14 - La deuxième nuit
Elle eut le plus grand mal à achever le contenu de son tranchoir. Son ventre se serrait tout seul. Tout se déroulait comme la veille. Jusqu'à quel point la soirée serait-elle identique ?
Lorsqu'elle quitta le forum, Suly sur ses talons, elle marchait comme une marionnette. Elle craignait de rendre tout son repas si elle devait de nouveau retrouver le capitaine.
— Laisse-la moi ce soir encore, Suly.
Elle se figea, comme si elle était devenue de marbre. La voix était puissante, intense, basse. Elle résonna jusque dans ses entrailles, alors qu'il avait à peine murmuré. Elle ne se retourna pas. Elle savait exactement où il était. Dans l'ombre, derrière elle. Il l'avait attendue. Il allait l'emmener...
— Tu sais, lui répondit gentiment Suly, je ne plaisantais pas tant que ça, sur les os brisés, Poings d'Acier. Tâche de ne pas l'esquinter davantage, hein ? Je ne pourrais rien pour elle, sinon.
Il grommela en guise de réponse, sortit de l'ombre. Elle l'aperçut du coin de l'œil, les bras croisés sur son énorme poitrail. Il portait son épée en travers de son dos. Il avait pris le temps d'aller la chercher dans sa tente...
Il passa devant elle en décroisant ses bras massifs, lui adressa à peine un signe de tête, impérieux et indiscutable. Ce fut presque contre son propre gré que son corps obéit à l'ordre tacite. Elle lui emboîta le pas, sans même être capable de seulement s'écarter un tant soit peu de lui. La dernière chose qu'elle aperçut fut le regard compatissant de Suly qui se fixait sur elle, comme s'il espérait lui transmettre toute la force et tout le courage qui lui était permis.
Ensemble, ils franchirent une fois de plus la porte de la palissade. Elle reconnut aussitôt Mervin, qui y montait la garde avec l'un de ses acolytes.
Il ne dit rien, mais elle sentit son regard appuyé. Elle remarqua que le capitaine lui en rendit un noir et menaçant, mais ils n'échangèrent pas un mot et Kerell poursuivit en direction des champs d'entraînement. Le même champ. Le même endroit. Le même arbre.
Avec une méticuleuse précision, presque cérémonieuse, il répéta les mêmes gestes que la veille. Il déposa son épée au fourreau, droite, pointe en cas, contre le petit arbre. Il prit des bandes de tissu qu'il enroula lentement et soigneusement autour de ses mains ravagées. Et elle, elle le regardait faire sans sourciller et elle tremblait.
Elle tremblait de tous ses membres. La crispation de ses muscles réveillait les douleurs lancinantes de son corps. Elle avait envie de pleurer. De sangloter. Des larmes dévalaient déjà ses joues, d'ailleurs. Elle ne les avait même pas remarquées. Son ventre se retournait, ses jambes chancelaient, sa tête tournait.
Elle savait déjà la suite des événements. Elle savait déjà ce qui allait se produire.
— Si tu ne te bats pas, c'est moi qui le ferais, menaça tranquillement le capitaine d'une voix glaciale.
Elle était incapable de répondre. Incapable de bouger.
— Dégaine ton épée, lui ordonna-t-il.
Elle s'exécuta, tremblante comme une feuille d'automne.
— Allez, bats-toi, lui lança le capitaine. Bats-toi mieux qu'hier. Bats-toi, femme !
Et il s'élança sur elle. Elle voulut parer. Il était à mains nues tandis qu'elle brandissait son épée ; elle avait l'avantage. Pourtant, elle était terrifiée. Absolument terrifiée.
Il ne lui laissa aucun répit. Il frappa sa lame de la paume de la main, d'un coup si vif et si violent que l'épée fut arrachée à sa prise et vola hors de sa portée. L'instant d'après, Kerell lui assenait un coup dans le ventre qui la plia en deux. Puis il lui décocha un coup sur le bras droit, un autre sur l'omoplate comme elle se recroquevillait de douleur, un autre encore dans le bas du dos. Et puis d'autres. Des tas d'autres. Une pluie de coups.
— Allez ! lui hurla-t-il entre les violences. Ne m'oblige pas à te baiser ici, femme ! BATS-TOI ! Défends-toi !
Elle hurlait de douleur. Elle pleurait, elle gémissait, elle suppliait. Elle ne valait rien. Rien d'autre qu'un sac de sable à cogner. Et elle haïssait son impuissance autant que la violence de l'autre.
Lorsqu'il en eut assez, sans raison, il cessa de la frapper. Il recula, reprenant son souffle. Elle, elle voulait le tuer. C'était tout ce qui l'obsédait, tout ce qui tournait en boucle dans son esprit perclus. Elle voulait le détruire, le briser. Elle était au sol, prostrée, pleurant, terrifiée et sonnée par les coups. Mais elle n'avait plus qu'une seule image en tête : celle du capitaine plié à ses pieds, se tordant de douleur dans une mare de son sang. Elle se jura qu'un jour, un beau jour, elle contemplerait cette vision. Qu'elle l'entendrait hurler de douleur, qu'elle observerait sa décadence, qu'elle verrait son sang jaillir en flots et sa face d'ours supplier et gémir.
Elle se raccrocha à cette idée comme un noyé à une branche. Elle percevait à peine ses propres sanglots, sa propre douleur. Un jour, ce serait son tour. Un jour... Un jour elle lui infligerait la même chose. Un jour, elle se tiendrait au-dessus de lui alors qu'il ramperait dans sa misère. Un jour...
Elle ne pouvait pas rester là. Elle rassembla ses mains sous sa tête, contre le sol. inconsciemment, ses bras tâchèrent de l'éloigner du sol où elle crachait son propre sang. Elle tentait de se relever. Elle ne pouvait pas encaisser encore. Il fallait qu'elle s'éloigne...
Il la frappa au visage. Elle s'effondra de nouveau. Tout tournait autour d'elle. Elle allait perdre connaissance d'un moment à l'autre, s'il lui assenait encore un seul coup. Elle le savait, désormais. Comme la veille. Elle sentait qu'elle partait. Et comme la veille, elle savait ce qui se passerait si elle perdait connaissance... si elle était totalement à sa merci... et peut-être, au fond d'elle, qu'elle préférait être inconsciente lorsque ça se produirait. Pour ne pas assister à ça. Pour ne pas savoir. Pour ne pas percevoir. Pour ignorer et prétendre au silence.
Pourtant, il ne la frappa plus. Et elle, elle demeurait consciente.
— Allez, l'entendit-elle lâcher dans un souffle court. C'est fini. Relève-toi.
Dans les affres de sa douleur, elle crut pourtant déceler presque de la douceur dans sa voix. Mais elle ne parvenait pas à bouger. Elle pleurait, encore. Elle le sentait, malgré son absence. Elle était sonnée, ailleurs, mais elle sentait qu'elle pleurait. Elle était horrifiée, elle était sous le choc, humiliée, agressée, violentée, rouée de coups, sans raison que celle de passer les nerfs du capitaine.
Soudain, elle le sentit l'attraper et la soulever. Il se saisit d'elle par son bras droit, passa sa nuque musculeuse sous son épaule, la hissa de terre pour la remettre sur ses pieds. Elle tenta d'y prendre appui, par pur réflexe.
— Tu peux marcher ? demanda-t-il.
Non, elle ne le pouvait pas, mais elle respirait si fort, elle sanglotait si violemment, elle était encore tellement sonnée, qu'elle ne parvint pas à répondre.
— Ah ! grommela Kerell. Suly va encore me faire une crise... allez, je te ramène. Ça suffit pour ce soir.
Il la traîna à demi, la soutenant vigoureusement sous l'épaule, pour aller retrouver sa claymore. Il la saisit de sa main libre puis il quitta le champ d'entraînement, portant Liam sur son épaule tandis qu'elle tentait maladroitement de retrouver le contact du sol sous ses pieds.
Ils parvinrent aux barricades et les gardes les regardèrent arriver. Elle revenait peu à peu à elle et elle sentit les regards hilares et insistants des deux soldats sur elle. De Mervin, qui la voyait aussi misérable. Elle baissa la tête, abattue, les yeux et le visage ravagés tant par les coups du capitaine que par ses larmes.
— Hé bin, mon capitaine ! s'esclaffa Mervin avec son habituel morgue. On peut dire que t'es rapide mais efficace ! C'est la deuxième fois qu'on vous voit revenir pas longtemps après, mais qu'elle peut plus marcher ! Je suis jaloux ! Je suis pas aussi efficace que toi !
— Et tu ne le seras jamais si tu continues comme ça, Merv, menaça sombrement Kerell. Je te promets que tu dis encore un mot de plus là-dessus et je t'arrache les couilles.
Mervin fit amende. Il fit une moue faussement respectueuse, se rangea dans un garde-à-vous assez désinvolte.
— Pardon, mon capitaine. Je recommencerai plus.
— Ouais. C'est déjà ce que t'as dit hier. Allez, pousse-toi. Laisse donc rentrer ton capitaine !
Alors Mervin s'exécuta avec mauvaise grâce et Kerell franchit la porte, Liam affalée sur son épaule.
Il la porta ainsi jusqu'à sa tente. Elle reprenait peu à peu ses esprits, mais elle était encore sous le choc. Alors le capitaine poussa les pans de la tente, y entra. Il la mena jusqu'à sa paillasse. Dans une demi-conscience qu'elle luttait pour ignorer, elle le sentit qui l'allongeait assez brutalement. Elle connaissait la suite. Elle n'y pensait pas. Elle ne pouvait pas y songer.
Elle était tétanisée. Elle ne parvenait pas à bouger. Il faisait nuit, il était tard, elle était ravagée de douleur. Elle l'aurait volontiers cogné, elle aurait détruit son visage, elle l'aurait laissé en sang, rampant à ses pieds, elle en mourait d'envie. Mais son corps ne lui répondait plus. Elle avait l'impression d'être ailleurs, loin de tout ça, loin d'elle-même, comme si elle voyait la scène se dérouler en reflet dans un miroir.
— T'as pas besoin d'aide pour enlever tes vêtements ? demanda-t-il en se redressant de toute sa hauteur.
Elle le scruta, parvint à mettre toute sa colère dans ses yeux pleins de larmes.
— Bien ! répondit-il au regard plein de hargne. Alors repose-toi. Tu t'entraînes de nouveau demain. Sois pas en retard au petit déjeuner, cette fois !
Et puis, sans un mot de plus, il tourna les talons. La dernière chose qu'elle vit fut son large dos barré de sa claymore qui quittait sa tente, se découpant dans la clarté du ciel nocturne. Ensuite, elle sombra.
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