Chapitre 27

Quand Wektu ouvrit les yeux, il mit quelques secondes à se souvenir des évènements récents. Ce fût la douleur dans son bras qui lui rappela de manière fulgurante ce qui s'était passé. Au-dessus de lui, un plafond de bois éclairé par une bougie. A côté, un mur de planches mal alignées. Il avait presque oublié ce que c'était qu'être bien au chaud et en sécurité. Car il n'avait pas froid, loin de là. Emmitouflé dans d'épaisses couvertures, l'homme ne sentait que la chaleur de son propre corps, qui était brûlant. Il voulut repousser ses draps mais la décharge qui traversa son corps lui arracha une longue plainte. Il frissonna, alors que de lourdes gouttes de sueur commençaient à perler sur son front. Une main fraîche se posa sur son front. Son regard croisa celui d'Aldrianne et il se surprit à sourire comme un idiot.

- Repose-toi Wektu, on parlera plus tard

Ses paupières s'alourdirent et il retomba dans un sommeil agité.

Quand le Porte-Rêves rouvrit les yeux pour la seconde fois, il se sentait déjà beaucoup mieux. Son esprit clarifié, il tenta de réfléchir.

Que s'était-il passé ? Il se souvenait des détonations, de la douleur et de ...

Saven.

Wektu bondit hors de son lit. Il était de retour chez Ardam et Saven. Chez leur agresseur. Il fut prit d'un vertige et retomba lourdement en arrière sur le matelas épais. Il se força à se calmer alors que son esprit fouillait les moindres recoins de sa mémoire en quête d'explications. Lorsqu'il sentit les battements de son cœur ralentir, il expira longuement, et se leva avec précaution. Ses pas d'abord mal assurés le portèrent jusqu'à l'encadrement de la porte qui était entrebâillée. Il l'ouvrit doucement. Dans le large salon, celui là même où il avait appris qu'Aldrianne était encore en vie, ses compagnons bavardaient gaiement. Un saladier rempli de fruits était posé devant eux et Wektu crût halluciner : la tireuse était assis avec eux et mangeait tranquillement en leur compagnie. Il laissa échapper une exclamation et tous les visages convergèrent vers lui. Aldrianne se leva et s'approcha rapidement pour le soutenir. Il n'y comprenait rien. Que faisait Saven avec eux ?

- Viens, tu as besoin de manger !

Il tenta de protester mais elle le poussa gentiment vers la table.

- Je te présente Saven. Saven, voici Wektu.

La femme se leva pour lui serrer la main. Wektu lui rendit son salut à contrecœur, toujours aussi troublé.

- Heureuse de te connaître Wektu. Aldrianne m'a beaucoup parlé de toi.

Elle était forte. Très forte. Son visage ne laissait voir aucune trace du mensonge dans ses paroles. Si Wektu n'avait pas su qu'elle mentait, il ne s'en serait jamais douté. Il marmonna quelques paroles incompréhensibles avant de s'asseoir à côté de Neija, qui lui souriait. Ne pouvant se retenir plus longtemps, il attaqua directement, pointant Saven du doigt :

- Comment osez-vous vous tenir parmi nous ?

Sa voix vibrait de colère. La femme eut un mouvement de recul, frappé par la soudaineté de ces propos et chercha des yeux le soutien d'Aldrianne, qui se tourna vers Wektu, horrifiée :

- Qu'est-ce que tu racontes Wektu ? Saven t'as sauvé et nous a offert l'hébergement ! (Elle se tourna vers leur hôte, toujours ébranlée, et s'excusa platement avant de s'avancer vers Wektu et le prendre par le bras.)Tu as encore besoin de dormir. Pardonne-le Saven.

Elle se leva pour raccompagner le Porte-Rêves mais celui-ci ne se laissa pas faire. Il commença à se débattre et Neija dû lui venir en aide pour le maîtriser.

- Elle a tué Erep ! Meurtrière !

Wektu lut le regard qu'Aldrianne lui jeta et n'y vit que de l'incompréhension et de la surprise.

Saven était toujours assise, mais son visage avait tourné au blanc cireux.

- Vous savez que j'ai raison ! Regardez-la ! Elle l'a tué! Elle a tué Erep ! Vous étiez là ! hurla-t-il pendant que Neija le tirait sans ménagement vers sa chambre.

Aldrianne eut un soupir désolé en le forçant à s'allonger dans son lit.

- La fièvre s'aggrave, Wektu. Tu délires complètement, je ne connais pas d'Erep ...

Le jeune homme cessa de résister et se contenta de montrer son bras à ses compagnons. Un large bandage avait pris une teinte foncée et un gigantesque hématome se déployait tout autour.

- Comment est-ce que c'est arrivé alors ? Hein ? Une idée ? Je me suis fait ça tout seul peut-être ?

Il vit le trouble dans ses yeux, une sorte de voile opaque qui masqua un instant l'étincelle de son regard.

- Je ... je ne sais pas. Tu devais l'avoir avant qu'on se rencontre.

Sur ces mots elle se retourna vivement et regagna le salon à grandes enjambées en compagnie de Neija, non sans avoir éteint la bougie et fermé la porte.

Wektu resta donc allongé dans le noir, seul avec ses pensées. Quelque chose ne tournait pas rond. Il ne pouvait pas avoir imaginé la scène dans tous ses détails. Elle avait vraiment eu lieu. Mais alors pourquoi faisaient-ils semblant de ne rien savoir ? Ou faisaient-ils même semblant ? Des larmes de frustration roulèrent sur ses joues. Il devait y avoir des preuves. Il allait devoir mener l'enquête. Au plus profond de son être, sa conscience lui criait qu'il avait déjà tous les éléments en main pour comprendre. Mais aucune réponse ne lui venait. Ses amis ne semblaient pas se comporter en otage et leur hôte paraissait véritablement pacifique à leur égard. Des dizaines d'hypothèses tournoyaient dans sa tête, s'entrechoquant et se recoupant, pour finir par être rejetées par la partie encore rationnelle de son cerveau. Des idées de plus en plus délirantes émergeaient, formant un magma incompréhensible dans lequel il commençait à se perdre.

Soudain, il comprit, dans un flash de clarté inespéré. Une Perte.

Il se souvenait de ce que Saven lui en avait dit plus tôt : des catastrophes invisibles et imprévisibles, capables d'effacer des pans entiers de la mémoire en un claquement de doigts.

Ils ne faisaient pas semblant. Ils ne jouaient pas la comédie.

Ils avaient oublié.

Et, avec ce terrible constat, il réalisa autre chose. Comment prouver le meurtre d'Erep s'il était le seul témoin à s'en souvenir ? Continuer de répéter que Saven l'avait tué ne l'aiderait pas, et montrer sa plaie au bras n'avait pas eu l'air de fonctionner.

Un plan commença à prendre forme dans son esprit. D'abord, jouer le jeu. Jamais ses amis ne lui feraient confiance s'ils le pensaient fou ou délirant. Attendre que la fièvre se calme, se reposer. Ensuite, rassembler les pièces du puzzle. Trouver le corps d'Erep, l'arme, les blessures. C'est avec cette idée en tête qu'il s'endormit.

Le lendemain, il feignit d'être désolé pour ses paroles et demanda pardon, rejetant la faute sur sa fièvre. Saven accepta de bon cœur et ils partagèrent leur déjeuner ensemble. Malgré ses convictions, Wektu devait reconnaître que la femme était aussi accueillante et sympathique que lors de leur première rencontre.

Ardam quant à lui ne semblait pas affecté non plus par le fait que son épouse soit une meurtrière qui avait essayé de le tuer. Wektu essaya bien de glisser quelques mots à ses camarades, mais leurs visages affolés le convainquit bien vite d'arrêter d'essayer. Il ne relâcha cependant pas sa garde, surveillant de près leur hôte. Elle avait oublié l'incident ? Certes, mais pourquoi donc avait-elle décidé de les attaquer en plein milieu des bois ? Il avait beau retourner la situation sous tous ses angles, il ne voyait pas d'explication logique.

Au fond de lui, il savait aussi qu'il avait une mission. Il ne se souvenait plus de ce qu'il était venu faire à Neros, mais cette ville n'était pas celle de ses souvenirs d'enfance. Il était venu pour une raison, et il devait la retrouver. Bien sûr, il avait essayé d'en parler à Aldrianne, mais la jeune femme avait encore moins de souvenirs que lui de cette période. Le Porte-Rêves était donc contraint d'attendre que la mémoire lui revienne, fixant chaque jour l'orée des bois en se demandant si quelqu'un d'autre comptait sur lui par delà les arbres.

Progressivement, leur petit groupe s'organisa. Sur les conseils de Saven et Ardam, ils entreprirent de construire de petites habitations de bois autour de la maison principale du couple. De ce que Wektu avait pu apprendre de Neija, qui ne parlait pas beaucoup de son passé, l'homme non plus n'avait aucune famille qui l'attendait, aucun autre endroit où aller, et cette petite clairière représentait pour lui une occasion inespérée de trouver un foyer. Ils se mirent donc au travail, abattant les arbres prometteurs, et suivant les indications d'Ardam pour les débiter en larges rondins et les assembler. Au bout d'une petite semaine, grâce à leurs efforts joints, trois humbles habitations se dressaient désormais le long du ruisseau, et leur complicité s'en était retrouvée renforcée.

Saven, toujours de bonne humeur, n'hésitait pas à aider dès que besoin, et était toujours là quand quelque chose n'allait pas. Entre les sessions de travail physique intense, elle leur apprit à reconnaître les fruits comestibles et à pêcher les poissons qui nageaient à quelques mètres de leurs cabanes. Elle leur enseigna l'art de la chasse à l'arc, et Wektu, malgré ses nombreuses tentatives, fut incapable de trouver trace de la vivemorsure à cause de laquelle son bras restait faible.

Finalement, les jours passants et les blessures guérissants, Wektu en vint à se convaincre qu'il avait halluciné. Aldrianne et lui devenaient plus proches, même si la jeune femme gardait des distances respectueuses avec le Porte-Rêves. Même si la situation le frustrait, Wektu ne pouvait s'empêcher de garder espoir. La flamme renaîtrait. Ce n'était qu'une question de temps.

En attendant, ils riaient, bavardaient tard dans la nuit, jouaient à des jeux de dés taillés dans le bois. Il n'avaient jamais été aussi heureux depuis longtemps.

Depuis aussi longtemps qu'il pouvait s'en souvenir, réalisa Wektu.

Jusqu'au jour où, finalement, il retrouva le cadavre.

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