12 - Au travers des portes de l'enfer

Elle trouva Suly aux abords de l'intendance. Kerell lui avait ordonné d'aller le voir pour qu'il l'entraîne, mais elle ignorait s'il avait reçu des ordres en ce sens, lui. En revanche, l'idée d'entraînement avait une étrange saveur douce-amère. Si elle s'entraînait en compagnie des hommes de la troupe, c'était qu'elle en faisait un peu partie, maintenant. Elle ignorait encore si c'était là une bonne ou une mauvaise chose. Mais après tout, c'était pour ça qu'elle était venue. Pour ça qu'elle avait tourné le dos à sa vie. Alors, il était temps d'essayer, malgré les douleurs lancinantes qui pailletaient tout son corps.

Lorsque l'intendant la vit, tandis qu'il s'affairait à un peu de rangement des matériels entreposés aux abords de sa cahutte, il s'illumina un instant de satisfaction :

—    Te voilà, Petite Souris ! Je commençais à me demander si tu allais venir ! Comment tu te sens ?

Elle hésita, vérifia machinalement du regard qu'il n'y avait personne autour d'eux. Elle trouvait la gentillesse de Suly vraiment touchante. Il était le seul, ici, à lui témoigner autre chose que du dédain.

—    Je... ça...

Elle ne pouvait pas répondre que ça allait. Ça n'allait pas. Elle pouvait à peine remuer le bras, son genou était engourdi et faiblard, son visage enflait sous les contusions. Elle sentait encore une barre de douleur cuisante en travers de son ventre, elle avait encore la saveur de fer dans sa bouche et la sensation électrique dans son crâne qui lui revenaient en mémoire. Elle sentait qu'elle se détendait en présence de Suly, et remarquait ainsi l'effroi et la terreur qu'elle éprouvait lorsqu'elle apercevait le capitaine. Sans parler de cette nuit... de son inconscience, de sa nudité au réveil, de l'implacable autorité de Poings d'Acier à qui, de toute manière, elle ne pouvait se refuser.

Et soudain, ses nerfs lâchèrent comme une digue qui se rompt. Quelque chose dans le regard sincère et vraiment bienveillant de Suly, peut-être. Quelque chose dans son attitude, qui laissait penser qu'il posait la question en écoutant attentivement la réponse. Elle sentit sa vision se brouiller, sa gorge se nouer d'instinct, son ventre se serrer.

— Non... s'entendit-elle murmurer d'une voix chevrotante. Ça ne va pas...

Il comprit aussitôt.

— Oh, Petite Souris... ! Je suis désolé... Je suis désolé ! Viens, asseyons-nous ! Raconte-moi. Raconte-moi tout, Petite Souris !

La voix était si douce, les deux mains qu'il venait de poser sur ses épaules étaient si réconfortantes, la gentillesse de sa réaction était si touchante, qu'elle fondit en larmes. Ce fut comme si les murs qu'elle avait tenté d'ériger, en torchis et en plâtre, s'effondraient soudain sous la pression qu'ils avaient contenue. Elle se déversa hors d'elle. Elle sentit le monde vriller, se rompre sous ses pieds.

Tout ce qui conserva un semblant de réalité, c'était ce contact, dans son dos, là où Suly posait sa main pour la guider. Ils s'assirent quelque part, et il la laissa déverser ses sanglots en lui flattant doucement l'épaule, en signe de compassion.

Alors, elle raconta. Elle raconta les coups. L'effroi. L'humiliation. La douleur. Elle raconta la peur, l'impuissance, le dégout, le rejet. Elle raconta la terreur que lui inspirait le capitaine. Elle raconta presque tout. Tout sauf une chose. La pire, peut-être. Elle n'y parvenait pas. Elle ne parvenait pas à seulement l'imaginer. La nuit. La nuit inconsciente, avec lui.

Alors, dans son discours à Suly, elle s'en tint à l'instant où elle avait perdu connaissance. Elle veilla à ne pas laisser le moindre indice sur ce qui avait pu se produire ensuite. Elle passa sous silence les menaces que Kerell lui avait proférées comme un avertissement, de peur que Suly devine de lui-même. Parce qu'elle ne le voulait pas. Parce qu'elle n'y parvenait pas. Parce qu'imaginer seulement ce qui avait pu se produire lui donnait la nausée. Parce que c'était au-delà de ses forces. Parce qu'elle avait encore besoin de croire qu'elle inventait, que son esprit fabulait, que ce n'était que son imagination, et que, si le soldat en arrivait pourtant à la même conclusion qu'elle, cette échappatoire en mirage s'effacerait aussitôt. Parce que mettre des mots sur la chose revenait à lui donner sa substance et sa véracité, aussi, et qu'elle n'en était pas encore capable. Qu'elle préférait que ça reste un concept vague, un nuage noir dans son esprit, sans jamais devenir une masse tangible et concrète.

Et puis aussi parce qu'elle avait peur. Peur de lui, de ce qu'il penserait, de ce qu'il verrait en elle s'il apprenait. Qu'était-elle, maintenant ? Rien de plus qu'une coquille vide, une chose à prendre selon son bon vouloir, une femme brisée de nouveau qui n'avait plus sa valeur ? Comment Suly la traiterait-il, s'il ne voyait en elle plus qu'une victime dénuée d'humanité ? Si elle n'était plus une personne mais une chose qui avait été possédée par un autre ?

Alors, elle ne raconta que le champ d'entraînement. Que les coups. Que la douleur. Elle ne raconta que l'effroi qu'elle éprouvait maintenant à son encontre. Et il écouta. Elle lui narra qu'elle avait apparemment des côtes brisées, qu'elle sentait un genou fragilisé, que sa tête lui paraissait sur le point d'éclater, que les souvenirs étaient flous et emmêlés. Et il écouta. Sans rien dire, en silence, une main amicale s'attardant sur son épaule, il écouta attentivement.

Lorsqu'elle eut fini, un immense poids paraissait déjà extirpé de son cœur. Il eut une moue navrée.

— Oh, Petite Souris... murmura-t-il avec une compassion si douce qu'elle la sentit réchauffer son cœur. Je suis désolé... désolé que tu aies dû subir ça. Kerell est une brute. Un vrai rustre. C'est un violent, qui ne vit que par la violence. Je suis désolé... c'est ainsi. Tu as encore le choix, Petite Souris, tu sais. Tu n'as pas encore prêté serment, donc tu ne seras pas considérée comme un déserteur si tu t'en vas...

Elle tressaillit. Partir. Elle n'y avait même pas songé. Suly lui adressa un sourire triste mais empli d'une immense confiance :

— Mais ce serait dommage, de partir maintenant, je crois. Tu peux devenir un soldat. Tu peux apprendre à te battre, Petite Souris. C'est pour ça que tu es venue, au départ, non ? Pour devenir une battante, pas vrai ?

Elle soupira, contempla les paumes de ses mains éraflées. Elle opina lentement du chef. Elle se remémorait le poids de l'épée, la profondeur des entailles qu'elle parvenait à faire dans le bois lorsqu'elle frappait, l'envie de voir ces bûches se transformer en corps de ces hommes qui l'avaient malmenée et possédée si longtemps durant. Elle était venue pour se battre. Pour être autre chose, déjà, qu'une coquille vide. Pour inspirer la peur, l'effroi, le respect, à ceux qui l'avaient autrefois foulée au pied.

Il sourit de plus belle :

— Je vais t'apprendre, Petite Souris. Je vais t'apprendre à te battre. Ensuite, tu choisiras de rester ou non. Tu veux bien ?

Elle releva le regard vers lui. Il la contemplait avec une telle intensité qu'elle se crut soudain capable de tout endurer, pour lui. De tout supporter, pour atteindre cet espoir qu'il lui offrait maintenant si généreusement.

Elle tremblait, ses sanglots n'étaient encore que mal étranglés dans sa gorge, mais elle souffla lentement, écoutant le chevrotement de sa respiration saccadée ; et puis elle soutint le regard du soldat. Elle plongea dedans comme on se jette à l'eau, dans un tourbillon noir et menaçant.

— D'accord. Apprends-moi...

— Ça ne va pas être facile, la mit-il en garde. Ça ne va pas être une chose aisée. Ça se fera dans la douleur, dans le sang et la sueur. Tu apprendras le goût de la terre, celui du bois, celui de ton propre sang. Tu apprendras la brûlure des ampoules dans les mains à force de tenir l'épée. Mais ça vaudra le coup, crois-moi. Un jour, Petite Souris, un jour, tout le monde te craindra et te regardera avec respect et admiration. Même le terrible et effroyable Kerell aux Poings d'Acier. Mais pour cela, il faudra que tu tiennes bon. Tu le peux ?

Elle hésita. La douleur... elle la connaissait déjà bien. Elle ne la craignait pas autant que l'humiliation qui l'accompagnait. Elle ne la craignait pas autant que l'impuissance. Elle endurerait. Pour devenir capable de se relever, capable de rendre coup pour coup, elle endurerait.

Elle soupira longuement. Elle devait en être certaine. Il n'était pas question de souffrir encore, pour abandonner en cours de route. Elle ne lâcherait pas tant qu'elle ne serait pas capable de se battre comme il se doit. Tant qu'elle ne serait pas capable de tenir tête à Kerell aux Poings d'Acier, de lui distribuer des coups en retour, de lui faire cracher son propre sang.

Elle tiendrait bon.

Alors, elle releva le visage vers Suly. Elle acquiesça. Il sourit, cette fois avec une immense satisfaction :

— Parfait, Petite Souris ! Voilà ce que j'aime voir ! Tu te battras ! Lorsque tu seras l'une d'entre nous, si Rufus t'accepte, tu pourras même lui demander de changer d'affectation et d'aller sous le commandement de l'un des autres capitaines, si vraiment Kerell te rebute tant que ça. Mais je crois que tu ne le feras pas...

Elle frissonna.

— P... pourquoi ça ?

Après tout, Kerell était une brute, il venait de le dire lui-même. Si elle avait la moindre chance d'obéir à un autre que lui, elle la saisirait ! Pourquoi en douterait-il ?

Pourtant, il sourit de plus belle :

— Tu auras bien vite le temps de l'apprendre par toi-même, Petite Souris, ne t'en fais pas. Nous tous, ici, nous avons d'abord commencé par le haïr. Mais crois-moi, maintenant, nous tous, nous chevaucherions avec lui jusqu'au travers des portes de l'enfer, si c'est là qu'il mène la charge, et nous en serions tous honorés. Et je suis certain que toi aussi, un jour, tu comprendras pourquoi. Allez ! Viens ! Tu as beaucoup à apprendre ! Mettons-nous à l'œuvre !

Elle soupira, se leva, le suivit. Son entraînement allait débuter. Elle tiendrait.

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