Chapitre 26

- Ardam ? s'étonna Wektu en reconnaissant l'homme qui lui souriait au centre de la clairière.

Que faisait-il là, en plein milieu de cette forêt?

Avant que son ami puisse répondre, Neija creva les buissons du côté opposé de la clairière en poussant un cri guerrier, et se jeta sur Ardam. Celui-ci se retourna vivement, levant sa lame courbe dans un revers argenté, et un son cristallin retentit autour de lui. Au même moment, Jen surgit de l'autre côté et attaqua l'homme d'un même mouvement. Ardam se baissa avec souplesse et ses assaillants, emportés par leur élan, faillirent s'entretuer. Il se redressa ensuite vivement, envoyant Neija valser d'un coup de pied bien placé, et se remit en garde.

- Arrêtez ! hurla Wektu en accourant, mais son cri se perdit dans une nouvelle rafale de vent.

Neija ne se laissa pas décontenancer et repartit à l'assaut, les deux mains serrées autour de la poignée de sa gigantesque épée. Sa lame siffla de nouveau et s'abattit avec fracas sur un bûche, là où son adversaire se tenait encore une seconde plus tôt. Ardam, qui avait effectué une roulade gracieuse dans la neige, se releva d'un bond, adoptant une garde fluide, jambes écartées, son sabre au niveau des yeux, pointe vers Neija.

- ÇA SUFFIT ! s'exclama le Porte-Rêve en arrivant enfin au niveau de Neija, le bousculant sans ménagement. L'homme, qui ne s'attendait pas à ce coup, perdit l'équilibre et bascula au sol, lâchant son épée au sol. Wektu se baissa rapidement et récupéra l'arme avant qu'il ne puisse réagir. Il désigna ensuite Ardam, puis s'écria :

- Cet homme n'est pas une menace ! C'est un ami ! C'est comme ça que vous accueillez les inconnus ?

Ardam se détendit un peu, abaissant sa lame, ses yeux passant tour à tour de Wektu à ses autres adversaires.

Neija croisa le regard du Porte-Rêve, puis celui d'Ardam.

- Je l'ai vu dégainer son arme et j'ai cru que ... Excusez-moi, je n'ai pas réfléchi, lâcha-t-il en baissant la tête en direction du géant.

Un large sourire éclaira le visage d'Ardam.

- Pas la peine de vous excuser, mon ami, vous n'avez fait que suivre votre instinct ! C'est déjà oublié.

Nei hocha la tête et rengaina son arme, rapidement suivi par ses compagnons. Peu après, Aldrianne apparut, une mine soucieuse inscrite sur ses traits. Quand elle vit Ardam, toute inquiétude s'envola.

- Aldrianne ! s'exclama le géant.

- Ardamjaroc ! C'est un plaisir de vous revoir !

L'homme étreignit fortement la jeune femme, qui lui rendit son étreinte, avant de se dégager avec grâce. Ardam s'exclama en se tournant vers Wektu :

- Alors comme ça tu l'as retrouvé ! C'est formidable !

Le Porte-Rêve voulut esquisser un maigre sourire, mais le reste de son visage ne pouvait mentir, et Ardam le vit rapidement. L'inquiétude se lut sur ses traits, mais, avant qu'il puisse l'interroger plus avant, Wektu l'interrompit :

- Et toi ? Qu'est-ce que tu fais ici ?

L'homme voulut visiblement poser une autre question, mais se ravisa devant la mine sombre du Porte-Rêve, et répondit donc :

- J'étais parti à ta recherche. Saven a eu une idée, pour vous aider tous les deux.

- Une idée ? répéta Wektu. Quelle sorte d'idée ?

- De la sorte qui te permettrait de te souvenir, mon ami.

Un lourd silence s'installa dans la clairière, jusqu'à ce qu'Aldrianne ne le rompe.

- Dans ce cas, on ferait mieux de la rejoindre n'est-ce pas ? (Elle hésita avant de continuer.) Si Wektu dit vrai, j'étais ... je suis ... une personne d'importance, capable de grandes choses. J'aimerais pouvoir me souvenir de tout ça.

Ardam hocha gravement la tête, puis se pencha pour jeter de la neige sur son feu, qui laissa échapper un gémissement plaintif avant de s'éteindre totalement. Il croisa ensuite le regard de chacun de ses nouveaux compagnons, puis déclara gravement :

- Dans ce cas, allons-y, la route est longue.

*******

Cela faisait bientôt trois heures qu'ils marchaient. Leur progression parmi les troncs était durement ralentie par l'épaisse couche de neige qui s'était déposée, et ils n'avaient dû avancer que de quatre ou cinq kilomètres. Le vent qui soufflait dans les frondaisons faisait onduler les arbres, créant un paysage hypnotique devant eux. 

C'est alors que retentit la détonation.

Le son, assourdissant, se répercutait entre les troncs, semblant venir de partout à la fois. L'origine devait être proche. Trop proche. Alors que les échos retentissaient encore, Neija hurla d'une voix rauque :

- À terre ! À terre !

Ils se précipitèrent tous au sol, à l'exception d'Erep, visiblement concentré à enrouler une feuille autour de sa main. Aldrianne se jeta donc sur lui, le plaquant avec force sur le tapis de feuilles. Le simple d'esprit ne cria pas, se contentant de sourire à la femme. Celle-ci secoua la tête avec vigueur puis rampa vers Wektu.

- Qu'est-ce que c'était que ça ? demanda-t-elle une voix mal assurée.

- Une vivemorsure de Salmus, lâcha Neija qui s'était lentement rapproché d'eux.

- Une quoi ? s'exclamèrent de concert Wektu et Aldrianne.

- Silence ! Vous voulez nous faire tuer ou quoi ? répliqua l'homme à voix basse. (Devant leur confusion, il soupira et reprit dans un murmure.) Les vivemorsures sont des armes très particulières qu'on fabrique uniquement à Salmus. Avec ça, un soldat entraîné est capable de décimer un régiment entier à une centaine de mètres, en moins d'une minute.

Ses mots firent tomber un lourd silence sur leur petit groupe, avant qu'Ardam ne reprenne la parole.

- Que fait-on ?

- On essaye de voir qui essaye de nous tuer, pour changer, fit Nei en se relevant lentement  pour jeter un coup d'œil par-dessus les épais buissons qui les cachaient. Après un bref instant, il se plaqua de nouveau au sol et secoua la tête.

- Rien en vue. Je n'aime pas ça du tout. (Il se tourna avec précaution vers ses compagnons.) Vous avez une idée ? C'est le moment.

Personne ne répondit, mais Aldrianne se contenta de plaquer un index contre ses lèvres, une concentration soudaine s'affichant sur ses traits. Tous les sens aux aguets, Wektu retint son souffle et entendit distinctement une brindille craquer, dangereusement proche de leur location. Ce léger craquement fut immédiatement suivi d'un autre incroyablement plus puissant. Il y eut un impact dans le tronc juste derrière Wektu, qui, horrifié contempla un court instant le projectile qui s'y était fiché.

Le choc avait fait voler une partie de l'écorce, et creusé un profond cratère dans le bois. En plissant les yeux, le Porte-Rêve vit distinctement une pierre scintillante fiché à l'intérieur du trou. Il frémit en pensant à ce qui se serait produit si son crâne avait été à la place de cet arbre. Il serra les poings avec force, et se força à réfléchir.

Ils étaient face à un ennemi capable de les abattre en un instant, et qu'ils ne pouvaient pas voir sans offrir une cible facile. Ils étaient chassés, sans possibilité de répliquer.
Wektu commençait maintenant à partager les sentiments d'un vulgaire lapin, pris au piège, incapable de se battre.

Soudain, une terrible pensée s'insinua dans son esprit. Pourquoi se battre ? Pourquoi tenter de survivre alors qu'il avait perdu tout ce qui lui était cher dans ce monde ? S'il mourait aujourd'hui, s'en serait fini de cette existence cruelle, où l'amour n'était que passager et les souvenirs plus tranchants que des dagues. Plus d'hésitations, plus de tourmentes, il n'aurait plus à voir le visage d'Aldrianne dépourvu de toute trace d'amour. Il ne verrait plus du tout son visage, d'ailleurs.

Il se tourna vers elle, s'attendant à la voir dans le même état que lui, confuse, dépassée. Il n'en était rien. Une flamme brûlait furieusement aux fond de ses yeux magnifiques. Du défi ? De la colère ? Wektu n'aurait pu le dire, mais son regard se perdit dans le sien, et il réalisa quelque chose : ils ne s'étaient pas immédiatement aimés quand ils s'étaient rencontrés pour la première fois. Leur amitié puis leur amour s'étaient construits pierre par pierre, une miraculeuse découverte à la fois, et le Porte-Rêve sourit en se souvenant de ces précieux moments.

Il contempla encore le visage d'Aldrianne, et le choix devint clair dans son esprit : valait-il mieux vivre pour voir ce que demain leur réserverait, ou mourir pour ce qu'ils avaient subi hier ? Leur futur valait-il mieux que leur passé ?

Ces pensées défilèrent en quelques secondes chez tous les survivants, même Erep.

Oui, pensa Wektu, sans détourner son regard de la Cristalliseuse.

Ils avaient fait leur choix en toute liberté, aussi n'empêchèrent-ils pas le simple d'esprit de se lever, un sourire rayonnant aux lèvres. Il agita la main dans leur direction, en un ultime geste d'adieu, auquel ils répondirent la mort dans l'âme. Une détonation, brève, et une fleur rose commença à s'épanouir sur son torse. Erep eut un rictus moqueur avant de s'effondrer en arrière, son corps s'enfonçant mollement dans l'humus.

Wektu eut une grimace féroce et détourna la tête. Au fond de lui, le Porte-Rêves savait que c'était pour le mieux, et que le jeune homme n'aurait été qu'un poids supplémentaire pour eux. Erep en avait-il été conscient et avait-il choisi de se sacrifier à cause de cela ? Ils ne le sauraient jamais, mais il avait fait son choix. Ce qui le troublait le plus dans la mort d'Erep n'était pas qu'il eût choisi cette solution mais plutôt que l'homme en face avait dû voir son visage. La balle s'était figée en plein cœur. Le tueur avait visé un homme désarmé, le sourire aux lèvres. Le doute n'était plus permis : ce n'était pas une erreur si on leur avait tiré dessus, ils étaient bel et bien la cible. La mort du jeune homme lui avait donné une informations cruciale : le tueur se situait à leur gauche, à moins d'une vingtaine de mètres, sans quoi son champ de vision aurait été obstrué par les troncs. Ils jouaient donc avec les mêmes cartes. Un jeu dangereux qui se solderait probablement par la mort d'un des deux camps. Wektu avec toujours été joueur. Du moins, il pensait s'en souvenir. Tout désespoir le quitta et il fit le vide dans son esprit.

Désormais il fallait se battre. Ils avaient l'avantage du nombre et le tireur ne devait pas non plus savoir combien ils étaient exactement. La surprise serait leur atout principal.

Le plus silencieusement possible, Wektu fit passer ses ordres, et ses compagnons l'écoutèrent sans poser de questions. Son plan de bataille établi, ils se munirent chacun de leurs armes et se séparèrent en rampant dans des directions opposées. Une fois à bonne distance les uns des autres, ils se relevèrent, chacun à l'abri derrière le tronc d'un arbre. L'air siffla de nouveau près de l'oreille de Wektu qui retint un cri de surprise. Du coin de l'œil, il aperçut ses amis, plaqués aux troncs, et vit à côté de lui Aldrianne, droite et fière, qui lui rendit son regard d'un hochement de tête déterminé. Il risqua une sortie.

Courant jusqu'à l'arbre le plus proche, il eut juste le temps d'apercevoir le tireur, vêtu de noir, le visage caché par un casque ombre. Il braqua son arme sur lui. Wektu vit une étincelle s'échapper au bout du bras du tueur, puis senti un choc brutal dans son bras. Il s'effondra derrière une souche. Le projectile avait traversé son avant-bras et un flot de sang commençait à s'en échapper. Déjà, ses doigts se raidissaient et sa vue se brouillait. Tandis que le sang imbibait ses vêtements, un flot de sentiments l'envahit. La douleur y dominait la tristesse, l'horreur et la panique. Il risqua un coup d'œil alarmé vers l'arrière, et croisa de nouveau le regard d'Aldrianne. Alors, la douleur reflua.

Le courage et l'honneur prirent le dessus, l'emplissant d'une force insoupçonnée. Comme dans un rêve il s'entendit hurler, avant de se voir se relever sur des jambes flageolantes. Il se vit courir vers le tireur. Il ne sentit pas les projectiles voler autour de lui ni la douleur de son bras meurtri. Il brandit son épée de sa main valide et l'abattit derrière les genoux de son ennemi. Il y eut un craquement et le tireur partit à la renverse, déséquilibré. Wektu réintégra alors son corps et une énorme chape de fatigue et de douleur le submergea, le faisant chanceler. Un voile noir passa devant ses yeux. Il vit alors ses amis se porter à son secours, Neija frappant du poing l'attaquant jeté à terre et lui arrachant son arme.

Wektu sentit son corps basculer en avant et aperçut du coin de l'œil Ardam arracher le casque d'un mouvement vif.

Une mèche de cheveux gris s'échappa alors, et le Porte-Rêve eut juste le temps de distinguer les traits affolés de Saven avant de perdre conscience.

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