19 - Sur les roses
Alors, Kerell se tourna vers Liam et la dévisagea de son éternel air grave. Elle se rendit compte que c'était l'aube, et que le capitaine portait son haubert de mailles et son manteau noir sur le dos. Il croisa ses bras massifs sur sa poitrine, et elle distingua de multiples cicatrices dans la peau entre ses avant-bras protégés par ses canons de cuir tanné et ses épaules couvertes par sa cotte de maille. Il s'appuya sur son bureau, avec un air satisfait. Elle le scruta, réalisant qu'il venait de négocier pour la vendre comme une vulgaire pouliche.
— Le chevalier ne t'aurait jamais achetée pour ce prix-là, lâcha-t-il alors comme s'il lisait dans ses pensées. Allez, lève-toi, tu as encore le temps d'aller à la collation du matin. Et moi, j'ai du travail.
Elle balaya la tente du regard, abasourdie. Elle découvrit que ses vêtements déchirés étaient soigneusement pliés et posés sur un tabouret, et que les couvertures dont il s'était lui-même servi pour dormir avaient connu le même sort. Elle n'osait pas sortir de sous ses propres couvertures, en revanche. Elle était entièrement nue et il faisait jour. Elle ignorait ce qu'il ferait, s'il la voyait ainsi.
Et puis elle se souvint qu'il l'avait déjà entièrement dévêtue à trois reprises, dont l'une pas plus tard que la veille au soir. Elle se rappela qu'elle avait été sonnée, sous le choc, absente, comme si elle n'était plus vraiment en elle, à ce moment-là. Il l'avait dévêtue mais n'avait pas une seule fois posé ses mains sur son corps autrement que pour lui ôter ses vêtements. Pas une seule fois n'avait-il seulement effleuré une partie de son corps qu'il n'aurait pas eu besoin de toucher. Et maintenant qu'elle y pensait, lui-même avait été nu, en cet instant, mais elle se rappelait qu'il n'y avait nul désir en lui.
Elle hésita. Malgré tout, elle ne se sentait pas à sa place.
Soudain, quelqu'un entra dans la tente sans prévenir, et elle sursauta.
— Est-ce que c'était le chevalier de Mevasant que je viens de voir sortir d'ici ? s'étonna le nouveau venu.
Liam soupira de soulagement. C'était Suly. Elle vit Kerell sourire et réalisa qu'elle ne le voyait sourire qu'avec lui.
— Oui, répondit simplement le capitaine.
— Et qu'est-ce qu'il voulait ?
— Des hommes, pour une mission. Rufus l'a renvoyé vers moi. Mais bien le bonjour, Suly. Est-ce comme cela que tu salues ton capitaine ?
— Pardon. Cap'taine, je te salue. Non sérieusement, tu l'as envoyé sur les roses, j'espère ?
— Non.
— Tu lui as donné des hommes ?
— Je lui ai vendu des hommes. C'est différent.
— Kerell, tu es bien placé pour savoir que c'est un mauvais payeur, pas vrai ?
— Je ferai en sorte qu'il paie ce qu'il doit, ne t'en fais pas.
Suly parut frappé de compréhension et d'effroi :
— Ne me dis pas que tu as aussi pris part à sa demande ? Tu vas faire partie de l'équipe ?
— Oui. Ça le dissuadera de ne pas payer.
— Kerell, ça sent le coup fourré à plein nez ! Ce type veut ta mort, depuis l'affaire de Miramont !
— Je le sais.
— Si tu fais partie des troupes, il a tout loisir de te tendre une embuscade !
— Tu es un bon stratège, Suly, rétorqua froidement Kerell. Mais pas encore aussi bon que moi. Ne t'inquiète pas pour ton capitaine.
— Bien, bien...
Ce fut alors qu'il la vit. Aussitôt, il fut frappé de stupeur. Elle soutint son regard, assise, nue, tenant sa couverture sous son menton. Suly la dévisagea, ébahi :
— Petite Souris ? s'étonna-t-il. Mais... qu'est-ce que tu fais là ? Kerell, qu'est-ce qu'elle fait là ?
— Ça se voit pas ? Elle a peur que mes couvertures aient froid ! rétorqua Kerell avec sérieux.
Suly lui darda un regard assassin et le capitaine soupira et décroisa les bras.
— Elle a fait la rencontre de deux charmants cette nuit, qui l'ont courtisée d'un peu trop près. Deux hommes de Milo, dans leur camp, mais à deux pas d'ici. Faut croire que malgré ce que j'ai fait à son visage, ils ont encore réussi à la trouver à leur goût...
— Alors c'est donc toi qui as démoli ces deux types cette nuit ? La moitié du camp ne parle que de ça... moi qui ai mis ça sur le compte d'une bagarre de soirée...
— C'en était une, rétorqua calmement le capitaine. Ils avaient bu, ils étaient ivres, et elle passait par là. C'était une bagarre de soirée.
— Tu as compris ce que je voulais dire... Milo va mal le prendre, lorsqu'il va apprendre que c'est toi qui as démoli ses hommes sans son accord !
— Milo, c'est mon affaire. Pas la tienne.
— D'accord, d'accord, excuse-moi, cap'taine. Bon, alors tu les as empêchés de la violer et tu l'as ramenée ici ? Et pourquoi pas jusqu'à sa tente à elle ?
— Parce que j'étais nu comme un ver, que j'avais froid, et qu'elle était sous le choc. D'ailleurs, il y avait quatre autres types qui attendaient leur tour pour vider leurs bourses. Rien ne garantit qu'ils ne nous auraient pas suivis et qu'ils n'auraient pas attendu que je sois parti pour la trouver seule dans sa tente.
— Ouais. Toujours aussi attentionné, mon ami, dis donc... tu lui as même laissé ta paillasse ? Tel que je te connais, je suppose que tu as trouvé qu'il n'y avait pas assez de place pour deux dans ta couche, hein ? T'as dormi par terre ? C'est pour ça que t'es de si mauvaise humeur ce matin ?
— T'es pas venu ici pour me parler de mon humeur j'espère, sinon je te promets qu'elle va rapidement virer de mauvaise à exécrable.
— Tu es toujours exécrable, capitaine ! Mais non, j'étais venu te dire qu'il y a eu des dégâts matériels dans le camp cette nuit avec l'orage. Il me faut des bras pour réparer, et à mon avis, il me faudra aussi un peu d'argent pour aller acheter davantage de paillage au village. Les chemins du camp sont affreusement bourbeux.
— Bien. Tu as besoin de combien ?
— Disons, cinq hommes au moins, et si tu m'en donnes dix, je saurais les employer. Pour ce qui est du paillage, trois piastres devraient suffire, mais peut-être qu'il faudra racheter du matériel pour des tentes. J'aurais aussi besoin d'un chariot.
— D'accord. Prends Jod, Koacy, Guermin, Guy, et disons... Selvain et Mater... et peut-être Etof, tiens. Ça lui fera les bras. Mets-le au labeur le plus dur. Il manque encore de force.
— Merci, cap'taine. Et, euh... pour ce qui est d'elle...
Kerell la dévisagea en se frottant pensivement le visage.
— Et bien, soupira-t-il, œuvrer pour toi lui aurait fait du bien aussi, mais je ne veux pas la mettre au milieu de tes hommes pour le moment. Elle va s'entraîner. Ce sera mieux.
— D'accord, mais je ne pourrais pas m'occuper d'elle de la journée, Kerell. Tu as quelqu'un pour s'en charger ?
— J'ai bien une idée, oui.
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