Nous nous étions installés sur un banc, à l'ombre d'un cerisier en fleur, le silence s'était installé entre nous depuis presque déjà cinq minutes et je maudissais mon absence de communication. Pourquoi étais-je aussi nulle pour engager une conversation et la faire perdurer ? Maintenant que j'y réfléchissais, c'était toujours Sophy ou Allan qui lançaient la conversation, jamais moi... Quel était mon problème franchement ? Je cherchai désespérément une question à poser à Elioth pour éviter ce mutisme et je décidai de me mettre à la place de Sophy : qu'aurait dit ma meilleure amie à cet instant ? De toute évidence, elle n'aurait cessé de s'exclamer que ce stage était merveilleux, qu'elle adorait ce monde... Cela ne me correspondait pas du tout. Sophy aurait peut-être posé des questions à Elioth : elle lui aurait demandé des détails techniques sur ces chansons – et encore une fois, cela ne me semblait pas très approprié pour moi – ou alors, elle l'aurait supplié de lui chanter l'une de ses chansons – à supposer qu'elle eût trouvé le courage de le lui demander –. Non, cela faisait trop étrange à nouveau, d'autant plus que j'étais incapable de manifester autant d'enthousiasme que Sophy face aux chansons et à la musique. Et je finis par trouver après quelques instants de réflexion supplémentaires :

« Comment êtes-vous devenu une idole aussi célèbre ? Enfin, qu'est-ce qui a lancé votre carrière ? »

***

Elioth parut surpris par ma question, et je me maudis presque de l'avoir posée ; après tout, j'avais regardé plusieurs documentaires sur les idoles et je savais quelles avaient été leurs premières chansons à succès. Pourtant, Elioth commença à me répondre :

« J'ai été élevé sur cette île, exclusivement par mon père, Migel Adelson, très célèbre acteur à son époque. J'ai donc été bercé depuis ma plus tendre enfance dans le monde des idoles et mon père m'a transmis une grande partie de son savoir, m'offrant presque sur un plateau d'argent toutes les opportunités pour ma carrière. Il est cependant décédé lorsque j'avais seulement treize ans, me laissant seul avec pour unique réconfort un héritage monétaire. Peu de temps après, j'ai rencontré Alysea : elle chantait dans la rue, ses vêtements étaient en loque, un petit gobelet comportant quelques maigres pièces était déposé à ses pieds... Sa voix était tout simplement magnifique et j'ai immédiatement su que je devais l'aider à sortir de cette misère : son talent ne pouvait pas rester inexploité ainsi. Elle vivait seule avec sa mère, qui s'est d'ailleurs montrée peu enthousiaste à l'idée que sa fille s'engage dans une véritable carrière artistique, mais Alysea a accepté ma proposition. Nos carrières ont alors commencé et elles ont gagné en prestige en même temps, surtout après la sortie de notre première chanson en duo Blizzard & Flamme. Cinq plus tard, Alysea et moi avons racheté Idolaland avec l'héritage de mon père et c'est ainsi qu'est née notre agence. Tout ceci s'est monté en parallèle et nous avons fini par acquérir notre renommée actuelle. »

Elioth s'interrompit là, l'air absent, et je mis un certain moment avant de me rendre compte que cette explication me laissait un arrière-goût particulièrement amer. Sûrement parce que toute sa célébrité lui était venue aussi facilement avec l'héritage de son père... Enfin, à quoi m'attendais-je ? Qu'il eût, en partant de rien, gravi tous les échelons pour arriver au sommet ? D'un autre côté, c'était un peu ce qu'Alysea avait fait... Elle avait commencé dans la rue, Elioth avait su remarquer son talent et lui avait offert une grande opportunité pour lancer sa carrière... L'argent gouvernait de toute évidence ce monde : pourquoi cela me dégoûtait-il autant ? Je le savais pertinemment depuis le début ! Alors pourquoi cela m'affligeait-il maintenant ?

« J'ai eu beaucoup de chance, je le sais parfaitement, reprit Elioth, comme s'il avait lu dans mes pensées. Je ne serais jamais ici sans la fortune et le talent de mon défunt père. Tout comme, sans Alysea, je ne serais pas devenu ce que je suis maintenant, la réciproque étant vraie également. Je l'ai toujours considérée comme une petite sœur et j'aurais tout fait pour la protéger. Y compris passer cinq ans à enquêter sur les hommes qui lui envoyaient régulièrement des menaces, pour finalement comprendre que le coupable était juste sous notre nez : Ewan. »

Le visage d'Elioth s'était crispé, mais il finit par rajouter :

« Je suis sincèrement désolé que les autres stagiaires et vous vous soyez retrouvés mêlés à cette histoire...

— Ce n'est nullement votre faute, démentis-je. Et puis, au moins, le coupable est arrêté et Alysea peut espérer mener une vie plus tranquille sans ces menaces. Vous aussi d'ailleurs.

— Vous avez raison. Même si j'aurais préféré que vous en soyez épargnés. »

Elioth demeura quelques instants silencieux, je ne savais pas non plus quoi dire – à croire que je ne progresserais jamais en communication –, puis il finit par déclarer à ma plus grande surprise :

« À votre tour, Evyna. Parlez-moi un peu de vous. »

Face à mon mutisme étonné, Elioth reprit avec ce qui me semblait être de la confusion :

« Enfin, je ne souhaite pas être indiscret...

— Non, vous ne l'êtes pas, m'empressai-je de répliquer, malgré la gêne qui prenait possession de moi également. J'ai juste été surprise par une telle question... Enfin...

— Vous êtes ingénieure, dans la vraie vie ? »

Le terme de "vraie vie" me surprit d'autant plus que c'était Elioth qui le prononçait et je choisis de répondre ainsi :

« Oui, je suis en temps normal ingénieure en informatique. Je travaille pour la société Éraclès, équipementier automobile surtout spécialisé dans le domaine de la voiture autonome. Je suis actuellement sur trois projets tous aussi passionnants les uns que les autres : le premier consiste au développement d'un nouveau tableau de bord afin d'y incorporer les nouvelles fonctionnalités proposées par les voitures autonomes. Les constructeurs automobiles nous fournissent un cahier des charges et un budget, puis, avec les équipes d'électroniciens et de mécaniciens, notre équipe de développement s'efforce de répondre à ces exigences dans les moindres coûts. Nous créons les programmes de fonctionnement pour chacun des modes de la voiture, en marche, veille, autonomie par exemple, conformément aux attentes, et parfois nous développons des programmes de tests pour vérifier certaines fonctionnalités, demandés par les autres équipes. Nous avons livré la première partie du projet quelques mois plus tôt, donc nous commençons en ce moment la deuxième phase et le rythme est peu plus tranquille, ce qui me laisse le temps de me focaliser sur les deux autres projets.
Justement, le deuxième est centré essentiellement sur la voiture autonome et notamment la simulation de son comportement. Avec deux collègues, je suis chargée de développer et améliorer le logiciel qui permet de vérifier le comportement de la voiture autonome, afin de permettre aux constructeurs automobiles de tester le niveau d'autonomisation de leur nouveau véhicule, pour se conformer aux normes ; ils y renseignent entre autres les différents types de capteurs de la voiture, les systèmes de gestion des données collectées par les capteurs, ainsi que le type de situation à laquelle ils veulent confronter leur véhicule, et notre logiciel leur offre une simulation de ce qu'il se serait passé dans de telles situations. Ce logiciel est encore en cours de développement bien entendu, car les technologies évoluent rapidement, ce qui nous oblige à le mettre à jour constamment et de nous renseigner sur les avancées technologiques. Je travaille en ce moment notamment sur le Lidar qui est de plus en plus utilisé sur les voitures autonomes et Éraclès en a même achetés plusieurs modèles pour que nous puissions faire tous les essais nécessaires ; c'est une technologie passionnante et la découverte de ces nouvelles techniques est vraiment la partie la plus intéressante dans ce projet.
Quant au troisième, il s'inscrit également dans le domaine de la simulation, mais il s'agit du développement d'un simulateur de conduite ; nous reproduisons en 3D une ville, en créant les bâtiments, les rues etc., bref du classique, mais la particularité c'est que les voitures conduites par l'utilisateur sont équipées des technologies disponibles actuellement dans les véhicules semi-autonomes ; la voiture se conduit toute seule la plupart du temps mais l'utilisateur doit rester vigilant et être prêt à reprendre en cas de problème le contrôle de la voiture. Notre logiciel lui permet alors entre autres de répéter le basculement entre mode autonome et mode normal ainsi que de le forcer à rester attentif et vigilant, pour qu'il détecte les situations possiblement épineuses pour la voiture et qu'il adopte les bons réflexes. Il existe également un mode démonstration où plusieurs tutoriels sont présentés à l'utilisateur quant au comportement approprié dans telle ou telle situation. Je suis chargée essentiellement de la partie modélisation 3D des décors, mais je m'occupe également un peu de la création des tutoriels avec le reste de mon équipe. »

Je me rendis alors soudainement compte que j'étais en train de faire un monologue beaucoup trop long sur mon métier et je me repris immédiatement, le visage soudainement rougissant :

« Désolée, je ne voulais pas vous assommer de détails insignifiants... J'ai tendance à m'emporter quand il s'agit de mon travail...

— Ne vous excusez pas, répliqua Elioth avec sympathie. Vous êtes de toute évidence passionnée par votre travail et je ne puis qu'admirer votre dévotion. »

Ces compliments me mirent encore plus mal-à-l'aise, mais je n'étais guère au bout de mes émotions :

« Nous ne sommes finalement pas si dissemblables, malgré toutes nos différences apparentes. Nous nous dévouons tous les deux corps et âme à notre travail et nous recherchons sans cesse l'excellence dans notre domaine. »

Ses paroles me prirent vraiment au dépourvu : lui, l'une des plus grandes idoles de tous les temps, était en train de me dire que nous étions presque pareils ?!

« Merci... » bafouillai-je minablement.

Un long silence s'installa entre nous jusqu'à ce qu'Elioth ne décide de le briser :

« Corrigez-moi si je me trompe, mais il me semble que, malgré votre formation scientifique, vous avez suivi des cours artistiques. Ai-je tort ? »