11 - Du pain et du miel

Elle avait manqué l'heure du petit déjeuner. Elle s'en aperçut lorsqu'elle parvint au forum, qui achevait de se vider. Les maîtres coqs étaient occupés à débarrasser les gobelets et les tranchoirs, à évacuer les restes, et à ranger les tabourets sous les tables. Les regards noirs qu'on lui lança à son approche en dirent long : pas de place pour les retardataires.

Mais elle était affamée. Révulsée, fatiguée, transie de douleurs et de honte, mais affamée. Elle réclama poliment, en vain. On lui refusa tout service ; elle n'aurait pas même une miche rassie. Alors, elle finit par se résigner. Elle se sentait vide, de toute manière. Épuisée et dénuée de toute substance, hideuse et torturée, elle comprenait qu'on ne lui donnerait même pas une miette. Machinalement, elle massa la marque à la base de son cou. Celle qui était imprimée dans sa chair au fer rouge pour lui rappeler son état : elle n'était qu'une fille de joie. Et elle ne valait rien. Pas davantage que du bétail.

Elle soupira, abandonna, fit demi-tour... et se figea.

« Ren ! »

Elle sursauta tant l'appel qui avait claqué était tonitruant. Sa voix était un véritable coup de tonnerre, son visage en était la personnification. Il ne l'avait même pas vue – ou pas remarquée – et il paraissait chercher quelqu'un. Il se fichait bien d'elle, comme de tous les cuistots qui s'étaient glacés d'effroi sous la puissance de son cri. Ses yeux noisette balayaient le forum avec sévérité et menace, comme ceux d'un fauve à l'affut de sa prochaine proie.

Ce fut elle qu'il finit par accrocher, après l'avoir survolée plusieurs fois. Il se riva sur elle comme s'il avait eu un harpon. Elle frémit, baissa les yeux, regretta la folie qui l'avait amenée ici au lieu de l'envoyer se terrer au fond de sa tente.

— Tu cherches à manger ? lui lança-t-il comme un aboiement.

Elle sursauta sous le claquement de voix, se crispa. Elle craignait de voir partir un coup, de le recevoir en pleine face, à chacun de ses haussements de ton. Elle riva ses yeux par terre pour ne pas risquer de le courroucer d'un regard qui aurait pu lui déplaire, attendit qu'il se désintéresse d'elle comme un chat d'une souris morte.

— Hé ! Je t'ai demandé si tu cherchais à manger ! Réponds !

Elle se tétanisa, crispée de tous ses muscles, prête à encaisser la suite. La douleur dans ses côtes s'attisa de plus belle, lui arrachant un rictus de souffrance, mais elle parvint à hocher lentement la tête, sans jamais relever les yeux sur lui.

— Viens.

Elle sursauta une nouvelle fois, sentit qu'il l'avait quittée du regard, releva les yeux sur lui pour remarquer qu'il avait déjà tourné les talons. Elle jeta des regards apeurés autour d'elle, croisa quelques réponses compatissantes dans les yeux de certains maîtres coqs mais pas d'autre soutien. Et puis, comme le capitaine s'éloignait déjà et ressortait du chapiteau, elle se hâta à sa suite, incapable de désobéir à un ordre aussi direct et impérieux que le dernier qu'il lui avait lâché.

Sans jamais se retourner pour vérifier si elle le suivait, il la mena vers les constructions de bois accolées au forum. Les cuisines, elle le sut à l'odeur et au nombre de cheminées de fortune qui fumaient généreusement malgré l'été.

Kerell ne frappa même pas. Il poussa le battant de la haute et vaste porte de chargement comme s'il était là chez lui, s'enfonça dans l'antre animé et ardant des cuisines de la troupe.

— Kerell, espèce de fils de catin ! hurla une épaisse voix au fond de la cuisine. T'as aucun droit pour être là ! J't'ai jamais autorisé à mettre les pieds ici ! Dégage, maraud, ou je t'éviscère comme une truie !

— Viens donc, foutu cuistot ! gronda le capitaine en retour. Viens donc, si tu l'oses ! T'es pas la moitié de ce que je suis et tu oses me menacer ! Viens, que je te rappelle pourquoi je suis le capitaine aux Poings d'Acier !

— Tu peux fanfaronner tant que tu veux, Poings d'Acier ! T'es p't'être un capitaine sur le champ de bataille, mais ici, t'es rien ! Rien du tout, tu m'entends ? Ici, le commandant, c'est moi, et moi seul ! Et moi, je ne t'ai jamais autorisé à mettre un pied ici ! Alors fous le camp ou je t'émascule avec un couteau de cuisine !

Liam sentit le capitaine se crisper, gronder au fond de sa gorge, fermer ses mains en poings compacts comme des masses d'arme. Elle osa à peine relever les yeux vers celui qui osait menacer cette brute, mais elle le reconnut aussitôt. Le cuistot à barbe de feu qui l'avait servie la veille. Bedonnant et massif, son visage porcin affichait un hideux rictus de colère à l'attention de Kerell, auquel ce dernier répondait par pire encore.

— Je te l'ai dit, gronda Poings d'Acier, tu n'as rien pour me menacer, cuistot. Rien du tout ! M'émasculer ? Ha ! Toi-même, t'as déjà pas la paire de couilles pour t'approcher de moi ! Je suis venu te réclamer une ration de déjeuner, et tu vas me la servir sur-le-champ !

— J'ai d'ordre à recevoir de personne, sale chien ! Et toi, t'as pas assez d'importance ici pour me réclamer du rab ! T'es en retard, t'es en retard ! Un point c'est tout ! Et tu pourras aller bouffer la ration des cochons si vraiment t'as trop faim, mais de moi, parole de cuisinier, t'auras pas une bouchée de pain ! Même c'bâtard de Rufus, il a pas d'ordre à m'donner ! Même lui, il fout pas les pieds ici sans y être invité, d'ailleurs ! Alors fous le camp, Kerell ! Et reviens pas la queue entre les jambes me quémander du miel, t'auras que d'alle ! Dégage !

— Mmh ! Rufus vient pas parce qu'il aurait trop peur de plus jamais oser goûter à ta cuisine, oui...

— Il vient pas parce qu'il a surtout trop peur de moi, cet enfoiré !

Ce fut un silence glaçant qui accueillit ces dernières paroles. Même Kerell parut se figer. Près de lui, Liam le sentit se ramasser soudain comme un monstre prêt à bondir. L'atmosphère se glaça instantanément. Le regard que Kerell jetait désormais au cuisinier était si noir et si froid qu'il devenait terrifiant. Plus terrifiant que tout le reste. Comme s'il allait tuer, soudain.

Ce fut avec un ton bien plus bas, bien plus inquiétant et bien plus crispé qu'il siffla entre ses dents :

— Insulte encore une seule fois le général en ma présence, cuistot, et je t'arrache la langue moi-même, sur le champ et devant tous tes apprentis.

Liam tressaillit d'effroi. Tout, dans le ton, le regard et l'attitude de Kerell, indiquait qu'il était véritablement prêt à le faire, et que ce serait sans hésiter ni sans fioriture. Elle baissa les yeux, craignant soudain de devoir contempler le spectacle de l'homme à la barbe de feu barboter dans son sang, sa langue arrachée avec un ustensile de cuisine et jetée à ses pieds.

D'ailleurs, le cuisinier affecta une moue contrite, comme s'il se reprenait lui-même et regrettait ces paroles.

— Bon, et pourquoi est-ce que je te servirais, Kerell, hein ? Pourquoi toi et pas les autres ?

— Parce que c'est pas pour moi, sombre crétin !

Un nouveau silence s'écoula dans les cuisines. Liam remarqua que tous les apprentis, la petite demi-douzaine qu'ils étaient, s'étaient tus et figés, comme des statues de marbres qui contemplaient le spectacle avec effroi.

Les yeux du cuistot finirent par se poser sur elle :

— Tu te fous de ma gueule, Kerell ?! s'emporta-t-il soudain. Tu viens en retard, tu t'invites dans mes cuisines, et tout ça pour me réclamer un service pour ta ribaude ?! Tu t'es cru où ? Au bordel de la Veuve Paltot, hein ?! C'est pas le bon endroit, espèce de houlier sans cervelle ! Pour fourrer des gaupes, tu fais ça où tu veux, mais pour les loger et les nourrir, y'a des maisons closes ! Et puis, à voir la gueule qu'elle se tient, tu l'as déjà bien troussée, dis donc ! J'vois pas c'que tu voudrais encore en tirer ! Et elle a encore moins à faire dans ces cuisines que toi ! Vire-la ou je vous équarris tous les deux pour le ragout de ce soir !

— C'est pas toi qui vas m'apprendre comment traiter mes ribaudes, espèce de tête de nœud ! J'la nourris si je veux, quand j'veux et où j'veux, et je t'ordonne de lui filer une ration !

— Y en a pas ! riposta le cuistot en se retournant comme pour couper court à la discussion.

— Hé bin t'en fais une. C'est pour ça qu't'es là. Pour faire à manger.

— Oui, mais pas pour les catins du camp d'à côté !

— Elle est pas dans le camp d'à côté, là ! Elle est ici, alors tu vas la servir ou je t'explose le râtelier, que tu pourras plus jamais manger autre chose que ta propre cuisine de bouillies et de ragoûts, tu m'entends ?!

— J'sers pas les filles de joie.

— Elle, tu la sers.

— Y'a pas assez de rations pour vous deux.

— J't'ai demandé combien de rations, espèce de jean-foutre ?! Tu sais compter jusqu'à deux, non ? Parce que je t'en ai demandé qu'une, et tu sais que un c'est moins que deux ! Alors magne !

L'autre ne répondit pas tout de suite. Il leur tournait le dos, s'activait sur un plan de travail. Liam crut qu'il avait décidé d'ignorer l'énorme brute épaisse qu'était Kerell, et elle commençait à songer qu'il devait être bigrement puissant pour oser défier ainsi le fauve qu'était Poings d'Acier.

Pourtant, soudain, le cuisinier se retourna et lança une boîte de bois à Kerell sans crier gare. Le capitaine l'attrapa au vol. Une ombre de sourire s'esquissa sur son mufle :

— T'es vraiment qu'un salopard, Ren !

L'autre pouffa :

— Rien que tu ne saches déjà, cap'taine !

Kerell releva les yeux sur lui, et à son immense surprise, Liam le vit adresser un vaste sourire franc et sincère à son rival, qui l'accueillit d'un hochement de tête. Et puis, sans autre réponse, Poings d'Acier tendit la boîte à Liam :

— Après ça, t'iras trouver Suly. Il t'entraînera aujourd'hui.

Sans un autre mot, Kerell repartait.

— Hé, Kerell ! le rappela Ren. T'étais vraiment venu rien que pour elle ? Elle baise si bien que ça, que tu déplaces tes miches jusqu'ici pour elle ?

— J'étais venu pour ma ration, grogna Kerell. Mais à voir la gueule qu'elle se tient, comme tu dis, elle en a plus besoin que moi !

L'autre éclata de rire.

— Hé, Cent Maîtresses ! Attrape !

Un petit pain fila à travers la cuisine. Kerell le saisit au vol, le contempla dans sa poigne massacrée, releva les yeux sur Ren, lui sourit.

— Je sais qu'ça creuse, de trousser les femmes, lui lança le cuisinier.

Kerell fit une moue sévère :

— Toi ? Vu ta tête, mon vieux, ce qui doit te creuser le plus là-dedans, c'est le pognon que tu dois leur verser pour qu'une d'entre elles accepte de t'avoir pour la nuit ! Et m'est avis qu'tu dois payer double !

Il n'attendit pas la riposte et quitta la cuisine sans un autre mot. Liam demeura là, stupéfaite et éberluée. Elle tenait toujours la boite de bois. Et elle sentait sacrément bon la bouillie d'avoine, le miel et le pain.

— Et toi, va t'assoir dans le forum pour manger ta ration, lui adressa Ren avec une gentillesse rustre mais bienveillante. Et t'as intérêt à pas en laisser une miette. C'est la bouffe du capitaine Kerell aux Poings d'Acier, que tu vas manger ce matin ! T'as intérêt à y faire honneur !

Elle crut qu'elle allait verser une larme de joie, pour à peine un peu de miel et de pain.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top