1 - Une chaude journée d'été
Liam avait rassemblé toute sa volonté. Parée de son épée, elle se tenait, résolue et inébranlable, devant la porte sud du campement fortifié. Et elle ne reviendrait pas sur sa décision. Elle allait tout abandonner, tout plaquer, lâcher son ancienne vie. Peu importait le prix. Même si cela devait la reléguer au rang de pire encore que ce qu'elle était. Elle tâchait de s'en souvenir. De s'en convaincre.
Le soleil était de plomb. De part et d'autre de la route, des champs de blés presque murs pour la moisson dansaient indolemment sous la brise d'été, dans un souple froissement d'épis secs. Dans cette même brise, ses longs cheveux noirs de jais ondoyaient autour de son visage. Ses jupes s'agitaient autour de ses chevilles. Les fanaux de guerre qui marquaient l'entrée du camp s'étiraient en silence, affichant leur emblème : le chat couleur sang sur fond noir. Le noir des mercenaires...
Quelques arbres projetaient leur ombre sur la route de terre au centre de laquelle elle se tenait. Une ombre salvatrice, qui pouvait la garder à l'abri de la torpeur estivale. Mais elle ne s'y réfugiait pas. Elle se tenait dans la lumière. Elle transpirait un peu dans l'air étouffant, mais elle savourait la brise qui effleurait son front.
Devant elle, une palissade de bois, haute de plusieurs pieds, protégeait une véritable ville composée de tentes colorées, de fanaux et d'étendards. Sa porte, une simple ouverture dans l'empilement de bois qui formait l'enceinte, était gardée par deux hommes. Et ils la toisaient avec un sourire goguenard ; lubrique, même, pour l'un d'entre eux.
Liam connaissait trop bien ce regard. Elle en avait assez de le subir, tous les jours, constamment. La brise souleva une mèche de sa chevelure, dévoilant la naissance de son cou, là où elle portait sa marque. La marque des prostituées, cicatrice d'une plaie faite au fer rouge comme sur du vulgaire bétail. C'était pour cela, qu'elle était là. Pour cela qu'elle avait une épée au flanc. Pour cela qu'elle se tenait dans la fournaise du midi estival, en plein soleil, face à ces deux soudards qui la contemplaient comme si un festin leur était servi en avance.
Oui, elle en avait assez. Plus qu'assez. Assez de baisser les yeux et d'écarter les cuisses. Assez de se taire, d'étouffer sa rage et sa colère, assez de se soumettre et d'attendre. Assez de n'avoir pas la mainmise sur son propre destin.
Alors, cette fois, elle releva les yeux et soutint les regards amusés des deux hommes. Elle ne cilla pas. Elle frémissait, pourtant, mais elle tint bon.
— Hé, la ribaude, lui lança l'un d'entre eux en s'impatientant, le camp des catins, c'est de l'autre côté !
Elle fit une moue de dégoût. Elle savait qu'il ne plaisantait pas : il y avait bel et bien un amas de tentes bariolées et chaotiques, accolées à la palissade, où vivaient et œuvraient des filles de joie par dizaines. C'est que la clientèle des mercenaires ne manquait pas, et qu'ils ne se lassaient guère de la compagnie féminine qu'ils pouvaient se payer.
Mais elle, elle n'était pas là pour ça.
Oh, bien sûr, elle y avait songé. Une clientèle de soudards pas avares de leurs sous pour les filles, pas de maître à servir ou à payer, pouvoir garder pour elle-même tout l'argent qu'elle touchait, n'avoir à obéir qu'aux clients, et s'octroyer le luxe de les choisir... voilà déjà un doux rêve, pour une fille comme elle. Elle n'avait connu que l'illusoire confort des maisons closes, des maquerelles et maquereaux qui finançaient les établissements où elle travaillait, à qui elle devait obéissance si elle ne voulait pas se retrouver à la porte sans un sou en poche. Ici, elle aurait pu abandonner le joug de sa maîtresse actuelle, ne travailler que pour elle-même, être libre. Ou ce qui s'en approchait le plus.
Elle aurait été une fuyarde, malgré tout. Une évadée. Elle aurait sûrement été traquée, retrouvée, punie de sa rébellion. La liberté aussi, elle n'aurait été qu'illusoire.
Alors, Liam s'était résignée. Résolue, plus exactement. Cette vie, elle n'en voulait plus. Elle la changerait, ou elle la quitterait. Devenir mercenaire était le meilleur moyen d'échapper aux traques, et même à la justice. Une fois devenue soldate, nul ne viendrait plus la réclamer. Le pire des criminels pouvait ainsi échapper à la justice, rien qu'en se rangeant sous les ordres d'un commandant mercenaire.
Alors, lorsqu'elle avait trouvé une épée oubliée la veille par un client trop aviné – certainement un membre de cette troupe, d'ailleurs –, l'idée avait germé. Des semaines durant, elle était sortie en douce durant la journée, emportant sa trouvaille. Elle s'était entrainée, seule, à frapper des buches avec le tranchant de l'arme, qui s'était salement abîmé. Mais qu'à cela ne tienne. Elle était déterminée. Et elle savait désormais s'en servir.
Elle posa sa main sur la fusée, soutint le regard de celui qui lui avait indiqué le camp des prostituées. Il haussa les sourcils avec circonspection, un sourire amusé se dessinant sur ses traits.
— Ho, là, ma jolie, ricana-t-il, c'est pas comme ça que tu vas attirer les clients, tu sais ?!
L'autre s'esclaffa, et Liam tressaillit. Elle tira l'épée. L'acier grinça laborieusement dans le fourreau, avant de capter les éclats du soleil de plomb.
— Je veux rejoindre vos troupes ! clama-t-elle aussi fort qu'elle le put.
Elle se sentit ridicule aussitôt eut-elle prononcé ces mots. Sa voix était chevrotante. Son souffle était écrasé par le poids de la fournaise estivale. Sa sueur suintait le long de son cou, collait à ses vêtements de femme. Elle brandissait une épée émoussée, dérobée à un de leurs confrères à la faveur d'une nuit alcoolisée. Elle n'irait guère bien loin, à moins d'un miracle.
Les deux autres le savaient aussi ; ils échangèrent un regard ahuri, avant d'éclater d'un rire sonore et narquois qui les secoua tant qu'ils se tordirent en deux, prenant appui tant bien que mal sur les hampes de leurs hallebardes.
Elle ne pouvait plus reculer. Elle ne pouvait pas se laisser démonter. Elle devait insister. Elle insisterait tous les jours, s'il le fallait, jusqu'à ce qu'ils en aient assez de la voir et décident de lui donner sa chance.
Alors, elle remplit ses poumons et scanda de nouveau :
— Je veux rejoindre la troupe des Chats Sauvages ! Menez-moi à votre commandant !
— Ha, ha, ma jolie ! C'est qu'mon commandant, s'il te voit, c'est dans son lit, qu'il va t'amener, et pas ailleurs ! Et t'auras pas besoin d'ton bout d'ferraille, là ! Allez, range-moi ça, ou c'est mon braquemart qu'tu vas prendre dans ton fourreau, et tu verras pas la couleur des pièces que j'paie d'habitude aux filles comme toi !
Le second soudard redoubla de rire, et le premier paraissait se gonfler de fierté. Liam sentit ses paumes devenir de plus en plus moites. Elle était folle. Folle à lier. Tous ces hommes, ici, ne connaissaient des femmes que les prostituées qu'ils payaient ou celles des villes qu'ils prenaient à la guerre. Dans un cas comme dans l'autre, ce n'était guère engageant... Et la voilà qui réclamait à les rejoindre et vivre en leur compagnie !
La pensée lui fit l'effet d'une douche froide. Malgré la chaleur écrasante, elle sentit son dos et ses bras se glacer. S'ils étaient tous comme lui, jamais elle ne trouverait la paix, ici.
Elle crispa ses mains sur la fusée de l'épée. Elle ne pouvait pas renoncer. Pas déjà. Pas aussi vite. Rien ne serait jamais pire que la vie au bordel. Rien. Alors, elle tint bon, ne cilla pas.
— Je ne rangerai mon épée que lorsque vous m'aurez présentée à l'un de vos commandants ! insista-t-elle. Dites-leur que je souhaite m'engager ! Je veux rejoindre la troupe !
— Et moi, j'veux être le roi et baiser la reine ! Mais c'est pas comme ça qu'ça marche, fillette ! Et si tu restes là encore, c'est toi que j'vais baiser dans pas longtemps !
— Viens donc essayer, pour voir ! le nargua-t-elle en tâchant de ne pas prendre ses jambes à son cou.
Il ricana :
— De suite, oui !
Il s'empara de sa hallebarde, la souleva...
« IL SUFFIT ! »
La voix tonna comme un claquement d'orage. Elle figea tout le monde de stupeur. Sa puissance même était terrifiante.
Derrière les deux gardes, un homme franchissait la porte de la palissade. Les soudards s'écartèrent avec révérence, soudain intimidés par sa présence. Et il y avait de quoi.
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