Une petite fille, un pirate, des vagues. Une analyse.


Disclaimers : le pirate et la petite fille appartiennent à M. Matsumoto. Leurs pensées leur sont propres, même si d'aucuns brûlent de savoir ce qui se cache dans leur inconscient.

Note de l'auteur : vous pourrez vous apercevoir dès les premières lignes qu'il s'agit exactement de la même histoire qu'au chapitre précédent. Cependant, la perspective est différente. J'ai trouvé que ça pourrait être un exercice de style intéressant. Et puis j'avais envie de m'amuser.

Concordances : de façon tout à fait arbitraire, j'ai appelé le docteur « Zero » bien que je sois presque sûre qu'il ne s'appelle pas ainsi, dans Albator 84.

Météo : houle d'ouest, assez longue. Baignade dangereuse mais surveillée.

                                                  —————


Zone neutre. Planète Copaña. Ville balnéaire de Rio Sur. Simultanément.

Allongée sur le dos à l'ombre d'un parasol, Marjorie Costal faisait jouer distraitement ses orteils dans le sable chaud, et profitait avec délice du beau temps et d'un de ses rares jours de congé. Si toutefois elle pouvait se considérer « en congé », songea-t-elle en se redressant sur un coude. Elle sourit à l'homme assis à quelques mètres d'elle lorsque celui-ci, se sentant observé, releva les yeux vers elle.

Marjorie avait croisé le docteur Zero à la toute fin de ses études de médecine, alors qu'elle était interne dans un hôpital d'une des planètes centrales et lui, médecin urgentiste. Elle l'avait perdu de vue lorsque la planète avait été envahie par les troupes illumidas et qu'elle avait été forcée à l'exode. Depuis, elle s'était spécialisée en psychologie. Malgré un parcours un peu chaotique dû à la guerre qui se propageait inéluctablement d'un système à l'autre, elle avait terminé ses études et avait fini par s'installer en zone neutre. Le Consortium Marchand des Planètes Unies fonctionnait en autarcie et était très éloigné de la Terre et de sa sphère d'influence, mais au moins était-il en paix, et les regrets qu'elle éprouvait de temps à autre pour avoir laissé sa famille et ses racines derrière elle étaient bien vite balayés par le soulagement de ne plus avoir à craindre les horreurs de la guerre.

La jeune femme avait alors utilisé la quasi-totalité de ses économies pour ouvrir son propre cabinet, et son agenda s'était rapidement rempli.

Elle avait appris au hasard d'une missive qui devait l'avoir poursuivie durant sa période d'errance à travers la galaxie que Zero avait échoué dans le système de Kappa et qu'il y avait recueilli une fillette, alors que, démuni et sans le moindre matériel médical, il avait été impuissant à sauver la mère de l'enfant.

Elle n'avait plus eu aucune nouvelle jusqu'à la semaine dernière, lorsque Zero avait sonné chez elle et lui avait demandé le plus naturellement du monde si elle ne pouvait pas les loger pendant quelques semaines, lui et Lydia, la petite fille blonde qu'il tenait par la main.

Marjorie replaça derrière son oreille une mèche de cheveux brun foncé, presque noirs, tout en observant le docteur Zero d'un œil amusé. Elle n'en avait pas cru ses oreilles lorsqu'il lui avait appris où il exerçait sa profession actuellement. Et, même à présent, elle peinait à imaginer le praticien respectable et un peu timoré qu'elle avait connu des années auparavant occuper le poste de médecin chef à bord du vaisseau pirate le plus craint de la galaxie.

Il portait cet après-midi une tenue d'été passe-partout dans les tons ocres et, bien qu'il lise un ouvrage médical bien trop sérieux pour qui avait l'intention de se détendre, son allure de grand-père débonnaire ne cadrait pas avec l'idée que Marjorie se faisait des hors-la-loi composant l'équipage de l'Arcadia.

D'un autre côté, elle avait également beaucoup de mal à accepter le fait qu'une petite fille de six ans puisse vivre à bord d'un tel vaisseau, et elle se demandait encore ce qui avait entraîné Zero à embarquer avec Lydia. Les motifs qu'il lui avait donnés jusqu'à présent (« c'était pour la protéger », « je n'avais pas tellement le choix ») n'étaient tout simplement pas recevables. Non, il y avait d'autres raisons, elle en était certaine. Mais quoi ?

Plongée dans ses pensées, la jeune femme enregistra machinalement le crissement de freins, suffisamment strident pour que son compagnon, allongé à côté d'elle, maugrée une phrase assassine à propos de l'inconscience des conducteurs sur les fronts de mer bondés, et ils auraient de la chance si personne ne provoquait d'accident.

Elle allait lui répondre qu'il existait une police pour se charger des chauffards lorsqu'elle l'aperçut. Elle retint un juron.

— Bon sang ! Regarde ! souffla-t-elle à son compagnon. Discrètement ! lui reprocha-t-elle tandis qu'il jetait un coup d'œil et manquait s'étrangler de saisissement.
— Nom de... Putain, il a un sacré culot pour se pointer ici, celui-là ! s'exclama-t-il.

Mais pas trop fort cependant, nota Marjorie. Elle se rendait compte qu'il existait une différence non négligeable entre apprendre qu'un de ses amis servait sous les ordres d'un pirate recherché par tout ce qui s'apparentait de près ou de loin à une force militaire constituée, et voir de ses yeux le pirate en question débarquer sur la plage.

En fait, jusqu'à présent, elle n'avait pas considéré que ce que Zero lui avait dit était réel, comprit-elle.

— C'est le capitaine Harlock, chuchota-t-elle comme si le fait de prononcer son nom achèverait de la convaincre qu'elle n'était pas en train d'avoir des hallucinations à cause du soleil.
— Finement observé, ironisa son compagnon sur le même ton. Le regarde pas trop ostensiblement, j'ai pas envie qu'il nous remarque.

Puis le jeune homme se tourna sur le ventre, en position de bronzage, et il enfouit sa tête dans ses bras, visiblement bien décidé à ignorer ce qui pourrait se passer à trois mètres de lui, capitaine pirate ou non.

Marjorie eut une moue dégoûtée. Il n'était qu'un couard, en fait. Encore un défaut à ajouter à la liste, pensa-t-elle. Pourquoi fallait-il toujours qu'elle tombe sur des types médiocres avec lesquels elle ne vivait que des aventures sans lendemain ?

Elle hésita. La réputation d'Harlock n'était pas très engageante, mais d'un autre côté un de ses vieux amis habitait à bord de l'Arcadia et semblait en bonne santé, ce qui devait vouloir dire que le capitaine du vaisseau pirate ne massacrait pas des gens tous les jours. Et puis il y avait Lydia. Un commandant qui acceptait qu'une gamine monte à bord de son vaisseau ne pouvait pas être foncièrement mauvais, si ?

Finalement, la curiosité l'emporta. Harlock s'était planté devant Zero, et il ne s'embarrassa pas de formalités aussi triviales que « bonjour » ou « excusez-moi de vous déranger ».

— Doc, j'ai besoin de vous sur l'Arcadia, fit le pirate du ton qu'il devait utiliser pour ordonner l'abordage d'un cargo.
— Mais que... Nom de Dieu, qu'est-ce que vous foutez ici ? sursauta Zero.
— J'ai une urgence médicale sur l'Arcadia, répéta Harlock froidement.

Les traits du pirate ne trahirent aucune émotion lorsqu'il énuméra les blessures d'un de ses hommes, pourtant suffisamment graves pour que Marjorie grimace involontairement : si le gars s'était brisé la colonne vertébrale, elle doutait que l'Arcadia dispose des appareils médicaux nécessaires pour le soigner correctement.

Zero grimaça également, mais plus dans le sens de « les vacances sont finies », de l'avis de la jeune femme.

— Oui mais... Et Lydia ? demanda-t-il après un temps infime de réflexion.
— Quoi, Lydia ? rétorqua Harlock comme si ce n'était qu'un détail sans importance.
— Elle fait un château de sable, expliqua le docteur en désignant la fillette, à quelques mètres d'eux. Lydia ! appela-t-il.

La blondinette leva des yeux étonnés vers les deux hommes. Étonnés, mais pas effrayés, constata Marjorie. Après tout, elle croisait certainement le chemin du pirate tous les jours (même si ça devait rarement arriver lorsqu'elle s'amusait à la plage).

Quant à Zero, il avait repris son expression « de médecin », un mélange de professionnalisme et d'éternelle inquiétude, et il annonça son départ avant de poser les yeux sur Marjorie.

Le cœur de la jeune femme fit un bond dans sa poitrine. Le docteur allait-il faire remarquer à son capitaine qu'il la connaissait ? Elle sentit que Zero hésitait une fraction de seconde, mais elle se rendit compte qu'en réalité cela ne la concernait pas lorsque le médecin agrippa le bras du pirate.

— Je reviens dès que possible, fit-il. Surveillez Lydia en attendant.

Marjorie observa avec intérêt le masque d'impassibilité d'Harlock se fendiller au fur et à mesure que Zero s'éloignait.

— Eh, doc ! Attendez ! finit par lancer le capitaine, mais trop tard pour que cela puisse être suivi d'effet.

Il fit quelques pas à la suite de Zero et sembla un instant sur le point de repartir aussi vite qu'il était venu, puis son regard se posa sur Lydia et il fronça les sourcils. Il eut un geste du bras énervé, ou peut-être résigné, Marjorie n'aurait su le dire, et revint finalement – et lentement – vers la place que Zero venait de quitter et où s'étalaient encore ses affaires.

La jeune femme ne put se retenir de sourire : elle avait craint qu'Harlock ne se préoccupe pas une seule seconde de Lydia et la laisse seule sur la plage (et, au vu de l'expression du pirate, elle se doutait qu'il était loin d'être ravi de se trouver au milieu de vacanciers en train de bronzer), mais elle comprenait qu'elle l'avait mal jugé, en fin de compte.

Elle posa un regard attendri sur Lydia, qui s'était rapprochée. Bah, avec ou sans la présence du capitaine pirate, la fillette aurait très bien pu rester avec elle : à la demande de Zero, Marjorie assurait un suivi psychologique discret de la petite fille, et si elles n'étaient pas encore les meilleures amies du monde, la jeune femme estimait avoir réussi à établir avec Lydia une relation de confiance, certes fragile, mais suffisante pour déjà recueillir quelques timides confidences.

Et d'ailleurs, à la réflexion, peut-être aurait-il mieux valu que la fillette reste seule. Marjorie s'en serait occupée avec plaisir et aurait ainsi profité de l'occasion pour tenter d'approfondir le dialogue.

La jeune femme se demandait ce qui avait bien pu pousser Zero à l'ignorer et à choisir Harlock comme baby-sitter sans se soucier de l'évidente incongruité de sa requête. Sa peur de se retrouver face au capitaine pirate avait-elle été si flagrante que Zero avait préféré la laisser à l'écart ?

Lydia, elle, (et malgré l'air renfrogné d'Harlock qui la dominait de toute sa taille) n'avait clairement pas peur.

— Pourquoi il est parti, grand-père ? interrogeait la petite fille.
— Quelqu'un s'est blessé à bord, répondit Harlock avec toute l'absence de tact que l'on était en droit d'attendre d'un pirate.
— Oh. Il faut rentrer, alors ?

Elle avait l'air déçue. Il fallait dire que tout dans l'attitude d'Harlock indiquait qu'il brûlait d'envie de retrouver la sécurité métallique de son vaisseau. Ça devait le perturber, ce ciel bleu, ce sable et tous ces honnêtes gens insouciants.

Marjorie nota également que Lydia n'avait montré ni étonnement, ni inquiétude en apprenant qu'un homme qu'elle connaissait certainement s'était blessé, et qu'elle avait plutôt l'air de trouver cela tout à fait normal. L'esprit de la jeune femme gambergea sur les conditions de vie que la petite fille devait subir à bord, et elle songea qu'il était hors de question que Lydia reparte sur l'Arcadia alors qu'elle pouvait encore s'amuser ici.

Restait à le signaler à Harlock, en revanche... Marjorie était en train de rassembler son courage pour prendre la parole, mais, contre toute attente, le pirate ne réagit pas comme elle l'avait imaginé.

— Non, c'est bon, lâcha-t-il avant de pincer les lèvres, ce qui pouvait laisser croire qu'il aurait voulu dire exactement l'inverse. Je reste jusqu'à ce que ton grand-père revienne.

La jeune femme haussa un sourcil perplexe. Décidément, le comportement de ce pirate divergeait quelque peu des stéréotypes que colportaient les bulletins d'information, les avis de recherche et la rumeur en général. On le disait insensible, capable de tuer de sang-froid et servant uniquement ses propres intérêts, mais elle ne voyait pas où était l'intérêt d'un hors-la-loi recherché à s'exposer ainsi dans une station balnéaire touristique. À moins qu'il ne s'agisse d'une opération de reconnaissance avant de venir piller la ville.

Elle tressaillit, imaginant les pires exactions commises par une bande de forbans sans foi ni loi, avant de se morigéner lorsqu'elle s'aperçut qu'elle tenait pour acquis ce qui n'était que de la propagande anti-pirate affichée. Au contraire, elle possédait le bagage nécessaire pour se forger sa propre opinion, et elle ne se verrait pas offrir de meilleure occasion pour débuter une analyse comportementale. Pour une psychologue, Harlock devait être un patient fascinant, songea-t-elle, et beaucoup plus complexe qu'il n'y paraissait au premier abord.

Elle se cala sur les coudes et adopta une posture qui se voulait nonchalante mais qui lui permettait de surveiller discrètement le pirate et la petite fille. Elle sentit un frisson d'excitation et de peur glisser le long de sa colonne vertébrale tandis qu'elle réajustait ses lunettes de soleil en un geste très « agent secret », selon elle. Enfin un peu de piment dans sa vie bien rangée et qui s'était trop engluée dans la routine, ces derniers mois.

Entre-temps, Harlock s'était assis dans un mouvement « grand échalas qui se replie et qui ne sait pas trop quoi faire de ses jambes », avait fini par ôter sa cape (forcément, habillé en noir et avec un col roulé en plein soleil...), et venait de rembarrer Lydia plutôt brutalement. Non, définitivement, il n'était pas ravi de se trouver ici. Marjorie n'était pas en mesure de déterminer s'il s'agissait de son caractère habituel ou si c'était simplement l'environnement qui le stressait, en revanche.

Elle se demandait si elle allait oser lui adresser la parole ou non lorsque Lydia abandonna son seau et sa pelle et se leva, une expression déterminée sur le visage.

— Je vais me baigner ! annonça la fillette.

Marjorie se redressa, alarmée. Comment ça, elle allait se baigner ? D'autant plus que l'information n'intéressa absolument pas Harlock, lequel continua à tripoter un gadget high-tech quelconque à son poignet sans se soucier de l'enfant.

La jeune femme donna un coup de coude à son compagnon, qui grogna.

— Mon Dieu... La petite va se baigner, murmura-t-elle.
— Et alors ? répondit son compagnon. C'est son droit, non ?
— Mais... Bon sang, tu as vu la hauteur des vagues, aujourd'hui ?
— Oh, elle nage peut-être très bien, rétorqua-t-il. ... Écoute, si ça t'inquiète tant, tu n'as qu'à aller la chercher ! conclut-il avant de se tourner sur le dos et de couvrir ses yeux de sa casquette, bien décidé à reprendre sa sieste.
— Je...

Marjorie lança un regard affolé à Lydia qui s'éloignait vers la mer, puis au capitaine pirate qui ne bougeait pas. Elle allait crier – de peur, de colère, elle ne le savait pas très bien elle-même – mais, au même moment et comme si son cerveau venait seulement d'effectuer les connexions neuronales nécessaires pour appréhender correctement la situation, Harlock jura bruyamment.

...

Tiens, c'était amusant, il ne jurait pas en standard, mais dans un idiome alien, ou peut-être un ancien dialecte terrien.

La jeune femme admira également la plus belle accélération départ arrêté assis qu'elle ait jamais vue et que n'aurait pas reniée leur champion d'athlétisme local.

Et elle se dit que le célèbre capitaine pirate perdait tout de même beaucoup de sa superbe quand il se faisait faucher par un rouleau et luttait désespérément pour se relever malgré des vagues traîtresses.

Lorsqu'il revint avec Lydia, trempé, mâchoires serrées et visiblement en colère, Marjorie remarqua avec intérêt le sourire épanoui de la petite fille. Lydia avait l'air ravie, davantage même qu'elle avait pu l'être quand son grand-père l'avait présentée aux gosses du quartier afin qu'elle s'amuse avec des enfants de son âge.

Aussi étrange que cela puisse paraître, elle n'avait pas l'air intimidée par le pirate, ni ne montrait la moindre envie de culpabiliser tandis qu'Harlock la toisait sévèrement.

Marjorie se prépara à un éclat de voix. Il ne vint pas.

En revanche et bien qu'il dégouline d'eau de mer, Harlock ne semblait pas avoir l'intention d'utiliser pour lui-même la serviette de bain dont il s'était servi pour essuyer Lydia (Marjorie soupçonnait fortement que la couleur rose affirmée de l'objet perturbait le pirate). Au contraire, il appliqua la technique dite « du chien mouillé » pour s'essorer, qui soit dit en passant n'était pas du tout recommandée pour un pirate sanguinaire qui se respecte.

Marjorie réprima avec difficulté un sourire. Lydia ne prit pas cette peine : elle riait franchement, et le fou-rire ne la quitta pas pendant que le pirate vidait ses bottes de l'eau qu'elles contenaient.

La gaieté de la petite fille ne suffit cependant pas pour qu'Harlock se départisse de son sérieux.

— Essaie de rester tranquille, okay ? lâcha-t-il d'un ton qui, paradoxalement, réussissait à être à mi-chemin entre la résignation et l'exaspération.
— Tu joues avec moi ? répliqua Lydia aussitôt.
— Non.

La fillette eut une moue déçue, immédiatement remplacée par un sourire qui signifiait « puisque c'est comme ça, je vais encore faire une bêtise ».

— Regarde, la petite s'amuse à le faire tourner en bourrique, glissa-t-elle à son compagnon.

Elle n'obtint en retour qu'un « grmf », mais ne s'en formalisa pas, trop occupée à observer, fascinée, le manège de Lydia.

La petite fille savait exactement ce qu'elle voulait. Et elle savait également exactement ce qu'elle devait faire pour l'obtenir. Il ne s'agissait pas d'enchaîner les caprices de façon aléatoire mais de les graduer intelligemment : suffisamment pour qu'Harlock se donne la peine d'intervenir (Marjorie aurait été étonnée qu'il se lève pour des broutilles, comme hurler, trépigner, voire lancer du sable sur les passants), mais pas trop non plus, car il ne fallait pas le faire sortir de ses gonds (passagère de l'Arcadia ou pas, le pirate ne devait pas être le genre d'homme que l'on voulait voir s'énerver, surtout avec les armes qu'il portait à la ceinture).

C'était fascinant de machiavélisme, et d'autant plus impressionnant que cela émanait d'une petite fille « innocente » de six ans.

Sans plus se soucier d'être remarquée, Marjorie se positionna de manière à ne manquer aucune miette du spectacle, et en profita d'ailleurs sans vergogne lorsque le capitaine pirate enleva sa tunique.

Il était peut-être un peu maigre mais tout en muscles, et malgré le teint de quelqu'un qui ne sort jamais au soleil et une méchante cicatrice qui lui courait le long du torse, c'était loin d'être désagréable à regarder. La jeune femme ne put retenir un demi-sourire gourmand.

Pendant ce temps, Lydia avait de toute évidence arrêté un plan d'action.

— J'ai faim, déclara-t-elle. Je veux une gaufre avec de la chantilly.
— Fais comme tu veux, grommela Harlock sans la regarder.

Le capitaine pirate afficha sa réprobation en se désintéressant ostensiblement de la fillette, ce qui était a priori sa manière d'agir habituelle – et ce qui était une erreur, vu le sourire victorieux de Lydia.

Sans quitter Harlock des yeux, la petite fille le contourna lentement, s'assura qu'il ne faisait plus attention à elle puis, d'un mouvement vif, elle attrapa le pistolet du pirate qu'il avait imprudemment posé derrière lui.

Une belle arme, profilée et menaçante. Effet d'optique ou réalité, elle devait bien faire la moitié de la taille de l'enfant.

La petite fille saisit le pistolet à deux mains et s'empressa de s'éloigner en direction de la baraque du marchand de gaufres, à l'entrée de la plage.

Marjorie hésita. Elle se doutait bien des intentions de Lydia (lorsqu'on se dirigeait vers un commerçant armé d'un engin qui devait être capable d'exploser un tank, ce n'était pas pour papoter tranquillement), mais elle se demandait soudain si la fillette était bien consciente des risques encourus. Même si elle ne souhaitait faire de mal à personne, quelle était la probabilité que l'arme échappe à son contrôle et qu'un coup soit tiré par erreur ?

Harlock réagit néanmoins plus rapidement que lors de l'épisode de la baignade. Marjorie surprit dans son regard un authentique éclair de panique, ce qui laissait supposer qu'il venait de se poser exactement la même question.

La jeune femme s'interrogea à nouveau sur les conditions de vie de Lydia à bord de l'Arcadia. Avait-elle déjà vu Harlock utiliser cette arme devant elle ? Dans quelle situation ? Pour menacer, pour tuer ? Pire, s'en était-elle déjà servi elle-même ?

Le pistolet ne resta pas longtemps entre les mains de la fillette, heureusement. Harlock la réprimanda, davantage parce qu'il était conscient que la bienséance l'exigeait plutôt que par conviction personnelle (et d'ailleurs, ça se voyait, et Lydia ne se priva pas pour le lui faire remarquer éhontément). Le pirate rangea son arme avec un temps de retard, mais il n'en avait de toute façon pas besoin pour terroriser le vendeur.

Puis, même si ce n'était visiblement pas son mode d'action préféré, il acheta malgré tout des gaufres.

Marjorie fronça les sourcils. Des gaufres ? Le capitaine pirate avait-il l'intention de monnayer sa tranquillité en gavant Lydia de sucreries ?

— Je ne veux pas de chocolat ! se plaignait Lydia.
— Mais tant mieux ! la rabroua Harlock. Parce que ça, c'est ta gaufre. Chantilly. Avec du sucre.

Ah, tiens, non. Il semblait que le capitaine pirate avait plutôt l'intention de s'offrir un goûter.

Marjorie écarquilla les yeux lorsque le pirate mordit avec enthousiasme dans une gaufre généreusement nappée de chocolat fondu et enchaîna une série de contorsions, coups de langues et « je penche ma tête en avant » pour éviter (avec plus ou moins de succès) que ledit chocolat ne coule partout.

L'expression de Lydia était sensiblement identique à celle de la jeune femme (la pauvre enfant faillit lâcher sa propre gaufre sous l'effet de la surprise), ce qui permettait d'en déduire que le capitaine Harlock ne mangeait pas des gaufres tous les jours.

Cela permettait aussi d'en déduire qu'il avait l'air d'apprécier le chocolat.

Harlock termina sa petite collation en léchant soigneusement ses doigts les uns après les autres afin, visiblement, de ne pas laisser échapper la moindre trace de chocolat. Marjorie se mordit la lèvre, pensive : ce n'était pas un comportement d'adulte bien élevé, ça ! Et ce n'était pas non plus un comportement de « pirate qui effraye les gens », d'ailleurs.

De son côté, Lydia avait également terminé sa gaufre et, pleine d'entrain, s'était relevée.

— Tu joues avec moi ?
— Tu es épuisante, souffla Harlock.

La petite fille souriait. Elle semblait bien décidée à faire sortir le pirate de sa réserve et, a priori, sa stratégie basée sur « je l'aurai à l'usure » commençait à porter ses fruits. De l'avis de Marjorie, Harlock était beaucoup moins convaincant dans son rôle de capitaine insensible que lorsqu'il était arrivé sur la plage. La jeune femme attendit impatiemment la contre-offensive de Lydia : qu'allait imaginer la petite fille pour tenter une nouvelle fois d'impliquer Harlock ? Une partie de ballon ? Un château de sable ? Une autre bêtise ?

— Chat ! lança la fillette.

Harlock avait l'air plus étonné que fâché, ce qui était bon signe – peut-être allait-il enfin finir par se décoincer – mais il prit néanmoins un peu de temps pour analyser la situation. Après tout, l'option « jouer à chat » ne devait pas entrer dans ses attributions de pirate, et Marjorie doutait qu'il organise des parties à bord de l'Arcadia dans le but d'amuser Lydia.

Elle se demandait s'il allait falloir lui expliquer les règles du jeu lorsqu'il se décida soudain à bouger.

Elle sursauta. Avec toutes ces histoires de baignade, de gaufre et de pirate torse nu, elle avait fini par oublier qu'Harlock était un pirate, justement. Un homme que tout le monde s'accordait à qualifier de « dangereux ».Quelqu'un qui n'hésitait pas à tuer. Cela se ressentait dans chacun de ses gestes, dans sa façon de se mouvoir. Féline. Agressive.

— J'te tiens ! dit-il à Lydia une fois qu'il l'eût plaquée au sol.

Marjorie se raidit. Cela ne ressemblait pas à un jeu. Ça ressemblait davantage à un combat, et elle ne pouvait nier qu'Harlock était très doué dans ce domaine.

Elle surprit un crispement nerveux dans l'expression du pirate, et elle eut l'impression que celui-ci se rendait soudain compte, lui aussi, qu'il ne jouait pas. Il relâcha la petite fille presque à contrecœur.

Comme déçu.

Comme s'il avait été sur le point de montrer autre chose qu'un masque impénétrable.

Il glissa quelques mots à Lydia, et son regard se perdit dans le vague. À quoi pensait-il, à cet instant ? Regrettait-il de ne pouvoir s'amuser innocemment avec une fillette ? Était-il simplement ennuyé de devoir jouer les gardes d'enfant ? Marjorie était incapable de déchiffrer son expression : non pas qu'elle fût convaincue que le pirate était dépourvu de sentiments, mais ils étaient si fugaces... et soigneusement dissimulés derrière une barrière de froideur.

La jeune femme se mordilla pensivement un ongle. En fin de compte, cette barrière, ce masque, n'étaient qu'un moyen de défense, une protection contre l'extérieur.

Soudain, elle ressentit l'envie impérieuse d'entamer le dialogue, de percer ces barrières, de découvrir ce qui se cachait derrière et qui était vraiment l'homme dans l'ombre du pirate. Elle pressentit des blessures enfouies, le poids d'une célébrité peut-être un peu trop lourde pour de simples épaules humaines, et toute la complexité d'une personnalité qui était bien au-delà de l'image du « pirate qui pille et tue pour son plaisir ».

Et elle se dit qu'elle commençait à comprendre pourquoi Zero restait sur l'Arcadia.

— Fais-moi l'avion ! lança Lydia.

Enthousiaste, la petite fille houspilla un Harlock décontenancé, le tirant à deux mains pour qu'il se lève et la fasse tourner.

Marjorie l'observa se lever sans trop résister. Lydia allait-elle réussir à percer la carapace ? La jeune femme croisa le regard d'Harlock : elle n'y vit plus trace de l'assurance autoritaire du début. Dans l'œil unique, brun chocolat, partiellement caché par des mèches de cheveux de la même couleur, ne restait que l'incertitude d'un homme face à des événements qu'il ne maîtrisait plus – et face à un comportement qu'il ne devait guère connaître. Elle ne baissa pas les yeux, curieuse de savoir quelle option il allait choisir : un refus brutal, ou bien allait-il céder ?

Puis Harlock détourna la tête, et Marjorie songea qu'elle devait à présent faire partie d'un groupe très restreint de gens qui avaient soutenu le regard du célèbre capitaine pirate.

Lydia riait et criait de joie. Marjorie se fit la réflexion qu'elle n'avait pas vu la petite fille aussi heureuse depuis que son grand-père adoptif l'avait soustraite à l'Arcadia « pour qu'elle s'épanouisse ».

Harlock céda. Il souleva la fillette comme une plume et la fit tourner autour de lui en la tenant à bout de bras. Lydia semblait au comble du bonheur, et Marjorie se dit qu'elle et Zero ne s'étaient pas assez interrogés sur les relations que l'enfant avait pu développer avec le capitaine pirate. La petite orpheline avait besoin d'une figure paternelle protectrice. Zero avait pris le rôle du grand-père. Face à la scène qui se jouait devant elle, Marjorie s'interrogea sur la possibilité que Lydia ait placé Harlock dans celui du père.

La jeune femme aperçut alors Zero. Avant Harlock, qui n'avait rien remarqué et continuait à faire tourner Lydia de plus en plus vite.

Le docteur s'était immobilisé à l'entrée de la plage, un sourire énigmatique aux lèvres, et Marjorie se demanda tout à coup si Zero n'avait pas cherché à obtenir justement ce résultat en confiant Lydia au capitaine.

Détaché de tout ce qui le rapportait aux pirates, aux hors-la-loi et aux tueurs psychopathes sanguinaires, Harlock semblait soudain beaucoup plus jeune que sur ses avis de recherche. Moins dur. Moins intraitable.

Et il avait un très joli sourire.

— Capitaine ?

La voix de Zero brisa le charme. Harlock stoppa net, comme pris en faute. Il reposa Lydia au sol et, sans perdre de temps, se rhabilla et récupéra ses armes. Il ne desserra pas les lèvres. Marjorie eut l'impression qu'il évitait de regarder le médecin en face, mais le capitaine pirate lui tournait désormais le dos, les traits à nouveau impénétrables.

Zero ne posa aucune question. Probablement savait-il qu'il n'obtiendrait aucune réponse. Peut-être aussi voulait-il ménager le capitaine pirate, éviter de le mettre mal à l'aise en se montrant trop inquisiteur à propos d'un comportement tellement... inapproprié lorsqu'on commandait un vaisseau comme l'Arcadia.

Lydia ne s'embarrassa pas d'autant de scrupules. Elle attrapa la main d'Harlock alors qu'il tournait déjà les talons et leva vers lui un regard plein d'espoir.

— Dis, tu reviens demain ? demandait-elle.

La jeune femme n'entendit pas la réponse du pirate.

Elle se surprit à espérer qu'il ait répondu par l'affirmative.



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