Chapitre 19
Wektu marchait depuis de longues heures lorsqu'il entendit les premiers cris, qui le firent sursauter alors qu'il était perdu dans ses pensées. Il pensa un instant que ce n'était que le souffle du vent, jusqu'à ce que ce même vent lui apporte la confirmation dont il avait besoin :
- Ne laissez personne s'échapper, ordre direct d'Earin ! Lamon, Jenkt, bougez-vous bon sang ! Ternom, va regarder par là-bas, j'ai cru voir quelque chose bouger !
La voix, bien qu'encore éloignée, pétrifia Wektu. Il se jeta au sol, tous les sens aux aguets. La brise tourna dans son dos, et il n'entendit rien de plus que son cœur qui battait à ses tempes.
Earin. Il n'avait pas oublié le Chantelame. Si l'homme qui venait de parler était à ses ordres, Wektu risquait d'avoir de gros ennuis. Lentement, il s'accroupit et jeta un œil par-dessus un buisson. Rien. La forêt s'étendait devant lui, omniprésente, un enchaînement continu de troncs dorés et de broussailles toutes similaires.
Pourtant, quelque chose au fond de lui lui chuchotait qu'il était en danger. Soudain, il comprit.
Les oiseaux.
Plus aucun pépiement ne résonnait sous les frondaisons, comme si un voile de silence s'était abattu sur les alentours.
Une sueur froide se mit à couler entre ses omoplates, baignant sa tunique. Il serra le poing autour de la dague offerte par Saven, la chaleur de l'arme le réconfortant un peu. La voix hurla de nouveau, toute proche cette fois-ci.
- Les gars ! Y a des traces de pas ici !
L'esprit du jeune homme tournait à toutes vitesses. Des traces de pas ? Mais il ne venait pas de cette direc ...
- Evidemment que y a des traces de pas, je viens de passer par là, idiot !
Wektu entendit nettement le bruit d'une violente claque résonner dans l'air , suivit d'un grognement de douleur.
- Des incapables, tous autant que vous êtes ! Vous tenez vraiment à expliquer à Messire Baenor comment des rescapés ont réussi à fuir la ville pour prévenir tout l'Empire ? Par Karok ce que vous pouvez m'épuiser ! Qu'est ce que j'ai bien pu faire pour hériter d'une telle bande de ... Vladik ? Je peux savoir ce que tu fais avec cette ...
Un horrible craquement retentit, puis une autre fois, encore et encore, à de nombreuses reprises. Enfin, Wektu entendit un homme cracher.
- Il n'a eu que ce qu'il méritait ce porc. Une terrible attaque de volgaros, on est d'accord ? demanda une voix.
- Et on a rien pu faire, quel dommage ! déclara une femme sur un ton ironique.
Le petit groupe éclata de rire, puis celui qui s'était exprimé en premier (certainement le dénommé Vladik) continua :
- Bon, on fait quoi maintenant, on rentre ?
- T'es si pressé de retrouver Earin ?
- Peuh ! M'en parle pas, j'ai la gerbe rien qu'en y pensant ! Mais bon, je serais pas contre un peu de bière fraîche !
Là-dessus, Wektu entendit des murmures d'assentiment, bien plus proches qu'il ne le pensait. Il cru même entendre le bruit d'un coup de pied frappant de la chair, puis le groupe sembla s'éloigner. Il attendit de longues minutes avant d'oser regarder de nouveau par-dessus le buisson. Toujours rien.
Lentement, il se releva, tous les sens aux aguets, et s'avança dans la direction d'où venaient les cris. Il tomba rapidement sur le cadavre, dix mètres plus loin.
C'était un soldat, portant le même uniforme noir que ceux de Neros. Il portait en outre une cape de la même couleur, qui n'avait pourtant pas réussi à absorber le sang qui avait coulé dessus. Le visage de l'homme était en effet méconnaissable, probablement défoncé par une masse ou un marteau de guerre. Wektu réprima un haut le cœur, et, sans regarder la tête, se mit à fouiller le corps. Il ne trouva rien de plus qu'une bourse vide accrochée à sa ceinture, et une outre de vin à moitié remplie.
Il hésita longuement à détrousser l'homme de ses vêtements, mais ne put finalement pas s'y résoudre. Il reprit donc sa route, prenant soin cette fois-ci de s'éloigner de la direction qu'avait prise le groupe.
Le soir tomba peu après, plongeant la forêt dans une pénombre qui s'épaississait un peu plus chaque seconde. Après avoir manqué de tomber à trois reprises en se prenant les pieds dans une racine, Wektu prit la décision de s'arrêter là pour la nuit.
Il grimpa donc péniblement le long d'un arbre massif, et, suivant les instructions que lui avaient donné Ardam, s'attacha fermement au tronc avec une corde pour ne pas basculer dans son sommeil. Le sommeil l'entraîna rapidement et il s'endormit en murmurant le nom d'Aldrianne.
L'aube le trouva toujours en place sur sa branche, maintenu par le nœud qui avait heureusement tenu. Après avoir vérifié que les alentours étaient sûrs, le jeune homme défit l'installation, puis se jeta au sol, absorbant le choc avec une roulade.
Il sourit. C'était bon de retrouver un corps en bon état de marche.
Soudain, il s'immobilisa. Une odeur puissante venait de balayer l'air. Il se tourna vivement et dégaina sa dague dans le même mouvement, sa cape voletant bruyamment. Il était seul. Mais d'où venait cette odeur si âcre ? Etait-ce ... ?
Son regard tomba sur l'endroit où il venait d'atterrir en sautant de l'arbre.
Des excréments, frais, une large trace en plein centre.
- J'hallucine.
Wektu prit sa cape dans sa main, et, comme il le craignait, vit rapidement la traînée marronnâtre qui en couvrait l'ourlet. Il inspira bruyamment, et toussa quand l'odeur infâme revint le hanter.
- De mieux en mieux ...
Une idée lui traversa alors l'esprit. Ces excréments n'étaient pas là quand il s'était endormi la veille. De nouveau, son cœur se mit à battre plus fort quand il réalisa que le sol tout autour de lui était couvert d'empreintes profondes, terminées par de longues griffes qui avaient retourné la terre.
Un volgaros, voire même plusieurs.
Ils n'étaient peut-être pas partis très loin. Il se précipita donc rapidement vers la sécurité relative de l'arbre, et prit un moment pour réfléchir. S'il était bel et bien sur le territoire de ces bêtes, il était trop dangereux pour lui de continuer à pied.
Il se souvint de sa rencontre avec Ardam et geignit faiblement, songeant à ce qu'il allait devoir faire désormais. Avec précaution, il se mit debout sur une branche large qui semblait pouvoir soutenir son poids, et regarda autour de lui avec attention.
Un réseau chaotique de branches se déployait aux alentours, passant d'un arbre à l'autre, certaines donnant sur le vide, d'autre se terminant par des fourches fragiles. Wektu plissa les yeux, et, soudain, tout paru plus clair. Ces branches formaient une véritable route aérienne si on regardait bien. En effet, celles qui étaient suffisamment épaisses pour supporter son poids avaient une couleur plus foncée que les autres et, en se concentrant, le jeune homme parvenait à voir distinctement le chemin qu'il devait prendre pour avancer dans la bonne direction sans risque. Rassuré par cette découverte, il resserra les sangles de son sac sur son dos puis s'élança, sautant de branche en branches bien plus aisément qu'il ne l'avait fait en compagnie d'Ardam.
Le vent se mit à souffler dans ses cheveux et, pour la première fois depuis des jours, il rit. Il était libre, loin des dangers qui le menaçaient jusqu'alors. Il continua sur un bon rythme jusqu'à ce que, enfin, ses muscles se mettent à crier grâce. A en juger par la luminosité de la forêt, le soleil devait être haut dans le ciel désormais, et le jeune homme s'arrêta pour manger un peu et reprendre son souffle. Si ses estimations étaient bonnes et qu'il ne s'était pas perdu, il devait s'approcher de Neros. Si Aldrianne était bel et bien en vie (et elle l'était, Wektu en était désormais convaincu), elle le retrouverait là-bas, et ils pourraient alors enquêter ensemble sur ce qui s'était passé. Bien sûr, la jeune femme n'allait certainement pas pénétrer dans la ville alors qu'elle était probablement occupée par les forces ennemies, mais elle lui laisserait un signe quelque part. Il lui suffisait de le trouver.
C'est avec cette idée en tête qu'il se remit en route après avoir mangé un peu de ses précieuses réserves de nourriture et bu quelques rasades d'une eau tiède.
Il avait à peine fait cent mètres qu'il entendit soudain une voix aigüe chanter :
- Pleurez monts enneigés, pleurez mers salées ! Car le temps, de nouveau, est venu de conter ...
- Chhht ! Tais-toi Erep ! Tu veux tous nous faire tuer ? implora une autre voix.
- ... la sombre épopée de Rennor Raselyss, qui, le cœur brave et l'esprit affuté ...
- Nei, par pitié, fait quelque chose !
- S'en alla un matin, pour jamais ne rent ...
Le chant se tut brutalement, remplacé par un silence lourd.
Cette fois-ci, Wektu, mû par une sensation inexplicable, accéléra en direction des voix, puis, lorsqu'il pensa être suffisamment proche, descendit le long d'un tronc. Là, il dégaina de nouveau sa dague et s'avança, écartant les buissons devant lui.
Il tomba nez-à-nez avec un petit groupe de trois réfugiés, dont les vêtements étaient salis et déchirés en de multiples endroits, laissant apparaitre des coupures superficielles et d'autres plus inquiétantes. La surprise se peint brusquement sur leurs traits et l'un d'entre eux, un homme qui paraissait relativement frêle dégaina rapidement une épée qu'il pointa droit sur Wektu.
- Halte ! Qui êtes-vous ?
Le jeune homme reconnut la voix de celui qui avait demandé au chanteur de s'arrêter. Il rangea sa dague de manière à ce qu'elle soit bien visible, puis leva ses mains en signe d'apaisement.
- Du calme, je ne vous veux aucun mal ! Je suis Wektu Sylvebrise, Porte-Rêve d'Orepale.
Les mots roulèrent étrangement dans sa bouche mais sonnèrent pourtant familiers à ses oreilles. En face de lui, l'étranger sembla se détendre un peu, mais garda son arme levée pendant que ses compagnons se déplaçaient avec précaution pour se placer de chaque côté du Porte-Rêve.
- Et que faites-vous par ici, Messire Sylvebrise ?
Wektu prit le temps de détailler les deux autres individus avant de répondre. L'un d'entre eux était en réalité une femme, qu'il n'avait pas reconnu à cause de ses cheveux courts et de son physique très masculin, mais sa démarche ne trompait pas. L'autre, un jeune homme aux cheveux roux, était visiblement nerveux, ses yeux passant sans cesse du visage du Porte-Rêve à la dague placée contre son flanc.
- Je suis à la recherche de quelqu'un, répondit-il finalement, tout en tournant sur lui-même en écartant sa cape pour montrer qu'il ne portait pas d'autres armes.
- Et je peux savoir qui c'est ?
- Une amie. Une Cristalliseuse. Et vous, quel est votre nom ?
L'homme qui le menaçait baissa sa garde, puis, après un regard à ses compagnons, rengaina son épée.
- Je m'appelle Neija, mais mes amis m'appellent Nei. Malheureusement, je n'ai pas rencontré une telle personne, Messire. En tout cas pas depuis longtemps, et c'était à Neros.
Le sang de Wektu ne fit qu'un tour.
- Neros ? C'est de là que vous venez ?
Nei se raidit, et sa main rejoignit le pommeau de son épée.
- Pourquoi est-ce que vous demandez ça ?
- J'étais moi aussi dans la ville lors de l'attaque.
- Oh ... Je suis désolé mon garçon.
L'homme s'avança alors, et fit signe aux autres de le rejoindre, avant de demander :
- Vous avez d'autres nouvelles de la ville ? Nous avons fui dès le début de l'assaut.
- Je me suis battu contre un Chantelame puis ... J'ai perdu connaissance. La ville est tombée.
Le désespoir s'abattit sur le visage de Nei, qui lâcha :
- Alors c'est vrai. Je n'ai pas voulu le croire quand Jen me l'a annoncé, mais si vous le dites, Porte-Rêve, il n'y a plus de doutes possibles. L'espoir est mort.
- Non ! s'exclama Wektu avec une ferveur qui l'étonna. Nous ne pouvons, et ne devons pas baisser les bras ! Avons-nous perdu la bataille ? Oui. Mais allons-nous abandonner nos maisons et nos familles aux mains de l'ennemi ? Pas question. Je vous en fait le serment, Neija. Je vais tout faire pour libérer la ville une fois que j'aurai retrouvé Aldrianne.
La stupéfaction s'afficha sur le visage des trois fugitifs. Intrigué, Wektu demanda :
- Pourquoi cette tête ? Vous la connaissez ?
- Elle ...
Une nouvelle voix l'interrompit :
- Qu'est ce que c'est que ça ? On vient de dire qu'il fallait se taire, et vous ...
Juste derrière lui, une jeune femme venait de pénétrer dans la clairière et elle s'arrêta net en apercevant le Porte-Rêve, qui crut un instant que ses yeux lui jouaient un tour cruel.
De longs cheveux châtains cascadaient librement sur ses épaules, encadrant un visage gracieux, dont la beauté était entachée par une vilaine estafilade le long de sa joue.
Aldrianne.
Le cœur de Wektu manqua un battement, puis un autre. C'était bien elle, sans aucun doute possible. Une joie immense traversa son corps, et, sans pouvoir se retenir, il se jeta dans ses bras et l'embrassa avec fougue.
La gifle le frappa fort, et sa tête partit violemment sur le côté. A moitié sonné par l'impact, il entendit néanmoins clairement la voix d'Aldrianne, folle de rage, quand elle hurla :
- COMMENT OSEZ-VOUS ?!
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