait ses cheveux châtains longs et noués dans son dos par une queue de rat. Il avait une allure autrement plus élégante que celle, rudimentaire et pratique, du capitaine de la Troisième. Il semblait aussi moins balafré, d'une plus grande prestance, et il avait deux yeux pâles qui brillaient d'intelligence dans un visage fin et bien dessiné. En vérité, il était particulièrement séduisant, et l'espace d'un instant, Liam songea qu'elle aurait peut-être préféré tomber sur la division de cet homme-là, plutôt que de celle du rustre et violent capitaine aux Poings d'Acier.

Elle se rappela soudain le surnom qui était parfois accordé à Kerell : le capitaine aux Cent Maîtresses. Comme s'il avait plus de succès chez les dames que cet homme-là, planté devant lui, l'air en colère, mais si élégant.

— Tu ramènes tes catins jusqu'ici, maintenant ? lança Milo en la désignant sèchement du menton.

— Ça te regarde, ce que je fais de mes catins dans ma tente et dans mon camp ?

— Ça dépend, rétorqua Milo. Il parait que cette nuit, tu as rossé deux de mes hommes. Si j'apprends que c'est à cause de cette putain, ça va commencer à me concerner !

Kerell croisa les bras sur sa poitrine massive, releva la tête comme s'il voulait masquer sa colère, et soupira :

— Oui, tu as deviné, c'est à cause de cette fille. Mais je ne démolis pas les hommes, et moins encore ceux d'un autre capitaine, pour les beaux yeux d'une fille. Tu devrais le savoir, depuis le temps. Cette donzelle est à moi, avec l'accord du général. Tu ne l'ignores pas. Personne ici ne l'ignore. Et tes deux hommes ne l'ignoraient pas, non plus. Elle était allée chercher de l'eau à la rivière, à ma demande, et a dû traverser ton camp. Ils l'ont importunée à deux pas d'ici, et j'ai entendu l'un de tes hommes prévenir l'autre que cette fille était à moi. L'autre lui a répondu « Au diable Poings d'Acier ». Que ce soit dans mon camp ou ailleurs, je ne tolérerais pas qu'un soldat, ou que quiconque, d'ailleurs, me manque de respect de la sorte. Il fallait que Poings d'Acier rétablisse les choses, et que tes hommes se rappellent l'origine de ce surnom. Ils n'avaient pas à s'en prendre délibérément à ce qui est à moi, et moins encore à m'insulter ainsi. Je te présente mes excuses si je t'ai causé du tort, et je suis prêt à te dédommager pour tes hommes, mais sache qu'en revanche, un châtiment était dû, et je le leur ai servi.

Il se tut et dévisagea Milo, qui paraissait réfléchir intensément.

— « Au diable Poings d'Acier » ? répéta ce dernier au bout d'un moment, l'air hésitant. Est-ce vraiment ce qu'ils ont dit ?

— Oui, c'est très précisément ce qu'a dit celui que j'ai le plus abîmé des deux, confirma Kerell.

— Et bien, dans ce cas... leur sort était mérité, en effet. Et pire : cette insulte vaut un procès martial pour manque de respect flagrant envers un officier de rang supérieur !

— Pour ma part, je n'ai pas l'intention d'aller plus loin avec tes hommes. Ils ont eu leur leçon, et je ne compte pas te demander de procès martial. J'en resterai là.

— Tu es sûr ?

Kerell hocha la tête.

— Mmh, grommela Milo, tu es trop bon, Poings d'Acier. Pour ma part, j'aurais exigé qu'on arrache la langue de celui qui a prononcé cette insulte à ton encontre... comme c'est prévu dans notre code. Un soldat ne doit pas insulter un supérieur, même s'il n'est pas de la même division. C'est la règle.

— Je t'assure que ton homme peut conserver sa langue, Milo. Il a eu la leçon qu'il lui manquait. Je ne crois pas qu'il insultera qui que ce soit d'autre désormais, sans y avoir dûment réfléchi. Tes deux hommes étaient passablement avinés, hier soir. L'alcool lui aura fait perdre un peu de son bon sens. Restons-en là.

— Je ne comprends pas comment tes hommes te respectent et te craignent autant, toi qui demandes si peu de procès... ! Enfin ! Si tu ne me demandes pas de te le trainer en justice, je n'ai pas à le faire. L'insulte était expressément à ton encontre, et pas à l'encontre de ton grade ou de ta fonction, donc, puisqu'elle t'était destinée, je ne peux pas interférer. Ce soldat a de la chance. Les rôles auraient été inversés, et ç'aurait été l'un de tes hommes que j'aurais pris en train de m'insulter de la sorte, j'aurais exigé sa langue, sache-le.

— Me voilà prévenu, acquiesça Kerell.

Milo lui sourit :

— Mais sache aussi, mon ami, que si je ne comprends pas comment tu fais pour avoir un tel respect parmi tes hommes en étant aussi magnanime, je t'admire.

Et puis, le capitaine de la Seconde Division se tourna vers Liam et lui adressa un regard empli d'un profond respect, qu'elle n'avait pas l'habitude de voir chez les hommes à son égard. Milo le Hardi fit quelques pas en sa direction, avant de s'incliner devant elle :

— Madame ! clama-t-il. Acceptez, je vous prie, mes excuses, en tant que capitaine de la Seconde Division, au nom de mes hommes qui vous ont importunée cette nuit. Aussi longtemps que vous appartiendrez au capitaine Kerell de la Troisième, je veillerai à ce que plus aucun de mes hommes ne vous importune de nouveau.

Elle déglutit avec difficulté. Elle n'était pas certaine de comprendre... Tant qu'elle appartenait à Kerell... et s'il ne voulait plus d'elle, que lui arriverait-il alors ?

Milo se redressa, salua Kerell d'un hochement de tête, puis il se retira en silence. Elle, elle demeurait interdite, à demi débraillée, incapable de discerner ce qui venait de se jouer. Milo qui lui donnait du « madame » et lui offrait ses excuses, sous prétexte qu'elle appartenait à Kerell et uniquement parce qu'elle était sienne... ou qui insistait pour faire arracher la langue de ses hommes en représailles, mais pas en représailles de ce qu'ils lui avaient fait subir, non. En représailles des insultes envers Poings d'Acier.

Elle n'était rien, sans Poings d'Acier... rien du tout. La justice s'appliquerait pour lui, par lui. Elle lui devait sa tranquillité, parce qu'elle était à lui – ou que tous le croyaient. Sans lui, sans l'immense influence et omnipotence du capitaine sur le camp, elle pouvait bien être troussée par tous les hommes du camp, sans que personne ne daigne lever le petit doigt...

Personne sauf lui, apparemment ? D'ailleurs, venait-il de mentir à Milo pour justifier de la présence de Liam dans le camp de la Seconde ?

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