Un instant douloureux

Vertige alcoolique.

C'était l'endroit, le moment, la conclusion d'une journée abominable.

Assise sur un banc, à l'ombre d'un arbre roux, Laura avait niché le visage entre ses mains et tentait de contrôler ses émotions, son équilibre, ses larmes, le venin qui menaçait d'échapper à ses lèvres.

Le crépuscule dévorait peu à peu la chaleur attardée d'une belle soirée d'automne, la brise se glissait sous les boucles étudiées de la jeune femme et glaçait ses épaules nues. Son étole devait traîner quelque part, un vestige sur le dossier d'une chaise de location.

Fatigue et désespoir. Plus les vapeurs mal inspirées. Mais on avait levé son verre, plus d'une fois, encore et encore, car c'était la tradition, et elle n'y avait pas dérogé.

— Chouette discours.

Elle releva vivement les yeux et croisa le regard de Theo Frakes, en bras de chemise. L'expert ballistique de l'institut criminalistique de New Tren avait lui aussi abandonné une partie de son costume. Il lui tendit une flûte de champagne, elle aurait dû refuser, mais elle la prit.

— Je peux ?

Il désigna le banc, elle se décala pour le laisser s'asseoir. Elle chercha quelque chose à dire mais rien ne vint. L'ivresse la muselait, traîtresse, mais elle était fatiguée d'échanger des banalités avec les uns et les autres, de feindre l'enthousiasme, de mentir sur une relation bien plus compliquée que tout ce qu'ils pouvaient imaginer..

Mais dans le fond, elle savait bien que si Frakes l'avait traquée jusqu'au fond du jardin, alors que les invités se dandinaient encore sur une musique criarde qu'on devait entendre à dix kilomètres, ce n'était pas pour discuter. À l'abri des lampions, il faisait heureusement trop sombre pour qu'il puisse décrypter le sens de son expression. Il n'en avait sans doute pas grand-chose à cirer. Son objectif se trouvait sous sa robe.

En d'autres temps, elle aurait pu être tentée. L'herbe était sèche, les buissons nombreux. Mais dans son état, avec le vide de son âme, les failles de son coeur, l'initiative était des plus mal inspirées. Elle le savait. Elle pouvait se défendre.

Ou alors pas.

La lassitude était puissante, le désarroi, l'angoisse de chuter dans un gouffre sans fond et de ne jamais en sortir.

Tu peux encore le faire, songea-t-elle. C'était si facile, autrefois.

Et puis, bien sûr, le Deus Ex Machina.

— Frakes.

Allan avait surgi comme par magie, guindé – magnifique – dans son smoking charbon. Comme un gamin pris sur le fait, l'expert bondit sur ses pieds, Laura l'entendit balbutier quelque chose d'incompréhensible puis s'esquiver dans un froissement. Le légiste demeura en arrière, debout, bras croisés.

— Tu as trop bu, remarqua-t-il.

— C'est un mariage, c'est l'idée, rétorqua-t-elle.

Il se pencha et la délesta du verre de champagne à moitié vide qu'elle tenait maladroitement entre deux doigts.

— Je pense qu'il serait sage d'en rester là. Je vais te ramener jusqu'à ta chambre.

Une chambre solitaire pour une femme qui l'était tout autant. Elle maudit ces pensées vagabondes, inutiles et douloureuses, mais accepta son bras. Puis sa hanche, pour parvenir à tenir debout. Quelle honte.

— C'est toi qui devrais aller dormir, grommela-t-elle. Tu pars à l'aube, tu te souviens ? Je n'ai pas d'engagement, je peux cuver ma gueule de bois tranquille.

Au détour du tronc, des massifs de rhododendrons géants, les lumières de la fête les happèrent, les relents d'une liesse obligatoire, le contrepoint cruel de son état d'esprit.

— Je pensais que tu l'emmènerais en Égypte, d'ailleurs. Rencontrer la famille, tout ça. La France, ça parait tellement... banal.

Il s'immobilisa brusquement.

— Il ne reste personne en Égypte, et tu le sais très bien.

Elle haussa les épaules.

— Qu'est-ce qui se passe, Laura ? Pourquoi cette... cruauté, soudain ?

— Désolée. On n'a pas tous la chance d'épouser un dieu ce soir.

Elle se mordit la lèvre inférieure comme les mots sortaient, trop tard pour les ravaler, les éteindre. Il la dévisageait, figé dans la pénombre, et elle savait qu'il voyait parfaitement chaque détail de son expression, l'humidité de sa cornée, la tension dans sa mâchoire, le pli sur son front. Elle baissa les yeux et l'entraîna vers la soirée dansante. Il résista.

— Laura, est-ce que j'aurais dû comprendre quelque chose ? demanda-t-il d'une voix très basse.

— Non. Rien du tout. J'ai trop bu, tu l'as dit. Allons-y.

Elle lui échappa, esquissa quelques pas maladroits sur la pelouse, et il revint la soutenir.

— Je suis désolé, murmura-t-il. Si j'ai... négligé... tes sentiments à mon égard. Je n'ai jamais eu l'intention de te blesser.

Tais-toi, tais-toi, tais-toi, bon sang.

Cet abruti qui ne comprenait pas quand lâcher les choses et elle qui ne parvenait plus à articuler quoi que ce soit. Il allait la faire pleurer, elle ne pouvait pas se le permettre, il lui fallait de la lumière, beaucoup de lumière, une protection.

Elle se contenta de secouer la tête, longtemps, les yeux fermés, jusqu'à ce que la musique devienne assourdissante, que le gazon devienne pierre sous ses talons douloureux. Le brouhaha les rattrapa, Laura devina les mots qu'échangeait le héros du jour avec les convives, sans les comprendre, sans s'en soucier.

— Docteur Woodward !

Une silhouette fébrile venait de se glisser devant eux, une main tendue, les échos d'une ballade dans les enceintes.

— Tu peux m'appeler Laura, Paul.

Une dernière danse avant la nuit.

— Tu devrais aller te coucher, souffla Allan dans le creux de son oreille.

— C'est Paul, c'est sans danger, répondit-elle à mi-voix, avant d'accepter la paume tendue.

Des bras du maître à ceux de l'assistant, elle lui échappa.

Il demeura interdit quelques secondes, les observant, la mine froncée, puis elle le vit s'éloigner dans la foule clairsemée, vers une table, une autre femme, qui accepterait elle aussi l'invitation à tournoyer.

C'était son rôle, désormais, sa juste place.

— Super discours, déclara Paul, en écho des paroles de Frakes, tandis qu'ils glissaient sous les spots multicolores. On voit que vous le connaissez bien, malgré le peu de temps que vous êtes restée à New Tren.

Elle sourit. Elle le connaissait bien. Beaucoup trop bien.

Elle aurait préféré ne l'avoir jamais rencontré.

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