9. En terrain connu (1/2)

Ils attendirent la police de Bryne au campement. Laura avait essayé de convaincre Gareth de retourner seul à la tente, mais il avait refusé, arguant qu'on ne savait pas où était le tueur et qu'un ours attiré par l'odeur pourrait survenir. Elle était armée, le cadavre était vieux d'une semaine, mais il n'avait rien voulu entendre et, reconnaissant les signes de ce stress qu'elle avait entraperçu dans les couloirs de Fernbridge, au moment de la mort du professeur Zafscav, elle avait cédé. 

C'était curieux comme il pouvait gérer la mort et la violence dans le récit des autres, mais comme elle le déstabilisait lorsqu'il en était témoin. Il avait découvert le corps de Zafscav, un certain choc était compréhensible, d'autant que la scène de crime était spectaculaire, mais là, c'était un cadavre inconnu, qu'elle ne lui avait même pas laissé voir.

Elle avait refermé la porte défoncée, espérant qu'aucun prédateur ne profiterait de l'ouverture pour aller boulotter le corps, puis avait suivi son compagnon tandis qu'il la ramenait vers le lac. Avant d'embarquer sur le canoë, elle avait pris le téléphone satellitaire pour appeler la police. Elle avait demandé à parler à Llewellyn et lui avait expliqué ce qu'elle avait trouvé : un cadavre dans une cabane au milieu de la forêt boréale. Sans tête ni mains ni pieds. Relativement frais. Sexe masculin. Non, elle n'avait touché à rien, sinon à la porte qu'elle avait défoncée. Oui, elle pouvait lui envoyer les coordonnées.

Tandis qu'elle parlait, Gareth errait sur la plage de cailloux gris, mains dans les poches, nerveux, peut-être frustré. Elle avait eu pitié de lui, d'avoir gâché leur escapade, mais elle n'était pas responsable. Llewellyn avait promis de venir dans l'heure — il y avait plus que ça entre Bryne et la Grotte des Noctambules — et elle avait raccroché. Ils avaient traversé le lac en silence, pagayant en rythme, dans une belle harmonie, puis avaient remonté le sentier jusqu'à la tente.

— Je suppose qu'on ne va pas dormir ici, au final, murmura Gareth, désoeuvré.

— Je n'en sais rien. Sans doute que non.

Il fit quelques pas en direction de la tente puis renonça à la démonter et alla relancer son feu. Laura tourna autour de lui, une fois, deux fois, avant de s'asseoir.

— Je suis désolée.

— Ne le sois pas. C'est moi qui suis désolé. Si j'avais imaginé... Je suis absolument... décontenancé.

Elle rit doucement.

— C'est le mot.

— Ha. Oui. Je ne sais pas. Je n'imaginais pas ça comme ça. Trouver un corps pendant une promenade.

Ne me dis pas qu'on dirait que je les attire, songea Laura, très fort.

On lui avait tenu ce discours, autrefois. Elle ne savait plus qui, dans quelles circonstances, mais ce n'était franchement pas agréable. Gareth ne dit rien de la sorte, il se contenta de soupirer.

— Je suppose que je suis témoin. Je ne peux pas m'esquiver...

— Tu m'abandonnerais ici, comme ça ?

— Non, bien sûr que non. C'est juste que... tout ce spectacle à venir... Tu en fais partie.

— Ils vont prendre ta déposition et te laisser partir. Comme avec Zafscav. Tu viendras au commissariat lundi pour les compléments, au besoin. Mais j'étais là. Je peux confirmer ta version.

— Je suppose qu'ils voudront savoir à qui appartient le domaine, qui y a accès... Que ça leur permettra d'avancer dans l'enquête...

La nuit tombait, à présent, leur feu formait un joli contraste sur le bleu sombre du ciel. Gareth remit de l'eau à chauffer. Laura prépara leurs tasses : thé pour lui, café soluble pour elle. Elle dormirait mal, mais elle n'était pas certaine qu'elle en aurait l'occasion, de toute façon. La police voudrait sans doute aller jusqu'à la cabane dans l'instant, histoire de protéger la scène au plus vite. Dans le noir, cela promettait d'être une balade difficile : un lac à traverser, puis la forêt à la lampe de poche... Evidemment, ils y étaient habitués.

Quelque part, dans le lointain, vers le nord, il y eut un hurlement. Puis un second, un troisième.

— Des loups, dit simplement Gareth en levant les yeux.

— Il y en a beaucoup dans le coin ?

— Pas beaucoup mais il y en a. On ne les voit jamais : ils craignent l'homme et ils nous sentent venir à des kilomètres.

Elle songea subitement à Allan, le dieu chacal, qui sentait chaque homme précisément et qui flairait les causes de mort sans même devoir ouvrir les cadavres.

Gareth s'apprêtait à ajouter quelque chose lorsqu'il y eut un bruit de moteur derrière eux, puis les faisceaux de phares balayant la nuit. Laura trouvait le 4x4 de Gareth déjà imposant mais les deux véhicules qui débarquèrent étaient encore bien plus massifs, manifestement prévus pour tout traverser, quel que soit le temps. Noir et blanc, ils portaient l'écusson de la police de Bryne sur la portière : une étoile, un ours, et quelques mots dans leur ancien idiome. 

Les portières s'ouvrirent sur une demi-douzaine de personnes, dont l'inspecteur Llewellyn, au moins deux autres policiers, un en civil, l'autre en uniforme, et deux membres de l'équipe criminalistique, que Laura reconnut : des techniciens aux compétences variées. Une dernière personne, une femme d'une trentaine d'années, sortit de la seconde voiture et se dirigea vers le coffre qu'elle ouvrit : un chien gigantesque en bondit, immédiatement au pied.

— Woodward, vous n'avez pas de bol, déclara Llewellyn en s'approchant, la saluant d'une énergique poignée de main. Première sortie, premier cadavre, croyez bien que Bryne n'est pas toujours comme ça.

— Je sais.

L'inspecteur se tourna vers Gareth.

— Professeur Conway.

— Inspecteur.

Ils se connaissaient, bien sûr. Bryne était un village. Le policier se retourna vers sa petite équipe.

— Bon. Je pense que le mieux, c'est que Shona reste avec vous pour prendre votre déposition, professeur, et avec le reste du groupe, nous irons sur les lieux. Brendan est passé chercher votre matériel, docteur, j'espère que nous avons pris tout ce qu'il fallait.

— On se débrouillera, répondit Laura en délestant le dénommé Brendan de sa mallette.

L'inspecteur dévisagea Gareth puis Laura, avant que son regard ne tombe sur la tente, plantée là, un peu incongrue vu les circonstances.

— N'hésitez pas... à vous coucher avant notre retour. Ou à rentrer à Bryne. Nous pouvons ramener le docteur Woodward quand nous en aurons terminé.

— Je peux attendre, répondit stoïquement Gareth.

— Comme vous voudrez.

Laura ne se permit pas d'intervenir. Llewellyn retourna vers son groupe. Shona était la policière en uniforme. Elle avait déjà son carnet et son dictaphone entre les mains. Gareth poussa un nouveau soupir.

— Bon courage, alors, murmura-t-il.

— A toi aussi. Et... nous remettrons ça, d'accord ?

— Peut-être qu'ils nous laisseront tranquilles une fois qu'ils auront embarqué le corps.

— Peut-être.

Elle lui serra brièvement l'avant-bras, puis rejoignit Llewellyn. Son assistant, un jeune homme du nom d'Ifan, distribuait des lampes frontales. Tous semblaient équipés pour le blizzard, vestes épaisses, gants, bonnets enfoncés jusqu'aux oreilles, et Laura ne dépareillait pas. Le ciel était clair, pourtant... mais la nuit serait froide. 

La maîtresse-chien, Enid, et son molosse prirent la tête, suivis par Llewellyn, Laura, Brendan et son collègue Ceri, puis enfin Ifan, qui fermait la marche. Ils utilisèrent les deux canoës pour traverser, puis se dirigèrent vers le point d'arrivée de la randonnée pour la remonter à l'envers et rallier plus rapidement la cabane. Dans le noir, avec les rochers et les racines en travers du chemin, les buissons, les lichens, les endroits où la piste s'effaçait dans l'herbe rase, il leur fallut un peu moins d'une heure pour atteindre les lieux. Laura l'avait marqué en abandonnant son écharpe dans un sapin, et elle la récupéra avec félicité : le vent s'était levé et le rideau d'arbres ne formait qu'une barrière imparfaite. 

Autour d'eux, l'obscurité bruissait de craquements et de murmures, de menues créatures fuyaient à leur approche, envols d'oiseaux surpris et bris de feuilles mortes, tout en restant invisibles. De temps en temps, on entendait les loups hurler au loin, en canons hantés. 

Aucun des Bruns ne semblait s'en émouvoir, pas plus que du passage régulier d'une chouette en chasse au hululement sinistre. La nonchalance de l'équipe autour d'elle rassérénait Laura plus que Gareth n'avait pu le faire plus tôt. Ce n'était pas seulement leur absence de bouleversement, c'était aussi leur nombre, peut-être leurs armes. Laura ne craignait pas qu'il y ait un tueur embusqué dans le bois, ni qu'il y ait un ours ou un terrible gulo. Elle craignait ceux dont on ignore l'existence, ceux que les Bruns pressentent, que Jonathan et Allan avaient perçus, peut-être même rencontrés.

Puis ils atteignirent la cabane. Le chien trépignait au bout de sa laisse, excité par l'odeur de putréfaction, mais Enid ne le libéra pas. Ceri installa des lampes plus fortes pour les braquer sur les lieux. Ifan et Llewellyn s'approchèrent de la porte. Le plus jeune avait dégainé son arme. Laura suivit, mains dans les poches. Les lieux ne semblaient pas avoir été dérangés depuis leur passage, plus tôt dans la journée. Ils examinèrent la porte et la jeune femme s'approcha.

— Ça, c'est la trace de ma semelle. Et ça, les bris de la porte. Mais j'ai pris des photos, plein. Je n'ai pas touché à la serrure. Le pêne était en place, il s'est un peu tordu quand je l'ai défoncée.

Protégeant leur nez et leur bouche d'une main, les deux hommes entrèrent. Ifan ressortit aussitôt, les larmes aux yeux. Laura rejoignit Llewellyn à l'intérieur. L'inspecteur balayait la scène de sa lampe torche.

— Vous aviez raison, il est moche.

— Il a une bonne semaine, à mon avis. J'espère que vos sacs sont bien étanches. »

Ils allèrent jusqu'au corps qui reposait assis contre la poutre centrale. Il avait le torse entouré de chaînes, les bras relâchés devant lui, les jambes tendues. Sa chemise était ouverte, son pantalon maculé au niveau des chevilles. Comme elle l'avait vu plus tôt, il n'avait plus ni mains, ni pieds, ni tête.

— Radical, murmura Llewellyn

— Vous n'avez pas l'air troublé... c'est fréquent par ici ?

— Non. Pas que je sache. Mais j'en ai vu de toutes sortes.

Il haussa les épaules.

— Avec le peu de lumière qu'on a, je suppose qu'on fait mieux de l'embarquer rapidement.

— Je vais quand même examiner la scène avec Brendan et Ceri, intervint Laura. Vous aviez un plan pour le chien ?

— Procédure standard. Mais je doute qu'il trouve une piste, vu le temps qui s'est écoulé et la pluie qui est tombée l'autre jour... Cela dit, je vais le faire chercher aux alentours : il va peut-être dénicher une main ou une tête...

— Bonne idée.

Laura palpa les poches de chemise et du pantalon du défunt : elles étaient vides. Les vêtements paraissaient ordinaires, du genre qu'on achète dans les grandes enseignes, adaptés aussi bien à la ville qu'à la campagne. Ils étaient peu épais, mais peut-être l'inconnu avait-il porté une veste. Il avait eu la peau blanche mais son aspect présent était passablement répugnant. Le froid l'avait préservé un rien des insectes, mais les plaies grouillaient. 

Llewellyn la gratifia d'une tape amicale sur l'épaule puis ressortit. Laura regarda le bord des blessures, puis l'environnement immédiat : le sang sur le sol, répandu en flaques puis coagulé, collant aux chaussures. Si aucun gros prédateur n'avait pu s'introduire dans la cabane, il était clair que les rats, eux, n'avaient eu aucune difficulté : déterminer ce qui avait tranché les membres et la tête de la victime ne serait pas aisé, au milieu de tous ces asticots et ses petits coups de dents. Mais sans doute y aurait-il des informations utiles sur les os — moins appétissants compte tenu de la profusion du reste.

— Ouah, il est vraiment dégueu, remarqua un des techniciens, Brendan, dans son dos.

— On dirait un job de serial killer, ajouta Ceri en déposant son matériel sur le sol.

— Ou du crime organisé.

— Ou un meurtre rituel.

Laura se redressa. Les deux jeunes gars ne semblaient pas plus impressionnés que Llewellyn. Peut-être un effet de la pratique de la chasse, peut-être une représentation erronée des crimes de Bryne. L'inspecteur reparut.

— Quand vous avez fini, Doc, Ifan va vous ramener. On va rester ici la nuit, nous : les conditions ne permettent pas l'examen aisé des lieux. On va sécuriser la scène, puis dormir, et on reprendra au petit matin. Vu le délai, on n'est plus à quelques heures.

— Vous avez pris du matériel de camping ?

— Bien sûr.

Elle rit.

— Astucieux. Je peux dormir ici aussi.

— Ce n'est pas nécessaire. Le corps sera à la morgue demain. Je vous tiens au courant du timing.

— Parfait.

Elle retira ses gants et les jeta dans un sac prévu à cet effet, puis regagna la nuit. L'air pur du dehors lui fit un bien fou : le cadavre puait terriblement. 

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