17 - l'instant d'un rêve
Kerell leur tomba dessus sans difficultés. Ils étaient dans le camp aux fanions bleus, mais à quelque distance seulement de la limite, non loin de sa tente. Ils étaient deux sur elle. Elle était plaquée au sol, un homme lui bloquant les bras, l'autre les jambes, ce dernier tentant en même temps de dénouer ses chausses. Elle paraissait inerte. Elle était épuisée et impuissante. Quatre autres hommes les regardaient faire en souriant, comme s'ils attendaient leur tour. Et il eut une subite envie de meurtre.
Il leur fonça dessus sans réfléchir. Il attrapa celui qui tenait les jambes de la jeune femme. Il l'empoigna violemment par le col, le souleva de terre, l'envoya voler de toutes ses forces. L'autre n'eut pas même le temps de se relever que Kerell lâchait sa dague et lui sautait dessus. Il le coinça sous lui, s'agenouilla sur son corps. Et puis il frappa. Encore et encore. Il lui broya le visage, jusqu'à ce qu'il soit méconnaissable. Ça ne lui prit qu'un instant. Enfin, il se redressa et fit face à celui qui tenait encore, abasourdi, les bras de la jeune femme.
— Au diable Poings d'Acier, hein ? lui lança-t-il avec une colère glacée. Vous n'ignorez pas d'où me vient ce surnom, pas vrai ?! PAS VRAI ?!
Il ne lui laissa même pas le temps de reprendre ses esprits. Il lui fonça sus, l'arracha du corps encore tourmenté de la jeune femme, le jeta à terre à son tour. Il lui assena deux coups de poings ; mais il retint sa force, sachant qu'il était celui des deux qui avait eu le plus de scrupules à agir.
Enfin, satisfait, il se redressa et balaya les quatre témoins de la scène du regard. Il constata qu'ils se cachaient, baissaient la tête, faisaient mine de n'avoir rien à faire dans cette histoire. Il eut envie de les cogner eux aussi, mais songea aux conséquences pour Milo. Alors il se contint, ravala sa hargne, mais leur lança :
— Allez tous dormir, maintenant ! La fête est finie. Et retenez ceci : que ce soit chez moi ou non, ce qui est à moi est à moi, et je ferais subir ce sort-là à quiconque ose l'oublier. Cette fille est mienne, et si j'apprends qu'un seul d'entre vous lève encore la main sur elle, je m'assurerai qu'il s'en repente.
Personne ne moufta. Tous gardèrent la tête basse, penauds. Ils étaient intimidés par sa subite colère, par sa présence, par sa puissance. En revanche, de scrupules pour ce qui avait manqué d'arriver à la pauvre fille, ils n'en avaient pas. Kerell le savait. Ils n'en avaient aucun. Ils avaient espéré profiter de la situation et s'étaient massés pour assister au spectacle et y prendre part. Ils avaient désiré tenter leur chance à leur tour. Ils étaient répugnants. Ses hommes auraient pris une dérouillée dont ils se seraient longtemps souvenus pour si peu de savoir-vivre, mais ils n'étaient pas ses hommes. Ils appartenaient à Milo. Et il avait déjà assez de problèmes comme ça avec Milo...
Alors il n'insista pas. Il se contenta de récupérer sa dague puis de rattraper la jeune femme par le bras. Elle était sous le choc, elle était inerte, les yeux écarquillés. Elle était incapable de reprendre le contrôle de son corps, il le sut en la voyant. Alors, il la souleva brusquement de terre, la jucha sur son dos et il l'emmena sous les regards résignés.
Elle tremblait, elle était tétanisée, et lui, il était totalement nu ; alors il la ramena dans sa tente à lui. Il la lâcha seulement après s'être assuré que les pans de tenture soient bien fermés derrière eux, et il la scruta longuement, tâchant de lire en elle. Elle était à demi nue comme ils avaient arraché ses vêtements, elle était blême, elle serrait frénétiquement une gourde dans une main, son bras gauche recroquevillé contre elle comme son flanc lui faisait mal. Elle avait des larmes abondantes qui ruisselaient de ses yeux, mais elle ne sanglotait pas. Elle gardait juste la tête baissée, n'osant pas croiser son regard.
Il crut voir en elle un chien battu par son maître. Et c'était certainement ce qu'elle était, ces derniers temps. Battue. Battue par lui-même.
Il soupira, scruta son visage tuméfié et fermé. Il n'avait plus qu'une chose à faire, désormais. Alors il empoigna les restes de vêtements qui demeuraient encore pitoyablement sur son corps, lui ôta délicatement sa chemise en veillant à ne pas la contraindre à lever son bras gauche, et fut surpris par son manque total de réaction. Elle le laissa faire sans résister, comme sonnée. Elle était sous le choc, il le savait.
Il la dévêtit entièrement et elle le laissa faire, debout et inerte, le regard dans le vague.
— Allez, lui glissa-t-il en espérant la voir réagir. Allonge-toi. Ma paillasse est à toi cette nuit.
Elle parut ne pas l'entendre, alors il posa sa main sur son épaule et tenta d'accrocher son regard. Mais elle le fuit obstinément. Il soupira. Il l'attrapa comme il put, la souleva dans ses bras, et alla l'étendre sur sa propre paillasse. Il s'assura qu'elle y était correctement allongée et que ses côtes brisées ne seraient pas déplacées, puis il la couvrit de deux de ses couvertures et d'une peau d'ours, avant de souffler ses chandelles. À la lueur de la dernière, il étendit une couverture à terre pour lui-même sur un tapis, une seconde pour s'enrouler dedans. Il souffla la dernière bougie alors que la jeune femme scrutait le plafond de la tente avec des yeux écarquillés, tentant de remettre son esprit en ordre. Il vérifia que sa dague était à portée de sa main puis il s'endormit sans se poser trop de questions.
Elle avait désormais tout le temps de sombrer dans le sommeil à son tour. Ce qui comptait, c'était qu'elle était sauve.
**
Elle courait. Elle était poursuivie. C'était la nuit noire, les ténèbres, et peu à peu, toutes les lumières disparaissaient, jusqu'aux étoiles. Elle était désormais dans le noir le plus total et elle courait sans savoir, comme si elle avait les yeux fermés. Cette obscurité l'oppressait plus encore que tout le reste, plus encore que ses poursuivants. Elle se retourna. L'ombre qui la suivait avait son visage, ses cheveux. C'était elle-même.
Mais derrière elle, des hommes. Elle connaissait leurs visages. Elle les haïssait. Elle parvint devant une forteresse, qui était vide et noire, mais où elle se sentait comme chez elle. Elle sut qu'une fois à l'intérieur de ses murs, elle serait à l'abri. Elle courut à toutes jambes en sa direction malgré les ténèbres. Elle franchit la porte des remparts, poursuivit en l'entendant se fermer derrière elle. Elle franchit la poterne d'un second mur intérieur, qui se ferma aussi juste après elle. Elle enfonça la porte du donjon et encore une fois, celle-ci se referma derrière elle. Elle grimpa quatre à quatre les escaliers, parvint dans une vaste pièce chaleureuse où brûlait un feu de cheminée. Elle se sentit bien sitôt qu'elle eut pénétré l'endroit. Comme chez elle. Il y avait des fenêtres de verre, aux vitres bosselées et imparfaites. Elle vint observer ses poursuivants et l'ombre d'elle-même qui s'acharnaient en vain et en silence contre le rempart extérieur. Elle les voyait marteler à coups de poings les pierres, là-bas, dans le noir absolu et ici, elle était au chaud, près du feu, avec la lumière. Elle était chez elle. Elle n'avait jamais vu cette pièce auparavant, mais elle avait l'impression de la connaître aussi bien que si c'était sa propre chambre depuis toujours.
Elle était bien. Et Zémo était là, derrière elle, non loin du feu. Il entretenait les flammes et réchauffait la pièce. Elle lui sourit et il lui rendit son sourire, ses grands yeux verts pétillant au milieu de son visage d'enfant.
Puis tout à coup, la terre se mit à trembler. Un grondement sourd fit vibrer les murs. Les flammes s'éteignirent en silence. Elle vit la pièce rapetisser, les parois se resserrer sur elle, le noir gagner l'endroit. Tout devint étroit, sombre, humide. Elle marchait sur des tapis posés à même la terre et les cloisons qu'elle avait crues de pierre tout d'abord étaient en fait de toile. Le grondement sourd s'intensifia. Zémo bondit sur elle et la frappa, encore et encore. Elle voulut se débattre. Mais ce n'était pas Zémo. C'était lui. Le premier. Elle connaissait son aura noire et abjecte. Le premier. Il l'avait coincée dans une ruelle, il avait abusé d'elle alors qu'elle n'avait pas treize printemps. C'était lui. Elle le voyait distinctement. Il était sur elle, il arrachait ses vêtements. Elle n'en avait pas, d'ailleurs. Elle était nue. Elle vit son visage. C'était Kerell.
Elle hurlait. Tout était illuminé comme en plein jour autour d'elle, mais ça ne dura qu'un battement de cils, et le noir la saisit de nouveau. Elle était nue. Sous la toile d'une tente. Un grondement sourd faisait trembler les parois et le toit.
Un second grondement, plus fort et menaçant, éclata.
Il lui fallut un long moment pour réaliser qu'elle ne dormait plus. Elle était éveillée, assise dans une paillasse, sous une peau de bête et des couvertures, et elle était nue. Elle haletait, en sueur, terrifiée.
— Rendors-toi, ordonna une voix grave qui la fit frissonner juste derrière elle. C'est qu'un orage. T'es à l'abri.
C'était la voix de Kerell.
Elle chercha le capitaine des yeux, mais tout était noir. Elle finit par réaliser qu'il n'était pas sur elle, qu'il n'était pas en train de lui arracher ses vêtements, et qu'il n'était pas non plus en train de la frapper. Elle distingua son corps massif, allongé non loin, à même le sol, pelotonné sous une couverture. Il était crispé, comme s'il avait froid, et il la scrutait, presque avec de l'inquiétude pour elle. Elle réalisa qu'elle avait deux couvertures et une peau de bête, tandis que lui paraissait frigorifié. Elle ne sut pourquoi, mais elle attrapa l'une de ses couvertures, se leva, et vint la poser sur lui, avant de retourner sous sa peau de bête et sa couverture restante.
Un éclair illumina de nouveau l'intérieur de la tente, la faisant sursauter. Le tonnerre suivit de près. Elle comprit que le grondement qu'elle entendait en continu, pour le reste, était en fait la pluie diluvienne qui battait le toit et les murs de tissu. Des gouttes d'eau traversaient la toile et s'écrasaient au sol. Sa peau de bête était humide. Mais elle était au chaud.
Durant un bref instant, elle se sentit presque rassurée et réconfortée par la présence du capitaine. Elle avait cru qu'elle n'y échapperait pas, cette fois, lorsque les hommes l'avaient attrapée. Elle s'était éteinte, de nouveau, comme ça lui était déjà arrivé tant de fois par le passé. Elle s'était vue tenter de lutter sans conviction, puis elle s'était sentie abandonner dès que l'autre avait attrapé ses poignets pour l'immobiliser au sol. Ils avaient déchiré ses vêtements, et il était presque prêts... presque. Alors lorsqu'elle avait senti son poids disparaître, lorsqu'elle avait vu le capitaine le cogner si durement, elle avait failli rire. Ainsi, en cet instant, elle se sentait presque en sécurité.
Avant de se souvenir. C'était lui. Il la martyrisait. Il la menaçait de la violer presque à chaque fois qu'elle le voyait. D'ailleurs sûrement l'avait-il déjà abusée une fois. Il la frappait, la torturait, la détruisait. Elle le haïssait. Elle était autant en danger près de lui que seule au milieu du camp. Elle le détestait. Elle le...
— Merci.
Elle sursauta. C'était sa voix basse et grave.
— Pour la couverture, expliqua-t-il.
Il paraissait sincèrement reconnaissant. Elle, elle papillonna. Kerell aux Poings d'Acier. Il la remerciait de lui avoir apporté une couverture. Rien de tout cela ne faisait sens. Mais sa voix vibrait, murmurait, s'emplissait de gratitude. C'était encore un rêve. Sans nul doute possible.
Alors elle acquiesça et tenta de s'allonger de nouveau. Sans qu'elle n'y prenne garde, elle se rendormit presque aussitôt.
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