Chapitre 9
- Nous devons parler Earin. Il n'est pas trop tard ! s'écria Wektu.
- Parler ? Ha ! s'esclaffa le Chantelame. Sylvebrise le beau parleur, dont les mots font chavirer les dames ! Tu m'écoeures.
- Earin, écoute moi. Je ne sais pas ce qui s'est passé cette nuit-là, je te le jure. J'ai ...
- Tu le jures ? le coupa brutalement l'homme. Mais que vaut ton honneur Wektu ? Tu avais déjà donné ta parole, il me semble, mais cela comptait peu pour toi, pas quand une certaine Aldrianne était concernée.
La Cristalliseuse se figea, une expression stupéfaite sur le visage.
- Oh, je vois, reprit le Chantelame en penchant la tête sur le côté, tu ne lui as pas dit ?
- Wektu de quoi parle-t-il ?
- Ne l'écoute pas. Cela fait longtemps qu'il a basculé dans la folie.
- Vraiment ? Que sais-tu de la folie ? Que disent les Porte-Rêves au sujet des fous ? Ah oui, "heureux les fous, leurs rêves sont mille fois plus étincelants que le cristal." Pathétique. Les rêves des fous sont des abîmes obscurs dont même la raison ne peut s'échapper. J'ai connu la folie, Wektu, je sais ce qu'elle fait aux gens. Je ne suis pas fou, quoi qu'en disent tes Guides. Je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres ... Enfin, un peu meilleur.
Il y eut un chuintement et Wektu n'évita la lame que par pure chance, quand il se retourna pour regarder Aldrianne. Un reflet métallique passa devant ses yeux une fraction de seconde avant que ses réflexes ne prennent le dessus.
Une jambe en arrière, les deux mains sur la garde, le Porte-Rêve adopta une posture défensive, fluide mais efficace, attentif au moindre mouvement. Il n'y avait plus trace du Chantelame qui semblait s'être envolé dans la nuit.
Wektu promena son regard sur les ombres environnantes, essayant en vain de percer leur manteau de mystère.
- Earin ! hurla le Porte-Rêve. Il me faut des explications !
Un souffle infime dans son dos. Le jeune homme se retourna juste à temps pour parer la lame qui venait de fendre l'air derrière lui. Le choc de l'acier contre l'acier remonta jusque dans son épaule meurtrie, envoyant une vague de douleur dans tout son corps. Le Chantelame se tenait désormais face à lui, sa peau traversée d'innombrables cicatrices semblant briller sous la lumière de la nuit. L'homme continuait de peser de tout son poids sur l'épée, et Wektu sentit ses maigres forces commencer à décliner. Le visage d'Earin était tout près du sien désormais, et le Porte-Rêve sentit la chaleur de son souffle contre son front quand celui-ci déclara :
- Elle ...
La force qui s'appliquait sur sa lame disparu soudainement, et, déséquilibré, Wektu faillit basculer en avant. Il se rattrapa de justesse, déplaçant son poids sur son autre jambe en pivotant, soulevant un petit nuage de cendre dans le même mouvement. Tous les sens aux aguets, il ramena son bras en une garde haute, prêt à recevoir le coup qui allait suivre. Il ne vint pas. Le Chantelame s'était de nouveau volatilisé. Lentement, Wektu porta son regard vers le sol.
Ploc. Ploc.
Un sang rouge gouttait de son avant-bras, et tombait en une multitude de perles vermeilles sur les pavés de la rue. Il avait été blessé. Une nouvelle douleur vint s'ajouter à celle de son épaule, qu'il s'empressa de repousser. Il y eut un nouveau déplacement d'air, accompagné d'un infime chuchotement.
- S'appelait ...
Wektu s'effondra soudainement, son genou incapable de supporter son poids. Un flot de sang se répandit aussitôt autour de lui, et la peur s'empara du Porte-Rêve. Il était un duelliste d'élite, pas un vulgaire paysan sans défense ! Il tenta de se relever mais en fut incapable. Alors, pour la première fois depuis le début de l'affrontement, il croisa le regard d'Aldrianne. La jeune femme était pétrifiée, la bouche grande ouverte, les traits figés par la panique. Il comprenait ce qu'elle devait ressentir. Le Chantelame était si rapide qu'aucune Cristallisation ne pouvait contrer ses coups. Encore une fois, elle était impuissante face à Earin. Wektu promena brièvement son regard aux alentours, en quête de Zenora, mais la petite fille avait disparu, sans doute enfuie dès les premiers instants du combat. Il reporta alors son attention sur Aldrianne, accrochant son regard, et faiblement, lui dit :
- Pars. Je le retiendrai.
Incrédule, la jeune femme secoua lentement la tête, sous le choc.
- Pars ! répéta t-il, plus fort cette fois-ci, la gorge vibrante d'émotion.
Aldrianne secoua de nouveau la tête, et fit un pas en avant.
- PARS ! hurla le Porte-Rêve, en même temps qu'une autre voix retentissait.
- MAELIA !
Alors Wektu vit Aldrianne, une dague en travers de la gorge, et le coeur du jeune homme se figea dans sa poitrine. Elle jeta un ultime regard affolé, ses yeux roulant désespérément dans leurs orbites, puis bascula en avant. Derrière elle se tenait Earin, le visage impassible.
L'assassin se baissa, essuya sa lame sur la tunique de la jeune femme, puis s'avança à pas souples vers le Porte-Rêve. Arrivé à son niveau, il s'accroupit.
- Quel gaspillage. C'est dommage d'en être arrivé là. Je l'aimais bien tu sais ?
Wektu ne répondit pas. Il n'entendait plus rien. Ne sentait plus rien. Il ne voyait que ce corps, étendu en face de lui. Le corps de celle qu'il aimait. De celle qui devait devenir sa femme. Le Chantelame suivit son regard, puis repritd'une voix douce.
- Ah, tu es en état de choc. Je vois. Eh bien laisse-moi en profiter pour parler un peu. Ca ne te dérange pas ? Parfait.
La vision du Porte-Rêve commença à se brouiller, et la douleur enfla de nouveau en lui, submergeant tout. Il lui sembla voir quelqu'un bouger, au loin, avant qu'un voile rouge et noir ne recouvre totalement ses sens.
- Elle s'appelait Maelia, Wektu, Maelia. Ou peut-être as-tu même oublié son nom ? Si généreuse, si joyeuse. Un peu comme Aldrianne, mais je suppose que c'est ce qui t'avais attiré, pas vrai ?
Loin, très loin au fond de lui-même, le jeune homme se battait pour rester conscient.
- Mmmh, c'est bien ce qu'il me semblait.
Earin s'abaissa encore, et plaça une main calleuse contre l'oreille de Wektu. Un rire cristallin retentit, rafraichissant, et quelque chose s'agita dans les entrailles du Porte-Rêve. Un souvenir ? Non, pas encore. Une impression. Une infime trace du passé, un dernier soupçon de ce qui avait été.
- Cela fait seize ans, huit mois et douze jours que je n'ai pas entendu ce rire pour de vrai, Wektu. Que je n'ai pas entendu le son de la voix de celle qui voyait le bon en moi, et qui savait comment le faire fleurir. Seize années passées dans l'ombre et la douleur.
Il s'interrompit, et tourna lentement la tête vers l'extrémité de la rue, avant de revenir sur le Porte-Rêve.
- Mais bien sûr cela t'importe peu. Tu ne penses que rarement aux autres, n'est-ce pas ? Sauf quand on touche à tes précieux Echos, évidemment. Je ne vais pas te tuer aujourd'hui. Oh que non. Je veux que tu vives, que tu ressentes pleinement ce que ça fait. La tempête dans ton coeur à chaque fois que tu croiras la voir dans une foule. Quand les premiers temps tu la poursuivras, et qu'à chaque fois tu seras déçu. Peu à peu ses traits disparaîtront, pour laisser place à un grand rien. Des bribes de souvenirs qui remonteront parfois pour te couper l'appétit, pour t'empêcher de t'endormir. Peut-être cela t'apprendra-t-il, Wektu. Ou peut-être chercheras-tu l'oubli, comme moi ? Dans tous les cas, tu comprendras vraiment mon ami, ce que ça fait de perdre son âme sœur.
Le Chantelame se releva alors, épousseta le bas de sa cape imbibée de sang et de cendre, et s'éloigna. Trois enjambées plus loin, il s'arrêta et se frappa le front.
- Par Karok ! J'allais presque oublier. Tu as sur toi quelque chose qui m'appartient.
Il revint alors auprès de sa victime, et un large sourire éclaira son visage quand il se pencha de nouveau sur le corps du jeune homme. D'un coup de botte, il le retourna sur le dos sans ménagement. Le Porte-Rêve fixait désormais le ciel avec deux yeux vides, perdus dans l'immensité de la nuit, par delà les flammes et la souffrance. Il ne sentit même pas la douleur quand Earin retira violemment la dague de son épaule, et que sa vie commença à s'échapper à un rythme alarmant. L'assassin contempla l'arme en silence, observant les jeux de lumière le long de la lame ensanglantée.
- Ah, les lames d'Oubli. Des outils forts utiles pour qui sait les manier. Tu sais qu'il existe des régions à l'Est où on utilise de telles armes pour les rites de passage à l'âge adulte ? Oui, bien sûr que tu le sais, tu es un Porte-Rêve après tout, aucune histoire ne t'échappe. Mais, vois-tu, dans ces régions, les lames d'Oubli sont utilisées de manière symbolique, et une petite coupure dans le creux de la main n'a presque aucune conséquence. Par contre, quand c'est un Chantelame qui les utilise ...
Earin replongea violemment la dague dans la plaie encore fraîche. Cette fois-ci, la douleur, inimaginable, frappa Wektu de plein fouet, même au-travers des brumes dans lesquelles était plongé son esprit. Il hurla.
- Ah, te voilà de retour. Bien, bien ! Juste à temps pour le clou du spectacle !
Tenant toujours la dague dans sa main, le Chantelame approcha son visage de celui du Porte-Rêve, qui commençait à se débattre vainement.
- Chhhh, du calme, Wektu. Tout ceci sera bientôt ... oublié ? Earin éclata d'un rire franc, dont l'écho rebondit longuement contre les facades des maisons enflammées.
- Fais de beaux rêves, mon ami.
D'une torsion du poignet, il tourna brusquement la dague.
Vertige.
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