Chapitre 10
Les immenses colonnes de marbre s'étaient effondrées, les magnifiques vitraux, pulvérisés. Des éclats de pierre et de verre tranchants jonchaient le sol devant lui. Il essaya de se déplacer en vain. Tout son corps le faisait souffrir et sa respiration devenait de plus en plus sifflante. Il essaya d'appeler à l'aide mais seul l'écho lui répondit. Un vrombissement incessant perçait ses tympans meurtris par le souffle de l'explosion.
Falkas tenta de reprendre le contrôle. Il leva péniblement une main ensanglantée vers son visage. Sa vieille peau plissée était déchirée en de multiples endroits et il sentit de nombreux os brisés rouler en dessous. Ses longs cheveux blancs étaient poisseux de sang, qu'il sentait couler le long de ses pommettes. Au sang vinrent se mêler des larmes, quand le Mémoire réalisa l'ampleur de la catastrophe et des conséquences à venir. Le savoir accumulé par des générations et dont il était le dépositaire avait été brûlé, éparpillé parmi la poussière des ruines. Cette salle était la garante de la stabilité du royaume. Leur civilisation sombrerait dans le néant, vouée à l'oubli de ses descendants. Tout le chaos que les Mémoires s'étaient efforcés de repousser, déferlerait sur eux, n'épargnant rien ni personne.
Sauf si les Parchemins étaient intacts.
Une lueur d'espoir s'alluma dans ses yeux à mesure qu'il reprenait confiance. Il devait sortir d'ici, prévenir les Mémoires et organiser les opérations de déblaiement. Il faudrait aussi qu'il enquête sur les causes de cette explosion. Son intuition lui soufflait déjà des pistes mais chaque chose en son temps. D'abord, bouger.
Alors que la poussière n'était pas encore totalement retombée, Falkas se mit à ramper péniblement vers la sortie. Chaque mouvement était une torture atroce mais il continuait d'avancer malgré la douleur. Il ne voyait personne d'autre, si ce n'est les membres dépassant des amas de roche, et dont les propriétaires n'étaient sûrement plus de ce monde.
De nombreuses traces de sang sur le sol indiquaient que des blessés en avait réchappé. C'est avec cette idée en tête qu'il continua à avancer. Il arriva enfin au bout du large couloir. La poussière en suspension semblait s'être miraculeusement arrêtée au seuil de la Grande Salle. Idem pour les bris de verre et autres débris.
Encore un autre mystère que Falkas devrait résoudre, même si il avait déja son idée sur la question. Étrangement, dès qu'il franchit cette frontière invisible, il pu respirer plus librement et la douleur reflua en partie.
Des dizaines et des dizaines de personnes affluaient vers lui en courant. Un docteur, reconnaissable à son manteau rouge serré au niveau du col, s'agenouilla puis laissa échapper un hoquet de surprise quand il se rendit compte que Falkas faisait partie des blessés. Cependant, le vieil homme le rassura bien vite quant à son état. En effet, il allait beaucoup mieux depuis sa sortie du couloir, comme si l'omniprésente pierre noire le soignait, ou du moins l'empêchait de souffrir. L'homme en face de lui refusa néanmoins de courir le moindre risque et ordonna qu'on l'emmène. Il se laissa donc porter jusqu'à une tente de secours qui avait été plantée à la sortie des Archives. La vitesse à laquelle les secours s'étaient organisés le surpris vivement. Mais l'heure n'était pas à la réflexion.
La pluie battait la toile épaisse quand il pénétra à l'intérieur, créant un vacarme assourdissant mais incapable de couvrir les cris et les gémissements des blessés. Sur des dizaines de mètre, des corps étaient étendu à même le sol, certains hurlants, d'autres inanimés. L'odeur du sang et de la mort emplissait l'air, alors que des médecins s'affairaient de tous côtés, privilégiant les plus gravement blessés, laissant ceux qui de toute façon ne pourraient pas s'en sortir. Falkas fut installé à côté d'un des étudiants qu'il guidait. Même s'il l'avait connu, il n'aurait pas pu le reconnaître. Son visage était affreusement brûlé et seul le mouvement régulier venant de sa poitrine montrait qu'il était en vie.
Le Mémoire poussa un soupir qui lui arracha un gémissement plaintif. Maintenant plus que jamais, il en avait besoin. Il remonta la main vers la magnifique pierre mordorée qui ornait le collier qui pendait à son cou. Il retint sa respiration tandis que le bijou se mettait à vibrer et se prépara à rentrer dans l'Echo.
Vertige.
L'orage grondait puissamment ce jour là, mais cela n'avait pas empêché Orsam de sortir pécher sur le vieux port, comme à son habitude. Il était assis sur le ponton, écoutant les vagues se déchaîner contre les rochers couverts de varech et observant la fine écume piégée dans les cavités de la pierre. Le vent violent plaquait ses vêtements trempés contre son corps mais cela n'avait pas d'importance pour lui.
Sa canne à la main, il surveillait distraitement le bouchon, et, de temps en temps relevait le bras pour le relancer plus loin. La saison avait été fructueuse et il n'avait plus besoin de ramener de quoi manger à la maison, mais pourtant il était toujours là, assis dans la tempête, les pieds dans le vide, à contempler l'horizon. Aucun bateau ne se profilait, la mer houleuse empêchant toute sortie. Orsam, du haut de sa soixantaine d'années, se souvenait encore de l'époque où ils étaient nombreux à se retrouver ici pour bavarder gaiement. Aujourd'hui il était seul. La majorité du village avait fui lors de la dernière montée des eaux et les rares personnes encore présentes n'avaient vraiment aucune envie de sortir par un temps pareil.
Sa seule compagnie était donc les quelques mouettes qui tournoyaient autour de lui, attendant que le vieux pêcheur leur donne quelques restes de poissons. L'une d'elles fit d'ailleurs une piquée spectaculaire depuis les cieux, pour atterrir en douceur sur les planches disjointes près d'Orsam. Celui-ci, accoutumé à ce manège, plongea la main dans son seau, en ressortit un hareng qu'il venait de pêcher et le lança à quelques mètres derrière lui. Dès l'instant ou le poisson quitta sa main, tous les oiseaux qui le survolaient fondirent dessus. Ils atterrirent dans un concert de cris aigus et commencèrent à se battre à coups de bec pour pouvoir prélever une part. L'homme, un soupir amusé aux lèvres, ne se lassait pas de ce spectacle. Le vacarme produit par les animaux parvint même pendant un moment à couvrir la tempête, avant que celle ci ne reprenne ses droits.
Orsam se retourna alors que sa ligne se tendait. Un poisson avait mordu à l'appât. Après seulement quelques secondes de bataille, il parvint à le remonter. Pas plus grande que sa main, une pauvre créature difforme se débattait faiblement. Une de ses nageoires, étrangement tordue, suintait d'un liquide verdâtre qui dégageait une odeur nauséabonde. L'autre, beaucoup trop longue pour le corps de l'animal, pendait mollement, impuissante. Encore un autre Contaminé, se dit Orsam, pensif. Ils étaient de plus en plus nombreux à s'échouer sur les côtes, surtout depuis que ...
Vertige.
Le fracas des armes résonnait dans la plaine et l'aube éclairait déjà les milliers de combattants qui s'affrontaient. Pyter était concentré sur la danse incessante des épées devant ses yeux. La lame mortelle virevoltait, animée d'une vie propre. Elle n'était plus qu'une extension de son bras, un autre membre qu'il contrôlait à loisirs. L'armure en face de lui rutilait dans la lumière matinale et aucun de ses coups ne parvenait à la ternir. L'homme jeta rapidement un regard circulaire, profitant d'un instant de répit. La bataille faisait rage et aucun camp ne semblait pouvoir prendre l'ascendant. Ses camarades se battaient vaillamment mais son corps se serra quand il vit les trop nombreux cadavres qui jonchaient le sol. Un instant plus tard il reportait son attention sur l'assaut. Son adversaire ne lui laissait aucune ouverture, se contentant de parer sans rendre aucun coup. Pyter commençait à désespérer de pouvoir remporter ce duel.
Il y eut un vrombissement, à peine perceptible mais Pyter était suffisamment concentré pour le ressentir. Inconsciemment, il baissa sa garde. Il ne sentit pas la douleur de la lame plongée dans son torse car le coup ne vint pas. Stupéfait, l'homme dévisageait maintenant le guerrier qui lui faisait face, et lui rendait son regard étonné. Personne ne semblait décidé à agir. Soudain, il se rendit compte de ce qu'il manquait. Le choc de l'acier contre l'acier s'était tu, remplacé par un silence écrasant, seulement ponctué de gémissements des mourants. Un souffle de stupeur planait sur les troupes. Que faisaient-ils ici ? Ils ne savaient pas. Pourquoi se battaient-ils ? Question sans réponse.
Lentement, les uns après les autres, les soldats des deux armées enlevèrent leurs heaumes, baissant leurs épées, se regardant sans comprendre.
Ils virent alors tous une flèche unique, à l'empennage noir, s'envoler, masquer un bref instant le soleil naissant, avant de se ficher dans le torse d'un fantassin. Il y eut un instant de flottement, rapidement suivi d'un hurlement bestial. Alors ce ne fut plus qu'une explosion de violence. Les deux armées se jetèrent à corps perdus dans la bataille, ignorant tout de leurs motivations, souhaitant juste venger leurs camarades tombés au combat. Pyter hurla un cri de ralliement et se jeta de nouveau dans le chaos. Feinte à droite, contre à gauche, fente avant, il devait à tout prix ...
Vertige.
Falkas réintégra son corps en sueur, le souffle court. Ce qu'il craignait était arrivé. Il y avait eut une nouvelle Perte majeure à l'est de la Faille. La première vision, à première vue sans importance, l'avait renseigné sur l'état des villages de l'ouest. Visiblement, la situation empirait et l'exode n'était pas prêt de s'arrêter. La seconde en revanche, était bien plus préoccupante. Ce n'était pas la première fois qu'une armée entière était frappée par l'Oubli, et les conséquences de tels événements restaient profondément gravées dans les mémoires de chacun. Cependant, rien ne permettait d'expliquer l'attentat qui venait d'avoir lieu, ni ne donnait d'indices sur la voie que devait suivre Falkas. Il ne savait plus quoi faire. En désespoir de cause, il sombra dans un sommeil agité, peuplé de guerre, de morts, et de créatures difformes.
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