Chapitre 12
Le souffle du vent dans ses cheveux. La rosée humide qui traversait ses vêtements déchirés. La fraîcheur de la soirée sur son visage. Ce furent les premières sensations dont il se souvint, à mesure qu'il reprenait conscience de son corps. Il essaya vainement de rassembler les écharpes de brume de sa conscience, ne parvenant qu'à les étioler davantage. Durant ce temps, il garda les yeux fermés, redoutant ce qu'il verrait s'il les ouvrait. Les heures passèrent avant que, enfin, des idées cohérentes ne commencent à se former dans son esprit. Il émergea lentement du monde des limbes et des rayons de lucidité traversèrent ses premières pensées engourdies.
Wektu. Wektu Sylvebrise.
Oui, c'est comme ça que je m'appelle. Et je suis ... Quoi déjà ? En vie ?
En vie, mais peut-être pas pour longtemps. Il faut que je bouge.
Il se mit alors en mouvement, muscle par muscle, un membre à la fois, et parvint finalement à se redresser. Il resta dans cette position quelques instants, assis, les paupières toujours closes. Enfin, il prit une grande inspiration qui le fit tousser, et ouvrit les yeux. Sa vue d'abord brouillée le força à les refermer rapidement.
Il se contraint à respirer calmement, et réessaya. Passées les premières douleurs et le flou qui occultait sa vision, il pût voir clairement ce qu'il l'entourait. Il se trouvait au sommet d'une large colline verdoyante, au pied d'un arbre gigantesque qui étirait ses longues branches au dessus de lui. Wektu prit le temps de contempler le paysage qui se dévoilait devant lui. Des falaises abruptes se découpaient sur l'horizon, créant de monumentaux jeux d'ombres sur la vaste forêt en contrebas, qui s'étendait à perte de vue. Dans le ciel, des oiseaux de proie s'étaient mis en chasse, leurs cris résonnant dans les airs. A l'Est, ou du moins ce qu'il pensait être l'Est en se fiant au soleil couchant, de vastes plaines mordorées s'étendaient sur des kilomètres et des kilomètres. A l'opposé, à l'Ouest donc, de sombres montagnes déchiraient la vallée, creusant les nuages qui côtoyaient leurs cimes.
Son regard se posa alors sur l'immense nuage de fumée qui s'échappait d'une large trouée parmi les arbres au loin, et dont les volutes occultaient complètement la lumière. Et c'est alors qu'il revint à la réalité. Son souffle s'accéléra tandis que les évènements passés submergeaient sa mémoire. Aldrianne.
La douleur lui coupa le souffle, et il chancela.
Une dague dans la gorge.
Son corps basculant sur les pavés.
Ses cheveux tâchés de sang.
Wektu se tourna et vomit bruyamment. Des larmes rageuses montèrent à ses yeux, et il frappa violemment le sol de son poing fermé. Le choc se répercuta dans son épaule, et la souffrance le distrait momentanément.
Surtout ne pas y penser. Continuer de vivre, coûte que coûte. Il devait d'abord sortir de cette situation. Les pleurs viendraient plus tard.
Il commença donc à se focaliser sur sa respiration, comptant les inspirations et les expirations, suivant la cadence de son coeur, comme le lui avait appris ...
Où est-ce qu'il avait appris ça ?
Son corps se souvenait, mais sa mémoire, non. La panique monta en lui, comme une vague emportant tout sur son passage. Aldrianne, la Cristalliseuse, Earin, le Chantelame, Wektu ... Wektu ...
Bon sang, qu'était-il ?
Il fut pris de nouveaux vertiges et s'allongea dans l'herbe, essayant à grand peine de se calmer.
Il tenta de remonter plus loin, avant les événements fatidiques de la veille. Rien.
Sa mémoire sautait directement de souvenirs de sa jeunesse à ceux de la veille, sans rien d'autre entre les deux qu'Aldrianne. Il ne voyait que son visage, n'entendait que son rire.
Wektu chassa ces pensées, puis, mû par instinct qu'il n'aurait pu expliquer, le jeune homme se releva à grand-peine et s'avança au pied de l'arbre qui le surplombait.
Haut de plusieurs dizaines de mètres, la rosée du soir se déposait déjà entre ses branches serrées, comme si un nuage léger était venu se loger là, recouvrant tout le sommet de la colline d'un manteau protecteur. Les derniers rayons du soleil, en frappant les frondaisons, étalaient une myriade de couleurs chatoyantes sur les environs, baignant le monde dans une symphonie de lumière.
Un toit-de-brume. Etrangement, ça, il s'en souvenait.
Par Myr ! Qu'ai-je donc oublié d'autre ?
Par ... Myr ? Il avait juré instinctivement, sans savoir à qui appartenait ce nom. Une rage sauvage, incontrôlable, monta en lui. Il aurait voulu hurler, frapper, se déchaîner contre le sort qui s'acharnait sur lui. Mais il n'en fit rien. Il était trop faible pour se permettre de gaspiller ses forces ainsi.
A la place, puisant dans ses dernières réserves, il parvint à se hisser sur la première branche, qui offrait un abri bienvenue en hauteur. Quelque chose , au fond de lui, lui dictait qu'il ne serait pas sage de passer la nuit à même le sol. Les branches de l'arbre s'entremêlaient, créant un réseau dense, une véritable plateforme sur lequel Wektu posa sa main avec précaution. Là où le dessous des feuilles semblait emmagasiner toute l'humidité ambiante, leur face supérieure était étonnamment douce et sèche.
Après avoir vérifié avec succès la solidité de la structure, il s'étendit donc sur le large matelas de feuilles, puis se laissa emporter par la fatigue, pour basculer dans un sommeil sans rêves.
Le lendemain, le soleil était encore bas dans le ciel quand Wektu se réveilla définitivement. Ce n'est qu'à ce moment là qu'il prit consciences des vêtements qu'il portait. Une vaste cape était jetée sur son dos, par dessus sa tunique déchirée, garnie de nombreuses poches aux couleurs variées. Avec une excitation grandissante, il se mit à les fouiller nerveusement.
Le jeune homme ne put cacher sa déception quand il ne trouva que diverses herbes dont il ne connaissait ni le nom, ni l'utilité, plusieurs feuilles de papier pliées, ainsi qu'un crayon de charbon. Au moins avait-il des habits qui semblaient solides et pratiques.
Wektu tourna ensuite son attention vers son épaule. Il en avait presque oublié ses blessures, et eut un choc en voyant la plaie. La peau profondément entaillée avait pris une écœurante teinte de rouille. Peut-être avait-il su comment gérer cela, mais il eut beau chercher, rien ne lui vint. Son genou et son avant-bras, en revanche, ne le gênaient plus autant, et il se surprit à espérer qu'ils guériraient rapidement. Etrangement, il se sentait beaucoup mieux aujourd'hui, et avec précaution, il descendit de son perchoir, puis se tourna vers le paysage.
La nature florissante d'Orepale s'étendait devant lui. Les végétaux se paraient de couleurs riantes dans la lumière de l'aube et il pouvait sentir la vie s'éveiller. Partout, des appels commençaient à retentir, les oiseaux se répondant à travers un ciel d'un violet profond. Au loin, un fleuve coulait tranquillement, oasis de paix dont les reflets éclairaient les environs. Une larme roula, pesante, le long de sa joue.
Comment le monde pouvait-il être aussi beau quand il avait perdu tout ce qui lui importait ?
Il essuya ses yeux humides d'un revers de la main. Il devait se concentrer sur sa survie. D'abord, planifier le trajet jusqu'à l'eau qui courait dans le lointain. Une estimation rapide lui donnait une petite semaine de marche. N'ayant avec lui aucune provisions, il allait devoir se ravitailler en route.
En quelques minutes à peine, il parvint au pied de la colline. A mesure que le temps passait, une force nouvelle se répandait dans son corps, repoussant la fatigue et la douleur des jours passés. Il se sentait mieux, bien mieux qu'il ne l'avait été plus tôt.
Tant qu'il ne pensait pas à Aldrianne.
Repoussant sans relâche ses pensées qui revenaient incessamment sur elle, Wektu parvint à l'orée de la forêt qui bordait la colline. Elle regorgeait de bruits en tous genres. Des oiseaux multicolores se répondaient entre les branches et des petits mammifères couraient sur le sol jonché de feuilles. Les hauts arbres dorés se balançaient au gré du souffle du vent dans leurs frondaisons. Leurs lents déplacements créaient l'illusion d'un paysage en mouvement, parcouru d'une vague infinie. Le jeune homme sourit un instant devant cette beauté sauvage puis s'engagea entre les troncs d'un pas décidé.
Dès qu'il eut dépassé les premiers mètres il eut l'impression de se trouver au centre de la forêt. Où qu'il se tourne il n'y avait que bois et feuilles, frissonnements et craquements. L'empreinte de ses pas se perdait dans le motif chatoyant du tapis d'humus. Il leva les yeux pour essayer de trouver le soleil. Impossible de déterminer où il se trouvait. La lumière se perdait dans les feuillages mordorés puis était reflétée dans tous les sens, éclairant chaque recoin, effaçant toutes les ombres. Très vite, il oublia de quelle direction il venait. Le jeune homme eut un soupir de désespoir qui se perdit dans le bruit environnant. Cependant, après un court instant de réflexion il se décida à sourire. Il était perdu dans un endroit magnifique, pourquoi ne pas en profiter ? Cela aurait pu être pire ! Il aurait pu être perdu dans un dédale de rues à Lak ...
Il en eut le souffle coupé. Les souvenirs revenaient une fois encore. Neros, Earin, Zenora, Aldrianne ... Il voulut faire demi-tour avant de se rappeler qu'il était coincé ici. Il réprima un cri de rage mais ne pût s'empêcher de se frapper le front de son poing. Il se laissa choir dans le tapis de feuilles mortes et se força à respirer posément. Il devait continuer d'avancer, trouver de l'aide, survivre. Une lueur farouche s'alluma dans ses yeux quand il se releva. Il ne mourrait pas ici.
Il avait beau ne plus se souvenir de qui il avait été, Wektu était sûr d'une chose : il n'était pas du genre à abandonner.
Il marchait toujours deux heures plus tard, quand il aperçut un mouvement furtif non-loin.
Le jeune homme se raidit instantanément, tous les sens aux aguets, et se baissa lentement pour ramasser un large bâton. Le poids de son arme improvisée fit vibrer quelque chose au plus profond de lui, mais Wektu n'avait pas le temps de s'attarder dessus.
De derrière le tronc qu'il fixait était en train de sortir un immense animal. C'était un gigantesque félin, une bête haute comme un cheval et large comme un taureau. Pétrifié par la peur, Wektu n'osait plus bouger.
Malgré sa taille terrifiante, la créature semblait pourvue d'une étonnante agilité, procurée par les puissants muscles de ses pattes, qu'il pouvait voir saillir. Il pouvait maintenant voir la tête du monstre. Car oui, cette créature ne pouvait être qu'un monstre tout droit sorti de ses cauchemars. De grands yeux dorés surmontaient une large truffe, posée sur une gueule terrifiante. Celle-ci était garnie de redoutables crocs taillés en pointe dont la taille devait atteindre celle de sa main. Elles semblaient incroyablement aiguisées et Wektu frissonna inconsciemment en imaginant les dégâts que pouvaient causer de telles armes.
Il n'aurait pas dû.
Attiré par ce mouvement infime, la bête tourna la tête droit sur lui.
Elle laissa échapper un grondement sourd, qui résonna longuement sous les frondaisons, puis, d'un geste ample, bondit droit sur le jeune homme.
Et c'est reparti ... eut le temps de penser Wektu, avant d'être propulsé dans les airs.
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