13 - La défense de l'intendant




Suly s'aperçut bien vite que les côtes brisées de Liam étaient une sinécure. Incapable de lever le bras sans s'arracher un cri étouffé, elle n'était bonne à rien. Pour son plus grand soulagement, l'intendant ne lui imposa pas longtemps le travail à l'épée. Il finit par opter pour l'équitation.

Ce n'en était pas moins douloureux, pourtant. Chaque à-coup de sa nouvelle monture, dans son dos et dans ses fesses, la transperçait comme si elle prenait un nouveau coup de poing dans sa plaie. Et puis, elle était piètre cavalière et son cheval était une puissante bête fougueuse et brutal.

La journée durant, sous les quolibets et les rires gras des hommes qui les accompagnaient au champ, elle apprit à approcher sa monture, à la flatter, à la mener en longe et à pied, à en monter et à en descendre. C'était tout ce qu'elle parvenait à faire, pour le moment. Marcher au pas sur une longueur de lice, aussi, mais seulement lorsque Suly menait à pied sa monture par la bride. Elle dut serrer les dents à chaque mouvement, à chaque douleur, à chaque pas. Elle dut serrer les dents à chaque rire, aussi. À chaque insulte. À chaque menace.

Elle distingua la force tranquille de Suly, en revanche, qui lui, se contentait de sourire distraitement aux remarques et de poursuivre ce qu'il faisait, comme si de rien n'était. Elle tâcha de l'imiter. De fermer ses oreilles, de ne rien entendre, de ne rien percevoir. Mais sourire lui était impossible. Ignorer totalement, lui était impossible. Chaque mot, chaque insulte, résonnait dans ses os, dans sa chair, dans tout son être. Chaque menace, chaque plaisanterie grivoise, chaque pique à son attention, avait la violence d'un coup de couteau en travers de son âme. Elle fit le dos rond, parce qu'elle ne pouvait rien faire d'autre, tandis que les soldats la massacraient dans les rires et les gloussements.

L'un d'entre eux, en particulier, frappait pour heurter. Il demeura au champ d'équitation toute la matinée durant, se contentant de s'assoir sur les talus oisivement et de la tancer d'insultes, de menaces, de blagues douteuses.

Lors de la pause méridienne, elle espéra qu'il changerait de champ d'entraînement, qu'il ne la retrouverait pas... mais elle le découvrit, au retour sur les champs, monté sur un puissant roncin gris, venu pour travailler avec lui à la lice. Elle manqua de s'effondrer, en le voyant. Elle aurait aimé pouvoir le trouver ridicule. Ses blagues auraient eu l'air minimisées par son incompétence... au lieu de cela, elle l'aperçut qui galopait dans la lice, frappait les mannequins d'une épée de bois avec une vivacité et une précision mortelle, évitait les obstacles comme s'ils étaient destinés à des enfants. Même son allure était redoutable. Droit et ferme, il n'hésitait pas et contrôlait sa monture avec une aisance écœurante. Elle qui ne parvenait même pas à mettre au pas son cheval, elle avait envie de s'effondrer, d'aller se terrer dans un trou.

— Ne fais pas attention à lui, Petite Souris, lui glissa Suly alors que l'autre éclatait d'un rire hideux comme elle ne parvenait même pas à glisser un pied dans un étrier pour monter. C'est un petit salaud doublé d'un éternel frustré.

Elle grommela quelque chose d'inintelligible, debout sur le petit tabouret qui lui servait de marchepied pour monter. Elle remarqua que personne d'autre qu'elle, ici, n'utilisait un tel artifice. Tous montaient et descendaient en un bond leste, alors qu'elle, elle n'arrivait même pas à glisser son pied dans l'étrier sans cela.

Elle se trouvait ridicule. Honteuse. Incapable. Elle ne valait rien, en comparaison.

— Hé, la ribaude ! lui lança l'autre à distance en revenant au petit trot. T'arrives pas à monter ? Viens dans ma tente ce soir, j't'apprendrai à monter un étalon !

Rires gras dans l'assemblée. Elle baissa la tête, serra les dents.

Pourtant, ce fut Suly qui réagit, cette fois :

— Un étalon ? C'est de toi que tu parles, Merv ? J'aurais pas dit...

Nouvel éclat de rire parmi les témoins.

— Ah bon ? P'têtre parce que t'as jamais vu d'étalon comme moi, Suly, c'est pour ça !

Suly pouffa :

— Mon vieux, des étalons comme toi, j'en vois tous les jours ! Ils défilent dans les bordels de Lans-Pernot, ils dépensent leur solde pour se taper les seules filles qui veulent bien d'eux, et ils se rengorgent de leur succès artificiel, mais dans le fond, s'ils valaient tant que ça au lit, ils auraient pas à payer du tout, pas vrai ? Alors dis donc, Merv, c'est quand la dernière fois que t'as troussé une fille sans avoir à la payer, hein ? Et forcée, ça compte pas !

L'autre se crispa, fit la moue, jeta un regard mauvais à Suly du haut de sa selle :

— Espèce de sale enf...

— Tais-toi, Mervin ! lui lança un autre non loin.

Le dénommé Mervin s'interrompit au milieu de son insulte. Suly le regardait avec un sourire amusé, bombant le torse, comme s'il attendait la suite avec une sinistre impatience. Mervin blêmit, lui adressa un rictus de dégoût, mais il fit volte-face et repartit au petit trot sans insister.

Liam se détendit. Suly avait fait front pour elle. Il s'était érigé, avec sa force tranquille et son sourire désinvolte, pour elle. Elle n'était pas seule. Elle ne l'était plus. Et cela, ça valait soudain tout ce qu'elle avait de plus précieux.

Il revint vers elle avec un petit sourire satisfait, reprit la bride de son cheval, la remit à l'ouvrage comme s'il ne s'était rien passé.

Au soir, elle était épuisée. Vidée. Ses douleurs avaient empiré d'heure en heure durant la journée. Elle avait même versé quelques larmes de souffrance, dissimulée dans la pliure de son coude en prétendant essuyer sa sueur. Suly n'avait pas été dupe, mais il l'avait poussée à continuer et pour lui, pour l'espoir qu'il lui avait offert, pour la défense qu'il avait dressée contre Mervin, elle s'acharna. Alors, lorsque l'intendant décida enfin de mettre un terme à la journée, elle crut qu'elle allait s'effondrer sur place et y dormir.

Il la secoua un peu, la poussa à avancer encore. Il fallait désormais desseller le cheval, le panser et l'étriller, veiller à ses rations... Elle se prit de haine et d'aversion envers cette bête. Le bai manqua de la mordre alors qu'elle lui ôtait ses brides, la repoussa violemment de la tête à plusieurs reprises, piaffa et renâcla avec colère aussi longtemps qu'elle lui tournait autour.

— C'est un cheval de guerre, lui expliqua Suly alors qu'elle pestait entre ses dents contre son sale caractère. Il faudra apprendre à vous connaître l'un et l'autre...

Ils se rendirent ensuite au forum pour le dîner, alors que tous y convergeaient déjà. Elle boîtait, elle dodelinait de la tête, elle rêvait déjà de sa paillasse sous sa tente et d'une longue nuit de sommeil. Inconsciemment, elle chercha Mervin du regard, prête à disparaitre si elle l'apercevait, mais elle ne le vit nulle part.

Elle s'installa à table à côté de Suly, comme la veille. Et comme la veille, Kerell aux Poings d'Acier choisit une place près d'elle. Son sang se figea lorsqu'elle le vit entrer dans le forum à son tour, dominant presque tous les autres d'au moins une bonne demi-tête, et il se gela lorsqu'elle comprit qu'il choisirait leur table.

Suly l'accueillit pourtant avec chaleur, comme s'il retrouvait un vieil ami :

— Hé, Kerell ! Comment je suis censée l'entraîner, moi, si elle a des os brisés, hein ?

C'était autant une remarque sérieuse qu'une boutade. Le capitaine y répondit d'un grognement à peine perceptible, alors qu'il prenait place sur le banc près d'elle.

— Enfin, poursuivait Suly, heureusement qu'il y a du travail sur son équitation, hein... d'ici à ce qu'elle sache monter correctement et puisse attaquer l'entraînement au combat à cheval, ses côtes auront guéri.

— Mmh.

Il se servait de la cervoise d'un pichet de la table, sans même adresser un regard ni à Suly ni à Liam. Elle, elle parvenait à peine à l'observer. Tout en lui la dégoûtait. Sa trogne d'ours mal léché, son mufle constamment fripé de mécontentement, sa sale manie de ne répondre qu'en grognements et rictus, et jusqu'à ses regards si tranchants qu'ils en étaient inquiétants. La balafre qui remontait sur sa joue, aussi, aggravait encore son allure. Il n'était pas hideux, mais il était effrayant. Le genre d'homme dont le visage, le corps et les attitudes crient à la ronde de s'en tenir loin. Il empestait le sang, la violence brute, et cette aura qui émanait de lui écœurait Liam.

Lorsque passa le cuisinier à la barbe de feu, il la servit encore moitié moins que les autres. Elle ne protesta pas. Elle baissa les yeux. Elle était affamée, mais elle n'avait plus l'énergie pour seulement murmurer quelque chose.

Pourtant, comme la veille, Kerell s'empara de son tranchoir sans lui demander son accord, y déversa une partie de sa propre ration, la lui rendit ainsi augmentée.

Elle ne dit rien. Il ne semblait pas attendre quoi que ce soit d'elle, d'ailleurs. Il engloutit son dîner en silence, puis il se leva de table et disparut alors qu'elle n'en était qu'à la moitié de sa propre nourriture.

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