Chapitre 3
La pluie tombait drue sur les pavés disjoints de la place et l'eau ruisselait le long des trottoirs, créant de nombreuses flaques. Les rares passants encore dehors se dépêchaient de trouver un abri, auberge, maison ou simple porche. Falkas, lui, accéléra encore en direction des Archives. Le vent dans son dos plaquait son long manteau contre son corps, le poussant inexorablement vers le bout de la rue. Les petites bâtisses aux murs salis défilaient rapidement tandis que le temps semblait empirer. Quand finalement il parvint devant la majestueuse entrée, il était trempé et ses vêtements étaient imbibés d'eau.
Tout en marchant, il leva les yeux avec respect vers les Archives. La plupart des gens l'appelaient le Temple de la Mémoire, mais pas lui, le terme « temple » sonnant trop religieux à son goût. Cependant, les Archives avaient de quoi impressionner. Construites dans une pierre noire dont on ne connaissait ni l'origine ni le nom, elle absorbait la lumière, créant ainsi une aura d'ombre autour d'elle. La pierre rejetait toujours à midi un faisceau concentré d'une couleur aléatoire visible à des kilomètres à la ronde vers le ciel, ce qui en faisait un spectacle incroyable lors des journées pluvieuses comme aujourd'hui. Le faisceau nimbait alors toute la ville et ses environs de sa lumière étincelante.
Niché sur une haute colline, l'édifice, avec ses vingts mètres de haut, ses tours élancées et ses immenses colonnes, dominait une grande partie de la ville. Rien d'étonnant donc à ce que certains en aient fait un lieu de pèlerinage. Falkas regarda autour de lui. Visiblement, la pluie en avait découragé plus d'un. Un sourire amusé se peignit sur son visage.
Il s'avança encore vers le grand porche. Celui-ci était décoré par les statues des dix premiers Mémoires, drapés dans de larges habits de marbre, qui scintillaient quand un rayon de soleil accrochait leur surface. Il offrait un abri bienvenu et Falkas s'autorisa une pause. Il se retourna et observa le ciel. Le doux murmure de la pluie s'était transformé en un terrifiant vacarme, amplifié par les toits environnants, et le beau temps ne semblait pas vouloir réapparaître de sitôt. Le vent avait forci et de lourds nuages noirs continuaient de se profiler à l'Ouest. Falkas émit un long soupir, poussa les battants de l'entrée, puis pénétra dans le hall.
Immédiatement, une bienfaisante vague de chaleur l'entoura tandis que les lourdes portes se refermaient dans un chuintement quasi inaudible. Devant lui s'étendait l'entrée des Archives. Tout ici, du sol au plafond en passant par les murs était fait de la même pierre noire d'une solidité à toute épreuve et il en allait de même pour toutes les autres Archives du continent. De hautes colonnes rejoignaient l'immense voûte, à des dizaines de mètres plus haut. Celle-ci était percée d'une multitude de plaques de verre coloré qui permettaient à la lumière d'entrer librement par ces ouvertures. Elle créait alors une myriade de raies chatoyantes qui éclairait doucement tout le bâtiment. Cela en faisait un lieu calme et paisible, une sorte de refuge.
Prenant garde à ne pas trop salir le sol, il s'avança lentement en direction du comptoir. Asine l'accueillit avec un grand sourire qui acheva de le réchauffer. Cela faisait maintenant quinze ans que la secrétaire occupait ce poste et il fallait avouer qu'elle commençait à bien connaître les habitudes de Falkas. C'est pourquoi elle se leva gracieusement de son bureau et vint à sa rencontre, les bras chargés d'enveloppes, dès qu'elle l'aperçut.
- Falkas ! Quel mauvais temps n'est-ce pas ? demanda t-elle en s'approchant pour le débarrasser de son manteau.
- C'est vrai que cela fait longtemps que l'on a pas eu une telle pluie. Regarde-moi, je suis trempé !
- Et ce froid ! Rien de bon pour un vieil homme comme toi, répondit-elle avec un léger sourire.
En retour, il émit seulement un grognement sourd.
En effet, avec ses quatre-vingt ans bien marqués, Falkas s'était recroquevillé sur lui-même et seule la lumière qui brillait dans ses yeux empêchait quiconque de voir en lui un vieillard sénile. En réalité, son âge faisait de lui un homme respecté dans toute la plaine d'Yvar et Asine le vénérait presque.
La jeune femme ne put s'empêcher de laisser échapper un petit rire. Falkas ne s'en offusqua pas plus et son visage se détendit : il avait l'habitude de ces piques amicales.
Il prit donc la pile que lui offrait la secrétaire et se dirigea vers son bureau, de l'autre côté du comptoir. Il poussa la porte d'un pas décidé et marcha vers la large cheminée. La pièce, en pierres de taille, avait sans doute été rajoutée après la construction des salles principales. C'est pourquoi elle lui semblait toujours en léger décalage avec le reste des Archives. Falkas avait bien essayé de masquer cette différence par des tentures, mais rien n'y faisait : l'impression persistait. Cependant, il avait veillé à ce qu'elle soit confortablement aménagée en prévision des longues heures qu'il allait devoir y passer. Sobrement meublée et faiblement illuminée par une petite fenêtre donnant sur la rue, elle lui parut plus froide qu'à l'accoutumée.
Il alluma donc rapidement un feu dans le foyer, puis se laissa tomber de tout son poids dans le large fauteuil rembourré.
- Encore une dure journée de labeur ! gémit-il.
Le vieil homme adorait son travail, mais, parfois, la simple vue des montagnes de dossiers à examiner suffisait à lui ôter toute envie. Il se pencha alors vers la première enveloppe, vierge, à l'exception d'une inscription que sa vue ne lui permit pas de déchiffrer. Falkas la mit donc de côté pour plus tard, en se promettant d'y revenir.
C'est alors que son regard fut attiré par le dossier rouge qu'Asine avait placé tout en dessous de la pile. Une alerte de Perte. Habituellement, il aurait fini par celui-ci, mais aujourd'hui, il sentit qu'il était plus important qu'à l'ordinaire. Il le dégagea donc en veillant bien à ne pas faire effondrer le reste du tas et le porta à ses yeux fatigués. Ce qu'il vit fit battre son cœur plus fort. Soudainement, la pièce sembla se réchauffer, alors que le feu n'était allumé que depuis quelques minutes. Le dossier était scellé par un cachet de cire noire sur lequel on avait apposé un grand « M ». C'était donc une Perte Majeure.
Falkas reposa sa main tremblante sur le bureau et ferma les yeux. Cela faisait cinq ans qu'il n'y avait pas eu de Perte aussi importante et la dernière avait entraîné des événements dévastateurs à l'est de l'Empire . Depuis, rares étaient ceux qui osaient traverser seuls les Plaines. Le vieil homme allait avoir beaucoup de travail pour réparer cela. Il prit une profonde inspiration et brisa le sceau.
A l'intérieur, une série de documents concernant les faits ainsi que de nombreux témoignages. Comme d'habitude, Falkas, en tant que Mémoire d'Elthan, allait devoir procéder lentement, mais avec une rigueur impressionnante. Aucun élément ne devait lui échapper, sous peine d'empirer encore la situation.
Machinalement, l'homme se massa les tempes et tenta d'organiser les différentes informations dont il venait de prendre connaissance. La Perte avait eu lieu à Mirya, une petite ville située au bord de la côte ouest, à quelques jours de cheval d'Elthan. Ses habitants, de fiers pêcheurs, approvisionnaient d'ailleurs la capitale en poissons, algues et autres produits qui n'existaient pas dans la baie entourant la capitale et c'est pourquoi le cas était épineux. Sans eux, Elthan devrait se procurer tout cela de l'autre côté de la Faille, ce qui provoquerait une augmentation drastique des prix.Grâce à ce dossier, il savait déjà où la Perte avait eu lieu et qui avait été touché. Restait à mesurer la gravité du phénomène, ce qui prendrait bien plus de temps, et nécessiterait de se rendre directement là-bas.
Falkas laissa ses yeux fatigués dériver lentement sur le parchemin.
Selon ses sources, toute la population de Mirya avait été touchée, soit plus de dix mille personnes, enfants non-compris.
Dix mille hommes et femmes, qui, pour une raison inexpliquée, avaient perdu la mémoire du jour au lendemain.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top