Chapitre 14
Wektu se leva d'un bond, renversant la table sur son passage. Ardam tenta de l'en empêcher, mais le jeune homme se glissa agilement hors de portée, et se précipita vers la porte, qu'il ouvrit d'un coup. Il se jeta dans l'herbe grasse qui poussait devant l'entrée, et tomba à genoux. Il ne parvenait plus à respirer. Sa vision s'obscurcit rapidement, et c'est à peine s'il vit Saven arriver à ses côtés, puis s'accroupir devant lui.
- Wektu.
Le jeune homme ne réagit pas, le regard fixé sur le lointain, le cœur battant violemment à ses temps.
- Wektu. Ecoute-moi.
Aldrianne était en vie.
Une dague dans la gorge, son corps sur les pavés.
En vie.
Saven le gifla, fort, et il partit en arrière.
- Ecoute ma voix, où le choc te tueras.
Sa voix était étonnamment sévère et toucha Wektu en plein coeur. Il croisa son regard, et y lut une détermination sans faille dans ses yeux gris. Elle continua, imperturbable.
- Tu es en train de faire un retour d'Echo. Des souvenirs que tu avais oublié vont revenir, et ça va faire mal. Très mal. Tu dois être fort, Wektu. Je ne pourrais pas l'être à ta place. Impossible de prédire ce qui va remonter en toi, ce qui était caché au plus profond de ta mémoire.
A mesure qu'elle parlait, le jeune homme voyait des images s'assembler de manière aléatoire dans son esprit. Des oiseaux colorés. Une portail doré. Une épée ensanglantée. Puis vinrent les sons. Le souffle du vent dans les feuillages, un bruit de verre brisé, le fracas de deux armées qui se rencontrent. Et il la vit. Si belle dans sa robe argentée, ce soir là. Ses cheveux splendides qui encadraient son visage parfaitement dessiné, ce ... Ce n'était pas Aldrianne. Wektu voyait clairement devant lui cette femme qu'il ne connaissait pas, ce sourire qu'il ne reconnaissait pas. Mais ces yeux ... Par Myr ce qu'ils étaient éclatants, deux éclats d'étoiles rayonnant face à lui.
La voix de Saven résonna de nouveau, lointaine.
- Laisse toi aller, ne résiste pas. Accepte ce que tu ressens, car ce n'est pas un combat que tu peux remporter, Porte-Rêve.
De nombreuses autres sensations défilèrent alors, trop rapidement pour qu'ils puisse pleinement en prendre conscience. Enfin, les visions s'effacèrent, et le jeune homme se retrouva haletant, les genoux dans l'herbe humide, le battement omniprésent de son cœur décroissant lentement.
- Qu'est-ce ... Qu'est ce que c'était que ça ? fit-il entre deux inspirations forcées.
- Suis-moi.
Elle l'aida à se relever, puis le guida lentement vers le petit ruisseau qui serpentait. Tout en marchant, elle reprit d'une voix douce.
- Avant de te répondre, il faut que je détermine ce que tu sais. Sais-tu ce qu'est une Perte ?
Wektu secoua lentement la tête et Saven soupira.
- Bon, on va repartir du tout début. Tu as déjà vu un tremblement de terre ?
Cette fois-ci, les souvenirs revinrent et il se revit, encore enfant. Il était perché dans un arbre niché sur la colline qui surplombait le domaine de son père quand le monde s'était soulevé. Il avait vu l'onde de choc arriver à une vitesse terrifiante depuis l'horizon, puis le toucher en un clin d'œil. Il était tombé de son observatoire sous la puissance de l'impact et en gardait toujours une petite cicatrice sur le genou droit. Il acquiesça donc, avide d'en entendre plus.
- Les Pertes sont comme ces tremblements de terre. Imprévisibles, aléatoires, souvent infimes, parfois dévastateurs. La différence réside dans le milieu. Là où un séisme se propage dans le sol, les Pertes, elles, se propagent dans nos mémoires, déclara-t-elle en pointant sa tempe du doigt.
Wektu restait suspendu à ses lèvres, les pièces du puzzle commençant à s'imbriquer dans son esprit.
- Elles détruisent les souvenirs ?
- Certains disent que oui, d'autres que non. Pour moi, elles les cachent au plus profond de nous, comme semblent le prouver les retours d'Echo.
- Je t'ai entendu mentionner ce terme tout à l'heure. Qu'est-ce que c'est ?
- Comme je le disais, ces souvenirs ne sont pas perdus. Ils sont juste hors de portée de notre conscience, comme un trésor qu'on aurait enfermé derrière une porte dont on a perdu la clé. Cependant, si la victime d'une Perte subit un choc suffisant, comme frôler la mort, ou, encore mieux, être confronté à des preuves de ce que l'on a oublié, un retour d'Echo peut surgir. C'est comme si une faille dans un des murs de ta mémoire s'ouvrait, libérant un flot ininterrompu de souvenirs. Bien entendu, ce phénomène est trop rapide pour que l'esprit humain puisse tous les recueillir, ce serait comme retenir un fleuve à main nue. Par contre, on peut en retrouver certains, et c'est ce que tu viens de vivre.
- Tu veux dire que j'ai réellement vécu ce que j'ai vu ?
- Sans aucun doute. Seuls les Mémoires peuvent s'immerger dans les Echos d'autres personnes, et quelque chose me dit que tu n'en es pas un.
- Alors quoi ? Qui était cette femme ?
- C'est à toi de me le dire Wektu, tu es le seul à l'avoir vue !
Evidemment. Quel idiot.
Soudain, un nom le frappa, un nom qu'il avait entendu la veille. Maelia. Une sueur froide se mit à couler le long de son front. Il avait peur de comprendre. Il rejeta ses idées dans un coin de son esprit, puis demanda :
- Comment peut-on savoir qu'on a oublié quelque chose ?
- C'est bien le problème. On ne peut pas. Du moins pas tant qu'on y est pas confronté. C'est pour ça que la plupart des gens ont avec eux un Rappel, qui leur sert à vérifier qu'ils n'ont rien oublié d'essentiel, et le cas échéant, les aide à s'en rappeler.
- Et comment est-ce que ça marche ?
- Eh bien, ce serait plutôt à toi de me l'expliquer, Porte-Rêve.
En voyant l'incompréhension s'afficher sur le visage de Wektu, elle s'expliqua.
- Ta cape. C'est un des symboles des Porte-Rêves. Tu ne te souviens même pas de ça, n'est-ce-pas ?
Des larmes lui montèrent aux yeux quand il réalisa pour la seconde fois qu'il en avait même oublié qui il était.
- Ca te reviendra, j'en suis sûr, je t'aiderai, si tu le veux bien.
Le jeune homme hocha la tête en silence, et attendit la suite.
- Les Porte-Rêves, donc, sont un groupe d'élite dont le rôle principal est d'aider les populations à surmonter les Pertes. Ce sont des conteurs, des aventuriers, et, pour certains d'entre eux, des bretteurs d'exception. D'ailleurs ... Attends moi là.
Saven s'éloigna rapidement et revint quelques minutes plus tard, accompagnée d'Ardam, les bras chargés d'un petit paquetage de tissu. Elle le déplia dans l'herbe devant Wektu, dévoilant deux épées d'entraînement en bois. Elle se saisit de l'une d'entre elles, et jeta l'autre au jeune homme, qui l'attrapa maladroitement au vol.
- Bien, au moins tu as encore quelques réflexes. Voyons, ce que tu as de plus. Attaque-moi.
- Pardon ? Sans vouloir t'offenser mais je pense qu'Ardam me tuera si je te fais du mal.
L'homme partit de son rire jovial et croisa les bras dans son dos.
- Ne t'inquiètes pas pour ça l'ami. Essaye déjà de la toucher, et on verra ensuite.
Wektu était peut-être impulsif, mais il n'était pas stupide. Sous-estimer Saven serait une grossière erreur qu'il ne comptait pas commettre.
Il recula donc d'un pas, et leva son épée devant son torse, attendant de voir comment la femme allait réagir.
- C'est ce que tu appelles attaquer ? fit-elle avec un sourire ironique. Il faut croire que la fièvre t'a touché plus durement que ce que je ne craignais !
Wektu se contenta de lui rendre son sourire et lui fit signe d'approcher.
- Très bien, voyons comment tu te défends alors.
Sur ces mots, elle se jeta sur lui, bougeant avec une grâce sauvage. Wektu dévia le premier coup, mais pas les quatre autres qui le frappèrent en pleine poitrine.
- Pas mal.
- Pas mal ? Je suis quadruplement mort !
- C'est déjà mieux que quintuplement non ?
Pour toute réponse, Wektu étendit brutalement le bras, visant l'épaule de Saven. Un coup déloyal, son épée étant tournée vers le sol, toute garde baissée.
CLAC.
Le bruit du bois frappant le bois résonna longuement dans la clairière. Le jeune homme croisa les yeux de Saven, s'attendant à y lire de la déception. Au contraire, une étincelle pétillait dans son regard. Elle eut un geste vif du poignet, et l'épée de Wektu s'envola dans les airs, où elle la récupéra avec agilité. Elle pointa les deux lames factices sur son cou, puis éclata de rire.
- Bien ! Très bien ! Au moins te souviens-tu de cela. Il n'est pas question d'honneur quand on se bat pour sa vie. Les morts n'ont que faire de l'honneur.
- Comment est-ce que vous avez fait ça ?
Le jeune homme était encore sous le choc de ce qu'il venait de voir.
- L'entraînement, Wektu. L'entraînement est la clé de la réussite quel que soit le domaine.
- Est-ce que ...
Il avait failli demander "est-ce que vous pouvez m'apprendre ?", jusqu'à ce qu'Aldrianne revienne dans ses pensées.
Aldrianne qui était encore en vie, et qui devait le chercher partout. Il devait la retrouver.
- Il faut que j'y aille.
Saven baissa ses armes, et se retourna.
- Je m'en doutais, fit-elle tout en ramassant les épées dans le tissu. Mais avant que tu partes, laisse-moi te donner quelques conseils. Tout d'abord, fais attention à toi. Tu le sais, ces bois ne sont pas uniquement peuplés de gentils oiseaux à la voix mélodieuse. Il existe dans les environs des bêtes qui dévorent des volgaros d'une seule bouchée. Si tu en rencontres ... Eh bien prions pour que ça n'arrive pas.
Wektu frissonna de nouveau en se souvenant de sa rencontre de la veille. Il n'arrivait pas à imaginer un plus redoutable prédateur que cet animal qui avait failli le tuer si aisément.
- Ensuite, souviens-toi que cette Aldrianne a vraisemblablement aussi subi de terribles choses. Si tu la retrouves, et je te le souhaite, il faudra lui laisser le temps de se reconstruire. Si ce que je pense est vrai et que tu l'aimes vraiment, alors ce sera à toi de la supporter, et de lui apporter ton soutien inconditionnel. J'ai moi-même déjà été victime d'une Perte majeure, et si Ard n'avait pas été là ... Je n'ose pas imaginer ce que je serais devenue. Alors va, Wektu, retrouve-la, et sauve-la des abîmes de l'Oubli.
Ardam, qui était resté en retrait jusque là, s'avança, et posa sa large main sur l'épaule valide du jeune homme.
- Bonne chance, l'ami. Puissent les Anciens veiller sur tes pas. Ma demeure te seras toujours ouverte, et je serai là pour t'accueillir.
Il lui tendit un paquetage en cuir contenant une outre d'eau fraîche, de la viande séchée et des fruits, et Saven s'approcha pour lui remettre une splendide dague finement ouvragée. La lame, forgée dans un acier d'une pureté irréprochable, était enfoncée dans un pommeau de roche sombre, chaude au toucher.
- C'est trop ! Je ne peux pas accepter ! s'exclama le jeune homme.
- Et pourtant tu vas le faire, Porte-Rêve, pour te remercier de tout ce que tu as fait pour Orepale, et pour tout ce que tu vas faire à l'avenir.
Alors, pendant de longues minutes, Wektu remercia chaudement les deux époux, promettant de revenir, puis ajusta les sangles du sac sur son dos, serra sa cape autour de son corps, et, sans un regard en arrière, s'enfonça dans la forêt.
Tiens bon, Aldrianne, j'arrive.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top