Chapitre 28

Wektu vit le ciel s'éclairer quelques instants avant que le grondement sourd du tonnerre ne résonne tout autour de lui. Des trombes d'eau s'abattaient sur ses épaules, et le sol sous ses pas, rendu boueux par les pluies incessantes des dernières heures, ralentissait franchement son avancée. Dans l'obscurité environnante, il devenait de plus en plus difficile de distinguer où il mettait les pieds. Il trébucha pour la dixième fois, et s'arrêta finalement. Continuer plus longuement ne serait pas raisonnable. Il s'était déjà éloigné plus loin qu'il n'avait jamais osé, et le paysage autour de lui était devenu étranger. La végétation était plus dense qu'autour du ruisseau de leur petit village, et les rares rayons de soleil qui peinaient à traverser les lourds nuages d'orage étaient éparpillés dans les ramures des arbres. Ignorant l'eau qui ruisselait sur son visage, il se pencha, observant les empreintes bien définies dans la terre meuble.

Le jeune homme était parti chasser à l'aube, mais l'après-midi était déjà bien avancée. Il avait traqué l'animal sur des kilomètres, refusant d'abandonner la poursuite avant d'avoir trouvé sa proie. Ses compagnons n'avaient pas mangé de bonne viande depuis des semaines, se contentant de petits rongeurs et autres écureuils. Wektu avait donc décidé d'y remédier, et, suivant les conseils d'Ardam, avait suivi le cours d'eau jusqu'à un petit lac en aval. Là, les empreintes avaient été nombreuses, sillonnant la rive dans tous les sens. La plupart étaient recouvertes d'une fine poussière, ou étaient déjà sèches et craquelées. Une, cependant, était fraîche. De la taille de sa paume, des sabots avaient laissé une marque très visible sur la berge, là où l'animal s'était arrêté pour boire. De là, Wektu avait commencé à remonter la piste, faisant attention à ne pas faire trop de bruit. Depuis qu'il s'était installé avec Saven et Ardam, le Porte-Rêves avait changé, physiquement surtout, mais aussi mentalement.

Il se dévisagea dans une flaque troublée par les gouttes d'eau et passa une main distraite dans sa barbe fournie. Grâce à Ardam, il avait appris comment penser comme les bêtes sauvages, à comprendre leurs instincts, et à maîtriser les siens. Son corps, quant à lui, s'était affiné avec les entraînements fournis par Saven, qui s'avérait être une guerrière hors-pair. Quand il lui avait demandé d'où lui venait son talent, elle lui avait simplement répondu qu'elle ne s'en souvenait plus, ce qui avait inquiété Wektu, mais il n'avait pas voulu pousser plus loin.

Il se reconcentra sur le présent. Il avait un choix à faire. Tenter d'aller plus loin, et trouver sa proie, qui était sûrement très proche, ou faire demi-tour et ne pas risquer de se perdre dans la pénombre qui allait rapidement empirer. Le Porte-Rêves soupira. L'ancien lui aurait certainement continué, insouciant du danger, mais Wektu n'était plus cet homme là. A regret, il se releva, tentant de percer l'obscurité en quête d'une preuve concrète de la présence de l'animal, en vain. Il soupira de nouveau, et se détourna, revenant sur ses pas. Ses compagnons seraient certainement déçus, mais mieux valait revenir bredouille et en vie, que ne pas revenir du tout.

Soudain, par-dessus le bruissement incessant de la pluie, il entendit distinctement un bruit résonner sur sa droite.

Une branche qui se brise.

Il se figea, tous les sens aux aguets, et porta la main à son arc qu'il dégagea délicatement de son dos. Il encocha une flèche, et s'avança à pas de loup vers la source du craquement. Il n'y avait rien. Rien qu'un buisson parmi tant d'autres et ...

Il s'arrêta de nouveau. Une forme sombre, plus sombre encore que l'obscurité environnante était recroquevillée dans les fourrées. Wektu hésita un instant, et le craquement retentit de nouveau, étrangement fort.

Dans un fracas monumental, le ciel s'illumina de nouveau, révélant la scène. Des plumes d'un noir de jais parcouraient le dos de la créature, qui déployait de larges ailes de chaque côté de son corps massif. La bête devait faire la taille d'un homme, si ce n'était plus, et Wektu retint son souffle. Le temps qu'il essaye de comprendre ce qu'il venait de voir, l'obscurité était de nouveau retombée sur les bois. En silence, le Porte-Rêves banda son arc, visant la créature, mais retint son geste quand une pensée inquiétante traversa son esprit.

Et si une flèche ne suffit pas ?

Il n'avait pas peur de rater, pas à cette distance. Loin d'être un archer d'exception, le jeune homme était désormais relativement doué, et la bête offrait une cible aussi haute que large, à quelques mètres à peine. Ce qu'il redoutait, en revanche, c'était d'atteindre son but mais que le coup n'achève pas la créature sur le coup, et qu'elle se retourne vers lui. Durant le court laps de temps où il avait pu distinguer l'animal, il lui avait semblé distinguer un large museau garni de crocs acérés. Ardam lui avait raconté des histoires d'hommes empalés par des cerfs qu'une flèche n'avaient pas suffi à abattre. Si un cerf pouvait terrasser quelqu'un, sans doute que la gueule de cette chose pouvait faire de même. Il se força à se calmer devant l'angoisse qui menaçait de le submerger et, ainsi que Saven lui avait appris, fit le vide dans son esprit.

Avait-il vraiment besoin de tuer cet animal ? Sans doute que non. Malgré sa taille impressionnante cet oiseau ne devait pas avoir beaucoup de chair sur les os. Il pouvait tenter de faire demi-tour et de s'en aller discrètement, en espérant ne pas attirer son attention. Devant lui, la forme sombre bougea brusquement et le craquement sonore retentit de nouveau. Les pièces s'assemblèrent dans l'esprit de Wektu. Ce n'était pas du bois qui faisait ce bruit. C'était de l'os. L'animal qu'il avait devant lui n'était pas le monstre qu'il avait cru. En effet, les noxards étaient des charognards, incapables malgré leur taille de s'attaquer directement à des créatures plus grosses que des chiens. Malgré leur rareté, ils étaient bien connus des bûcherons de la région de ...

Une minute.

D'où tenait-il ces informations ? Perturbé, il abaissa son arc, et c'est cet instant que choisit le noxard pour tourner son long cou dépourvu de plumes dans sa direction. L'animal laissa échapper un cri sinistre, et, en deux battements vifs d'ailes, s'éleva brusquement vers le ciel, esquivant avec aisance les branches sur son chemin.

Wektu se retrouva donc seul avec ses pensées, essayant de comprendre ce qui venait de se passer. Il essaya de se rappeler de plus d'informations à propos de cet animal, et ce fut comme si une barrière venait de se briser dans sa mémoire. Il revoyait les fiers bûcherons de Cyndawen et leurs maisons de bois si particulières avec leurs toits inversés. Il sentit de nouveau l'odeur des pins fraîchement coupés dans les scieries à flanc de montagne. Il se souvint de tout cela, mais ... il ne savait toujours pas qui il était. Aucune autre indication sur ce qu'il avait été faire là-bas, ni quand. Le Porte-Rêves essaya à nouveau de sonder sa mémoire, mais rien de nouveau ne lui vint. Il pesta intérieurement, puis s'avança vers l'endroit où s'était tenu l'oiseau.

Un cadavre. De nombreux os avaient été brisés, surement par le noxard, mais la forme générale restait identifiable. C'était un squelette humain. Wektu s'approcha, surmontant la nausée qui menaçait de le submerger. Le corps avait dû être dévoré par des charognards et les rares morceaux de chair qu'ils avaient laissés étaient en putréfaction. Des insectes volaient partout, emplissant l'air d'un bourdonnement incessant. Son cœur se mit à battre à ses tempes et il dut s'asseoir, chancelant.

Erep.

Tout lui revint avec une acuité telle qu'il vacilla. Il se serait écroulé s'il n'avait pas déjà été par terre. Il n'avait donc pas halluciné. Ces derniers jours, il avait fini par se convaincre que cela avait été le cas, et que ce qu'il avait vu avait été le produit de la fièvre et de l'épuisement. Saven n'avait rien fait de suspect, bien au contraire, et Wektu ne voyait pas quel motif leur hôte avait pu avoir pour tuer Erep.

Et pourtant, la vérité était bien là, étendue devant lui sous la forme d'un amas blanchâtre. Une part de lui était sûr que c'était bien son ami qui gisait là, mais, dans l'état de décomposition avancée dans lequel se trouvait le corps, il devait le vérifier. Il se releva, analysant rapidement les environs, et trouva rapidement ce qu'il cherchait.

Là, en plein milieu d'un tronc majestueux, l'impact d'un projectile avait profondément meurtri l'écorce. Le doute n'était plus possible. Erep avait bien été assassiné ici.

Que faire de lui ? Ne valait-il pas mieux laisser le passé enfoui ?  Mais comment cette femme avait-elle fait pour plaisanter avec eux par la suite ? Comment avait-elle pu les regarder dans les yeux sans voir à travers eux celui qu'elle avait tué ? Avait-elle donc réellement oublié, elle aussi ? Tant de questions qui se bousculaient dans son esprit.

Comme souvent, Wektu pensa à Aldrianne. Il ne pouvait pas la mettre en danger, c'était hors de question. Savoir qu'elle était en ce moment même en présence d'une meurtrière le fit frissonner. Il devait agir.

Il sortit un carré de tissu de son sac et enveloppa délicatement le crâne de son ami. Son choix était fait. Il le montrerait à Saven et la confronterait à ses crimes. Il lui fallait des réponses.

Dans l'obscurité grandissante, le jeune homme laissa Erep derrière lui, regrettant de ne pas pouvoir l'inhumer correctement. Il serra les poings, refoulant l'appréhension qui montait en lui.

Il se remit alors en route, et le sac sur ses épaules semblait peser autant qu'un corps entier.

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