18 - Kerell et le chevalier de Mevasant

Kerell bouillonnait. Il scrutait le Chevalier et mourait d'envie d'écraser son poing contre ce sourire hautain et suffisant. Ils avaient une longue histoire en commun, tous les deux, et une histoire qui n'avait pas tourné en faveur de Kerell. Il brûlait d'envie d'en découdre, et l'autre en face lui en donnait toutes les raisons.

Le Chevalier de Mevasant était un homme fin, assez jeune, tout particulièrement beau. Il avait des traits ciselés et parfaitement symétriques, des yeux pâles, des cheveux clairs, une fière allure. Il était le contraire même de Kerell : épais, massif, aux cheveux noirs, au corps couvert de balafres. Et Mevasant avait toujours plu aux femmes, tout comme lui. Cette rivalité ancienne, qui s'enracinait loin dans leur passé comme dans le cœur de certaines belles autrefois courtisées par les deux hommes, avait fini par valoir à Kerell cette balafre hideuse qui le défigurait.
Mais ce n'était pas ça, qui le mettait véritablement en rogne. Non. Mevasant était un homme à qui tout réussissait, mais qui ne connaissait que l'argent et le pouvoir pour régler ses affaires. C'était un homme avide, qui s'était toujours cru supérieur à tout le monde. Or, pour la mission qu'il était venu réclamer à Kerell, le capitaine ne se plierait pas à ses exigences de petit seigneur trop riche. Et cela, Kerell le savait bien, il le tolérerait mal.

— Pour cette mission, insistait le capitaine avec calme, ce sera quinze têtes et pas une de moins !

— Ah, tu es décidément borné, Poings d'Acier ! Je te dis que je n'aime pas ce nombre. Je veux les écraser, et pour cela, pour que la victoire soit totale, il me faut avoir l'infériorité numérique. Je n'ai que faire d'une victoire si elle n'est pas digne. Je ne veux pas plus d'hommes que mon adversaire. Et je ne paierai pas de têtes en plus pour les laisser spectateurs. De toute manière, tu n'as pas à discuter ! Je te paie, et te me donnes ce que je t'achète ! Point final !

— Je ne mets pas en danger la vie de mes hommes pour satisfaire aux exigences d'un chevalier ambitieux et prétentieux, rétorqua le capitaine sans perdre son sang froid.

Soudain, Mevasant frappa un grand coup dans le bureau en bois, hors de lui :

— Pour qui tu te prends, Kerell le mercenaire, hein ? Crois-tu pouvoir élever la voix sur moi impunément ? Tu n'es qu'un soudard de bas étage, en disgrâce, et tu t'adresses à un chevalier de Sa Majesté ! Alors tu vas me témoigner le respect qui est dû à ma personne et faire ce que je te dis !

— Je ne suis en effet qu'un mercenaire, riposta Kerell d'un ton menaçant, mais tu es ici dans mon camp, au milieu de ma division, Chevalier de Sa Majesté. Je commande cinq cents mercenaires de bas étage comme moi. Alors surveille ton comportement.

C'est alors qu'elle s'éveilla. Il la vit se redresser, tenant sa couverture sur elle pour cacher sa poitrine dénudée. Elle balaya la tente d'un regard abasourdi et hagard. Il fit mine de ne pas y prêter attention, mais le chevalier la vit aussi, à son grand dam.

— Et bien... ! Mais que voilà ? s'étonna-t-il en se désintéressant totalement de Kerell comme un enfant à qui on tend un nouveau jouet. Est-ce là ta prostituée de cette nuit, Poings d'Acier ? Je constate que dans ta couche, au moins, tu mérites ce surnom... mais tu as du goût ! Elle est belle. Du moins, elle devait l'être avant que tu la démolisses ainsi ! Bonjour, ma charmante !

Kerell serra les poings. Il savait où cette discussion allait arriver. Il jeta un bref coup d'œil aux deux gardes qui avaient accompagné le chevalier et n'osaient parler ni bouger, puis il reporta son attention sur Mevasant, craignant la suite.

— Combien dois-je la payer pour en profiter, Kerell ? demanda le chevalier d'un ton doucereux.

— Cette fille est à moi, chevalier. Si tu veux profiter d'elle, il ne te suffit pas de la payer pour une passe. Tu devras me la racheter.

— Cette fille ? À toi ? Et bien, on ne se refuse rien, capitaine ! Et combien m'en demandes-tu, pour cette mignonne petite chatte ?

— Elle m'a coûté quarante pièces d'or.

L'annonce eut l'effet escompté. Le Chevalier manqua de s'étouffer et braqua sur Kerell un regard ahuri :

— Quarante ? Ma parole, tu t'es vraiment fait arnaquer ! Je ne t'en offre pas plus de trois !

— Je ne descendrais pas en-dessous de trente-cinq pièces d'or, chevalier. Elle les vaut largement, crois-moi !

— Elle les valait, peut-être, avant que tu ne l'utilises ; quoique quarante pièces d'or soient davantage le prix pour acheter un homme comme toi. Mais maintenant, abîmée comme elle est, elle ne vaut plus rien !

— C'est à prendre ou à laisser, Chevalier, rétorqua Kerell pour couper court. Ce n'est pas moi qui ai proposé de te la vendre, c'est toi qui es intéressé pour me l'acheter. Je te donne mon prix : ce ne sera pas moins de trente-cinq sols d'or. Décide-toi.

— Je m'achète tes services à vie, pour ce prix-là, capitaine. Je suis prêt à t'acheter toi, à la limite, mais une catin, pour le même prix ? Jamais de la vie.

— Méfie-toi, souffla Kerell, Rufus ne vend pas aisément ses hommes. Et moins encore ses capitaines.

— Un homme avisé. Je me permets d'insister, Kerell ! Je t'offre vingt piastres pour une passe avec elle. C'est raisonnable, non ?

— Je ne fourre pas ma queue après quelqu'un d'autre, chevalier, c'est pour ça que je l'ai achetée. Je refuse. Si tu la veux, tu l'achètes. Sinon tu passes ton chemin.

Mevasant soupira et revint vers le bureau, l'air déçu.

— Dur en affaires, lâcha-t-il tristement. Bien. Tant pis. J'imagine que je m'en trouverais une autre tout aussi jolie, et pas aussi abîmée.  Revenons à notre mission. Donc je veux dix de tes hommes.

— Quinze. Pas un de moins. C'est quinze ou aucun.

— Oh, tu me fatigues... bien, quinze hommes à trois piastres par tête. Qu'en dis-tu ?

— Tu connais les tarifs pratiqués par la troupe, chevalier, gronda Kerell. Et tu sais que c'est quatre piastres par tête et par jour.

— Et je t'ai dit que je ne veux pas de tes quinze hommes ! Je veux être en infériorité numérique et les défaire quand même !

— Libre à toi. Mais sans risquer la vie de mes hommes. Si tu me demandes de les engager là-dedans, ce sera selon mes conditions.

— Et si je refuse tes conditions ?

— Va voir une autre troupe, rétorqua brutalement Kerell. Mais je suis curieux de savoir qui. La troupe du Vent Noir du général Alond, peut-être ? Que j'ai défaite et écrasée à la bataille d'Altfort ? Ou bien celle des Dragons Pourpres du général Zéno ? Je serais curieux de savoir comment tes hommes réagiraient s'ils apprenaient que tu paies les services d'un déserteur que tu aurais dû pendre haut et court comme un criminel, hein ?  Moi, à leur place, ça me donnerait envie de déserter et de monter une troupe de mercenaires...

— Bien, bien, ça va, j'ai compris, j'ai compris. Qu'est-ce que tu veux ? se résigna le chevalier.

— Je te l'ai dit. C'est quinze hommes à quatre piastres par tête et par jour de mission. Cinq piastres pour les officiers. Et... je suis prêt à descendre le nombre de têtes à treize hommes et moi-même. Mais pour ma tête, c'est dix piastres.

Le regard du chevalier changea, comme soudain piqué au vif. Il éleva un renouveau d'attention sur Kerell :

— Treize hommes plus toi ? Ce qui porte le nombre à quatorze ?

Kerell hocha la tête.

— Tu disais que ce serait quinze hommes et pas un de moins, poursuivit Mevasant. Et maintenant tu descends à quatorze ? Crois-tu que tu vailles deux de tes hommes à toi seul, Kerell aux chevilles d'acier ?

— Peut-être même trois si tu m'énerves, grommela-t-il de sa voix menaçante. 

— Et dix piastres pour toi seul ? C'est cher payé, pour un seul homme.

— Pas pour un capitaine.

— Et pas pour le spectacle que ça doit être de te voir te battre, Kerell à l'ego d'acier. Bien, je suis d'accord pour douze hommes et toi-même, à quatre piastres par tête et neuf pour toi.

— Tout ce que tu sais faire, c'est descendre les prix que je te donne, hein, chevalier ? Je t'ai dit dix piastres pour moi. C'est le prix, ou rien du tout. Mais d'accord pour douze hommes et moi.

— Bien, bien... très bien. Douze de tes hommes et toi-même. À ton prix. Parfait. Puisque tu ne me laisses pas le choix...

Kerell sourit, se saisit d'un parchemin, de sa plume, et de son encrier.

— Ne t'embête donc pas, intervint Mevasant. Mon secrétaire personnel va se charger du contrat.

— J'insiste pour le rédiger moi-même, refusa Kerell en entamant l'écriture.

— Un contrat illisible est un contrat nul, capitaine.

— Tu en jugeras par toi-même.

Il poursuivit son écriture d'une main ferme mais élégante. Il savait écrire. Cela faisait partie des restes de son passé, des vestiges de son histoire, mais des compétences qui lui servaient tous les jours en tant que capitaine de sa division.

Il acheva soigneusement le contrat qu'il avait préparé la veille, puis le tendit au chevalier pour qu'il le signe sur le bureau. Celui-ci écarquilla les yeux. L'écriture du capitaine était propre, claire, élégante, et agrémentée de diverses courbes sobres mais équilibrées et esthétiques. Ce n'était aucunement l'écriture d'un gueux qui avait appris. C'était celle d'un homme éduqué qui avait trop longtemps écrit davantage pour la recherche du geste parfait et de l'esthétique que par réel besoin.

— J'ignorais qu'il était possible de tenir une plume aussi élégante dans un poing d'acier, souffla-t-il, ébahi. Je crois que tu tiens cela d'avant ta disgrâce, n'est-ce pas ?

Kerell ne répondit pas, mais il fut de nouveau assailli par une subite et fulgurante envie de briser ce nez et ce sourire si narquois et hautain. Le chevalier se saisit de la plume, la trempa dans l'encre, et apposa son paraphe au bas du parchemin. Kerell attrapa de la cire, la fit chauffer sur la bougie de son bureau, en répandit quelques gouttes sur le papier. Ensuite, le chevalier y imprima le sceau de la chevalière qu'il portait au doigt.

Mevasant lui adressa un sourire brillant – et affreusement hypocrite – avant de s'apprêter à se retirer.

— Le premier jour de salaire est à verser d'avance, chevalier ! lui lança Kerell en le rappelant brusquement.

Il se figea et un éclair de colère passa sur ses traits, avant d'être bien vite étouffé sous un nouveau sourire de façade.

— Ah vraiment ? sourit-il. Je l'ignorais.

— C'est écrit sur le contrat que tu viens de sceller, railla le capitaine.

— Bien, bien...

Il extirpa sa bourse, l'ouvrit, y compta ses pièces avant d'en déposer sur le bureau. Kerell sut immédiatement qu'il en manquait, au regard du chevalier. À son air trop peu résigné, à la hauteur de la pile de pièces.

— Il en manque, chevalier, annonça-t-il. Ou est-ce que tu ne sais pas compter, en plus de ne savoir écrire qu'approximativement ?

L'autre lui rendit un regard assassin, avant de sourire de nouveau :

— Il y a le compte, capitaine. Douze hommes à quatre piastres par tête et toi à dix, cela nous fait donc quarante-cinq piastres.

— Ça en fait cinquante-huit, chevalier. Pas quarante-cinq. Et je suis surpris qu'un gueux en disgrâce corrige un chevalier de Sa Majesté au compte.

Cette fois, le chevalier ne masqua plus sa colère. Il tira d'autres pièces de sa bourse, les jeta violemment sur le bureau. Il adressa un regard empli de haine et de défi à Kerell, qui le soutint sans broncher, puis il tourna le dos, lança un dernier regard déçu à Liam. Il quitta enfin la tente à grandes enjambées, flanqué de ses deux gardes.

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