8. Camping (2/2)

La piste menait dans un espace dégagé de hautes herbes un peu jaunes et de buissons épineux, qui surplombait un petit lac miroitant et sa rivière. Un chemin pentu menait sur les rives et Laura, debout au bord du plateau, devina un ponton à côté duquel étaient relevés deux canoës. Dans la zone haute, il n'y avait rien hormis le petit bloc sanitaire et trois ou quatre endroits plus dégagés munis d'une table à feu surélevée en pierre. 

Gareth laissa choisir Laura celui qui lui plaisait le plus, puis rapprocha la voiture et ils déchargèrent leur matériel, en commençant par la tente, bien sûr. Laura n'en avait plus monté depuis des lustres, mais elle n'était pas dépourvue de logique, et elle se révéla une assistante efficace. C'était une tente de bonne qualité, pas très grande à l'intérieur mais pourvue de deux chambrettes isolées et d'un espace central, dans lequel ils entassèrent ensuite leurs sacs et une partie de leur matériel. Il valait mieux laisser la nourriture à bord de la voiture verte, à cause des charognards, — moins les ours que les ratons laveurs, avait signalé Gareth — mais celui-ci s'attela tout de suite à la confection de son feu. 

Il y avait du bois mort à profusion, autour d'eux, mais surtout des branchettes humides et rien qui ne soit susceptible de durer. Heureusement, des réserves de bois coupé les attendaient sous l'auvent du bloc sanitaire et Laura s'assit sur un rondin pour boire son café tandis que Gareth obtenait ses premières flammes. Une réelle bénédiction.

Gareth avait apporté la carte du coin et ils se choisirent un itinéraire de randonnée qui nécessitait de traverser le lac à la rame pour atteindre le sentier. Laura était semi-rassurée, Gareth ravi, et ils se confectionnèrent des sandwiches en prévision de leur pique-nique tout en écoutant crépiter le bois humide.

— On dirait un gosse, finit par railler Laura.

— Tu ne trouves pas ça vivifiant, après toutes ces journées à l'intérieur ?

— Vivifiant. C'est le mot brun pour « pétrifiant de froid » ?

Une fois satisfaits de leur ravitaillement, ils se mirent en route, emportant également une boussole, la carabine et le spray au poivre, une hache, la trousse de soins, une carte, le téléphone satellitaire, deux lampes de poche et de l'eau en suffisance. Le jour serait court, il fallait en profiter, aussi descendirent-ils rapidement jusqu'au lac. Laura, malgré le froid, se laissait gagner par l'enthousiasme juvénile de son compagnon. Ils sélectionnèrent un des canoës posés sur le bord du lac puis l'installèrent sur l'onde, Laura monta la première, Gareth derrière elle, et ils s'élancèrent en oscillant sur l'eau noire. Elle aussi gelée qu'elle en avait l'air.

— On vient patiner, ici, en hiver ?

— Non. Il faut une motoneige pour monter et il y a des tas de coins plus accessibles et plus appropriés. A cause de la rivière, le lac n'est jamais bien gelé...

— Et on pêche ?

— Ça, on pourrait l'envisager... si on avait emporté le matériel ad hoc.

Elle haussa les épaules, replongeant sa pagaïe dans l'eau.

— Ce sera pour la prochaine fois.

— La prochaine fois, oui, répéta Gareth, un rire dans la voix.

Il ne leur fallu qu'un petit quart d'heure pour atteindre la rive opposée du lac. Ils marchèrent un moment sur la terre sablonneuse jusqu'à repérer le début de leur sentier et entrèrent dans la forêt. 

En d'autres lieux, plus fréquentés, les randonnées étaient balisées de manière très précise, mais sur ce terrain, c'était l'aventure. Ils avaient heureusement l'un et l'autre de bonnes compétences d'orientation, même s'ils avouèrent s'en remettre à leur GPS dès que possible. Gareth narra des histoires de jeunesse, lorsqu'il était scout et qu'il allait camper dans la broussaille trois ou quatre fois par an, parla des plantes et des animaux qui les entouraient, des traditions brunes et de leur religion panthéiste, un sujet que Laura n'avait pas tellement envie d'aborder, mais qu'elle ne sut comment éluder. 

Tandis que Gareth parlait des esprits des arbres et des créatures des bois, elle les devina entre les racines et derrière les troncs, dans les branchages et au fond des ruisseaux, et petit à petit, l'émerveillement qu'elle avait ressenti dans la nature se mua en malaise. Elle se surprit à repenser aux exorcismes qu'elle avait lus l'année précédente, ces phrases rituelles, souvent ridicules, mais qui l'avaient aidée face au démon de New Tren et encore récemment face à l'Ysbridial. Tant de charlatans avaient vu juste, avaient su, simplement, sans doute. 

Mais elle devait pouvoir dépasser son angoisse : Allan était égoïste mais pas malveillant. Jonathan n'était ni égoïste, ni malveillant, tout juste désorienté. Les esprits des bois bruns devaient être à l'image de leur rôle dans les contes que Gareth esquissait : rusés, sauvages, curieux, fiers, parfois chaleureux ou timides, selon qu'ils personnifiaient le ruisseau, l'épinette, la montagne ou la neige. Elle imaginait qu'ils devaient être menacés par la perte des traditions, mais comme les Bruns s'y accrochaient, sans doute étaient-ils en bonne santé, globalement.

— Les gens croient encore vraiment à ces esprits ? demanda-t-elle.

Gareth s'arrêta un peu plus loin et posa la main sur le tronc d'un arbre gigantesque.

— Certains, oui. Pour d'autres, comme moi, c'est davantage... traditionnel. Une habitude nostalgique, je ne sais pas. C'est culturel, comme une danse ou de la musique. Il y a de la spiritualité dans ces rites, sans que ce soit religieux pour autant, je suppose. Je ne me considère pas croyant... mais j'adhère à la manière... C'est quelque chose qui se prête mal à l'analyse rationnelle.

Il lui sourit, l'air de penser qu'elle ne pouvait rien y comprendre, et elle se contenta d'acquiescer sans rien dire.

— Tu as manqué la Nuit des Nuits, fin octobre, mais avant Noël, nous aurons encore l'Accueil à l'Hiver. C'est le 19 novembre. On guette un flocon et s'il ne vient pas, certains en tirent mille conclusions.

— Il ne va pas neiger avant le 19 ?

— Oh que si, n'aie pas de faux espoirs. Mais ce jour là, à une heure précise, sur la Pierre des Salamandres, dans la Forêt de Snowlienn, on regarde si un flocon tombe et si oui, où exactement.

— Et quoi ? Il y a une sorte de shaman qui en tire des prédictions ?

— Absolument. Une sorcière, en fait. Mais il y a des dizaines d'anciens à travers la région qui y vont de leurs propres interprétations.

— C'est une plaisanterie.

— Pas du tout. Mais ensuite, on festoie. C'est la partie plus intéressante. Si tu es capable de te tenir et de ne pas te moquer, peut-être que je t'inviterai.

— A l'Accueil de l'Hiver ? Je parie que cela comporte des activités décadentes en extérieur. Je crois que je vais rester sous la couette.

— Décadentes ? Ha ! Les Bruns sont des gens convenables !

Il avait repris sa route sur le chemin qui grimpait à présent entre des buissons épineux et des roches gigantesques.

— Mais oui, il y a un brasero à l'extérieur autour duquel on se réchauffe en partageant l'eau de vie du coin.

— Brrr. L'alcool pour palier la glaciation.

— Un travers brun s'il en existe.

La conversation s'interrompit car le terrain ne leur permettait plus de rester suffisamment près l'un de l'autre pour s'entendre aisément. Ils avancèrent un moment à flanc de colline, puis atteignirent le sommet de la petite éminence boisée qui jouxtait le lac. Incongrue sur cette étendue de terre et de broussaille, une table de pique-nique semblait les attendre et, pour ne pas la décevoir, ils allèrent s'y asseoir. Laura constata que Gareth était essoufflé et qu'il avait pris un teint rose. De son côté, elle se sentait parfaitement bien. Pour dire la vérité, elle n'avait même plus vraiment froid : l'exercice avait ses bons côtés.

— On voit la différence entre l'agent d'intervention et l'agent de support, remarqua la jeune femme en riant.

Le psychologue grimaça mais préféra étancher sa soif avant de répondre.

— C'est de la faute de Murmay. Tous ces gaz nocifs m'ont écharpé les poumons.

— Ah ! Pourtant j'y vis depuis des lustres.

— Tu y es habituée, c'est tout !

— Je devrais manquer de souffle !

Gareth sortit leurs sandwiches de son sac et les empila sur la table. Laura en fit de même avec les pommes et les carottes, ainsi que les fruits secs. Ils mangèrent en discutant de la semaine à venir. Gareth pensait que Laura devait socialiser davantage, elle-même n'en demandait pas tant : une chose à la fois, elle avait le temps de voir venir. 

Il lui cita tout ce qu'il avait eu l'opportunité de trouver pendant qu'il préparait sa venue : yoga et aérobic, squash et hockey en salle, pâtisserie, poterie, conférences culturelles, club d'échecs, programmation informatique, secourisme et tricot. On ne manquait manifestement de rien à Bryne, mais Laura ne s'était jamais adonnée à ce type de loisirs à Murmay, elle ne voyait pas ce qui l'amènerait à agir différemment dans le nord.

— Le temps ! rétorqua Gareth. Pas le temps qu'il fait, mais le temps que tu vas avoir devant toi. Il y a moins de cadavres et moins d'affaires confiées à la Société. Tu vas t'ennuyer. Il te faudra, absolument, trouver quelque chose à faire... De la peinture sur soie, un bénévolat dans un refuge pour animaux perdus, de la mécanique automobile, je ne sais pas, moi...

— Il y a un cinéma...

— Deux. Mais tu ne vas pas aller au cinéma tous les soirs !

— Je ne suis pas difficile : je peux rester chez moi, au chaud... et en été, je ferai du jardinage.

Il secoua la tête.

— Tu fais beaucoup d'extrascolaire, toi ? demanda-t-elle.

— Je joue et je donne cours de piano, j'aide dans une école de devoirs, tous les mercredis après-midi, et je fais du badminton avec mes collègues, deux fois par semaine.

Elle opina du chef, un peu surprise de ces révélations.

— J'y réfléchirai.

Cela avait du sens, probablement. Pour l'heure, il avait été là, tout le temps, pour l'emmener ici et là, la guider, la sortir et la distraire, et elle avait le sentiment qu'il était content qu'elle soit venue. Il l'avait accueillie avec chaleur et sans réserve. Mais il avait sa vie, ses centres d'intérêt, et sans doute devait-elle accepter qu'il réduise peu à peu son implication.

Après le repas, elle musarda un peu sur le sommet de la butte, tentant d'avoir une vue panoramique sur les environs, mais le terrain était trop vallonné et les arbres trop hauts et serrés pour qu'on puisse y voir très loin. Il y avait d'autres lacs vers le nord et l'ouest, mais surtout des arbres à l'est. Au sud, on devinait le ruban d'une route entre les taches de vert et de brun. Aucun signe d'habitation, de vie humaine, juste la nature à perte de vue. Cela avait un côté étourdissant. 

Elle songea à cette vieille question sur le bruit que fait l'arbre en tombant dans la forêt s'il n'y a personne pour l'entendre. Elle avait envie de hurler juste pour avoir la sensation que cela ne servait à rien. Mais à nouveau, à côté de l'immensité de la forêt, de sa beauté, de sa force, Laura ressentit ce malaise familier, la sensation de n'être rien, une créature minuscule et impuissante, fragile, à la merci de puissances qui la dépassaient.

— Ça va ?

— Oui.

— Tu as pâli.

Elle passa ses mains gantées sur ses joues.

— C'est la lumière.

Elle lui décocha un sourire et retourna vers la table pour rassembler leurs affaires. Le soleil était déjà en train de décliner, mine de rien. Ils repartirent par un autre sentier qui, selon Gareth, les mènerait à nouveau au bord du lac, où les attendait leur canoë. Ils s'engagèrent dans des bois plus touffus, où les bouleaux et les épinettes étaient encerclés de buissons acérés. Gareth lui assura qu'au printemps et en été, ils étaient couverts de baies comestibles, mais ce n'était plus tellement le cas. Par moments, des lichens, des mousses ou des champignons jetaient des étincelles de couleur vive dans cet entrelacs de noirs et de bruns veiné de vert sombre. La faune était timide mais Laura avait vu plusieurs écureuils et de multiples oiseaux. Le terrain se prêtait mal aux grands ongulés, mais il devait y avoir des renards, des lapins ou des fouines, ce genre de bestioles. Et les ours.

Ils avaient marché une bonne heure en direction du sud-ouest, traçant une courbe vers le lac, sans plus vraiment parler, sinon pour attirer l'attention de l'autre sur une racine aux formes étranges ou une plante inconnue, lorsque Laura s'arrêta brusquement. Gareth consultait la carte un peu plus loin, hésitant à un embranchement dans le sentier.

— Il y a des satyres puants, dans ces bois ?

— Satyres puants ?

— Phallus impudicus, de son nom latin.

— Quoi ?

— Le champignon qui a une forme douteuse.

Gareth fronça les sourcils derrière ses lunettes.

— Laura, pourquoi cette question ?

Il paraissait un peu gêné et franchement intrigué. Elle devinait qu'il était en train de se raconter n'importe quoi.

— Ça sent le cadavre.

C'était une odeur particulière, ténue en ce moment précis, mais Laura avait un mauvais odorat.

— Le cadavre ?

— C'est un champignon en forme de pénis, qui sent le cadavre. Ne ris pas. Si tu en as déjà vu, tu sais de quoi je parle.

— Une verge du diable. Oui. Je vois ce que c'est. Je ne suis pas sûr d'en avoir déjà vu ici mais je ne suis pas expert en mycologie... et c'est un champignon fréquent un peu partout, non ?

Elle sourit.

— Je pensais qu'il était tard dans la saison, mais nous ne sommes pas à Murmay.

— Non, nous sommes à Bryne.

La jeune femme était pourtant hésitante et elle jeta un œil vers la droite, au travers des arbres.

— On dirait qu'il y a une sorte de bâtiment, là... Tu vois ?

— Oui. Une cabane, sans doute. La région en est truffée.

— Ça te dérange si on va voir ?

— Non. Mais qu'est-ce que tu espères trouver ?

— Des champignons.

Ils remontèrent le chemin sur lequel avait hésité Gareth une seconde plus tôt. À peine cinquante mètres plus loin, il débouchait dans une petite clairière au cœur de laquelle trônait une cabane en rondins. L'arrière disparaissait entre les arbres. La porte était fermée. L'odeur était plus forte. Laura posa la main sur le bras de Gareth.

— Tu devrais peut-être rester en arrière.

Un corbeau, posé sur le toit, donna de la voix en les voyant approcher. Laura vit quelque chose se glisser sous la porte et s'enfuir : un rat ou une belette, un animal de ce genre.

— Laura, c'est de la déformation professionnelle...

— Tu vois des champignons ?

— C'est sans doute la carcasse d'un animal. Il y a beaucoup de chasseurs par ici, et aussi des prédateurs...

— Reste en arrière.

Il hésita.

— Ça n'a aucun sens.

Il la suivit. Lorsqu'ils arrivèrent à quelques mètres de la cabane, l'odeur était devenue beaucoup plus forte. Aucun champignon au monde n'aurait pu en dégager de pareille. Ce fut le tour de Gareth de poser la main sur le bras de Laura.

— Est-ce qu'on ne devrait pas...

Elle prit la carabine puis s'approcha de la porte et fit jouer la poignée. Rien ne bougea.

— C'est fermé à clé.

Elle se tourna vers lui puis contourna la maisonnette pour aller à la fenêtre. On avait collé des cartons à l'intérieur et elle ne vit absolument rien.

— Tu as l'appareil photo ?

— Allons, c'est sûrement une carcasse, reprit son compagnon, rasséréné par la porte close, une excuse pour détaler.

Laura aurait voulu lui expliquer qu'elle savait qu'il n'en était rien, que l'odeur était différente, de manière indéfinissable mais bien réelle. Mais elle ne pourrait pas le convaincre parce qu'il ne voulait pas qu'il y ait un cadavre dans cette cabane. Elle savait qu'il y en avait un et une fois sur une piste, elle ne pouvait pas lâcher. De ce point de vue, rien n'avait changé dans le froid de Bryne.

— Ça ne nous coûte rien de vérifier. Mais tu peux rester en arrière, Gareth. J'ai l'habitude.

Il lui tendit l'appareil photo.

— La nuit va tomber.

— Je me grouille.

Elle retourna vers la cabane et prit des photos de la porte. La poignée, la serrure, une vue d'ensemble, les abrasions sur le bas : quelque chose avait gratté cette porte, sans doute un charognard, mais sans parvenir à creuser un trou suffisamment grand pour passer. Il y avait par contre un jour suffisamment grand pour que les rats, les hermines et leurs cousines viennent se repaître. Elle retourna vers Gareth et lui rendit l'appareil photo, puis alla jusqu'à la porte. Elle avait l'air solide.

Laura prit une profonde inspiration puis la défonça de quatre bons coups de pied. Le bois hurla dans le silence de la forêt en cédant sous sa pression et elle se félicita d'avoir acheté ces excellentes chaussures de marche. Quand la porte eut lâché, Laura la repoussa précautionneusement. Et là, dans la pénombre de la cabane, il y avait, bien entendu, un cadavre.

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