Le soleil déclinait. Au travers des stores, une lumière crépusculaire conférait une intimité à la confrontation qui se déroulait à huis clos, dans le bureau austère du chef de service marketing. La couleur dorée et striée de cette fin de journée ne suffisait pas à adoucir le visage de Yuki. Plantées derrière la porte du bureau interdit aux visiteurs inopportuns, les deux antagonistes se tenaient l'une face à l'autre comme deux rives opposées par un torrent bouillonnant.

« Qu'est ce que c'est que ce délire? »

Yuki ponctua sa question d'un geste sec de sa main menottée, exigeant une réponse qui avait tout intérêt à lui convenir, sous peine d'amputer Hana de son délicat poignet de jeune vierge à deux doigts du mariage.

« J'ai voulu t'en parler mais finalement je me suis dis que te garder la surprise, ce serait sympa...Quoi? tu n'apprécies pas ?

- Hana, stop, ne me prends pas pour une imbécile sortie du sein de sa mère. D'ailleurs, comment peux tu me parler de surprise? »

La manière dont elle agitait les mains, pour appuyer chacun de ses mots, tout en entraînant celle d'Hana, emprisonnée, avait quelque chose d'inquiétant. Hana parviendrait-elle à calmer son agitation? Dans le doute, elle tentait de se remémorer les prises de karaté qu'elle avait appris au cours de son adolescence.

« Non ! S'indigna Yuki. Faire une surprise c'est....je sais pas moi : me faire croire que je suis invitée à une fête d'Halloween quand, en réalité, tu as préparé mon anniversaire derrière mon dos avec tous mes amis ou bien encore m'inscrire à un jeu sans que je le sache parce que t'es sure que je vais tout déchirer et gagner des millions alors que tu es la seule à avoir confiance en moi! Mais là, j'aurai jamais cru que tu serais du genre à...

- A quoi Yuki? S'il te plaît, tu veux pas me détacher? »

Ignorant la requête de sa prisonnière, Yuki enchaîna:

« A te caser avec un pauvre type, genre boys band qui touche plus le sol à force de croire qu'il est la 8ème merveille du monde et que chaque être vivant devrait glorifier son existence?

- Quoi ? Mais je pensais que tu étais au courant ?

- Au courant de quoi au juste?

- Libère moi avant que je te réponde, tu me fais mal à t'agiter comme ça..."

Yuki hésita. Elle soupira d'agacement et finit par céder trop inquiète de ce qu'elle allait apprendre. Elle déverrouilla la menotte en moumoute rose et remit la clé à Hana avant d'aller s'assoir, désabusée, sur le bureau du chef de service.

« Depuis la soirée du streap cocktail, nous sommes en couple. C'est pour ça que je te suggérais de participer au jeu, car je voulais que tu aies cette chance de profiter de la vie. On n'a pas encore eu l'occasion de parler de cet événement dans la communauté. Faut que tu vives ça: parce qu'en tant que vainqueur, tu choisis la personne avec qui tu as envie de passer une nuit entière et la boîte t'offre une véritable lune de miel. Ça fait des mois que je vise Toma, on a passé une nuit de fous. C'était divin!

Yuki rétorqua: "moi, c'est toi que j'aurai choisi Hana".

Après un silence, estomaquée et lassée de cette prise de tête, Hana railla:

- Mais en fait, tu croyais quoi Yuki? Que ma vie a commencé le jour où j'ai posé les yeux sur toi? T'es sérieuse?

- Hana, je peux pas croire qu'on ne ressentait pas la même chose toi et moi. C'était tellement évident! J'ai pas pu me faire des films à ce point.  Ton histoire avec Toma le beau gosse, j'y crois pas une seule seconde, c'est juste que t'assumes rien parce que tu es lâche!

- J'en crois pas mes oreilles!? Mais atterris, Yuki...la seule raison pour laquelle je me suis intéressée à toi c'est que la boîte me l'a demandé, ça fait partie du règlement des amateurs d'alcools exotiques pour atteindre le niveau 6 : je dois accompagner un novice et l'aider à se décoincer pour l'intégrer à la communauté. Point final. Tu sais combien tu m'as rapporté?

D'un bond, Yuki se leva et fit face à Hana. Dans ses prunelles noires, la fureur luisait, comme la lame d'un couteau prête à trancher. Hana resta muette, coupée dans son élan, par la tournure imprévisible que prenait le dialogue. Dans le cœur de Yuki, régnait un silence glacial. Les mots n'avaient plus de sens. Ils n'auraient jamais été assez puissants et blessants pour infliger à Hana la souffrance qu'elle méritait. Une étincelle passa furtivement au fond de ses pupilles, pareilles à celles d'un chat qui fond sur sa proie après avoir jugé l'instant propice. Soudainement, sa main s'éleva et s'abattit avec un claquement sonore sur la joue rose d'Hana.

La sidération qu'elle put lire sur le visage de la fiancée lui apporta une certaine jouissance, mais pas autant que le crachat qu'elle lui lança à la figure avant de quitter les lieux. Yuki s'enfuit vers les toilettes de l'étage et s'y enferma pour pleurer son amertume. A présent, assommée par la brutale confession de Hana, elle ne savait plus qui elle était et quelle direction prendre. Etait elle destinée à rester éternellement Yuki, l'exemplaire salariée d'une entreprise corrompue par la soif du gain, assoiffée de la vie de son propre personnel et complice d'un Etat qui a fait de la reproduction de sa population une tyrannie ignoble? Continuerait elle à vivre dans un aveuglement apparent et un dévouement contraint, donnant le change pour servir une entreprise qui était prête à piétiner sa dignité?

Ce qu'elle savait en revanche, ici même, assise sur la cuvette des toilettes, se mouchant dans le papier hygiénique parfumé à la fleur de cerisier, c'est qu'un triple whisky ne lui aurait pas fait de mal.