7. Camping (1/2)
Le vendredi en fin de journée, Gareth lui donna rendez-vous pour une nouvelle de séance de shopping : il lui fallait des chaussures de marche dignes de ce nom. Il l'emmena dans une boutique spécialisée, ils bavardèrent un moment avec la vendeuse, puis ressortirent dans la nuit. Ils convinrent de partir de bonne heure le lendemain, avant le lever du soleil, pour profiter de la lumière une fois sur place. Gareth parlait de rouler deux bonnes heures sur les pistes, Laura se fiait à son jugement et à sa connaissance des lieux. En conséquence, il n'y eut ni restaurant, ni petite soirée improvisée.
Gareth semblait prendre l'aventure au sérieux, il voulait qu'ils soient reposés, d'attaque, parés pour les grandes étendues sauvages. Laura se demandait à moitié si c'était une comédie qu'il jouait pour la faire marcher, mais elle préférait ne pas le savoir. Elle n'en perdit pas le sommeil : contrairement aux émois, le stress ne l'empêchait pas de dormir, surtout quand il se teintait de curiosité.
Elle était prête avant l'aube, Gareth était ponctuel, et ils partirent dans le noir, dans l'habitacle bien chauffé de la 4x4.
— En forme ?
— Tout-à-fait.
— Super.
En se retournant pour regarder la ville s'éloigner par le pare-brise arrière, Laura réalisa que s'il faisait trop froid, ils pourraient toujours rabattre les sièges et dormir confortablement à l'intérieur de la voiture. Elle nota aussi la présence d'une carabine, dont le canon dépassait du coffre, pointé vers le plafond.
— Tu as pris un fusil ? demanda-t-elle, surprise. Tu comptes chasser ?
Gareth était en train de choisir une station de radio offrant une musique acceptable sans devoir se farcir d'inutiles bavardages matinaux.
— Non. C'est en cas de mauvaise rencontre. C'est plus prudent. Les ours fuient en général quand ils nous entendent ou nous sentent, mais on tombe parfois sur un spécimen mal embouché, surtout à cette période où il ne reste rien à manger. Bon, les probabilités sont très faibles, mais ne pas prendre de précaution serait stupide.
— Et donc tu imagines tuer un ours à la carabine ? fit-elle, un peu perplexe.
Elle se souvenait de lui, l'année précédente, au stand de tir de la Société. Il visait juste, sans trembler, en habitué. Gareth rit en secouant la tête.
— Non. J'ai du spray au poivre. Première ligne de défense. En général, ça suffit. Mais au pire, on tire un coup de semonce. Il n'est pas question de tuer un ours. Ils sont protégés.
Son ton reflétait un certain malaise. Sans doute n'appréciait-il pas les armes à feu, malgré sa maîtrise. Elle faillit lui poser la question puis préféra rediriger la conversation, sur un sujet très annexe.
— Ça s'est bien passé avec Tara, jeudi, annonça-t-elle.
Gareth rit à mi-voix.
— Je n'allais pas poser la question, mais j'en suis content.
En réalité, la prise de contact n'avait pas duré très longtemps, Laura était demeurée sur la défensive, mais la thérapeute n'en avait pas pris ombrage. Âgée d'au moins soixante ans, d'un calme olympien dans un pull multicolore qu'elle avait dû tricoter elle-même, Tara Flaherty en avait sûrement vu d'autres.
Peut-être pas d'autres comme Laura, cela dit.
Elles avaient rendez-vous la semaine suivante, pour une première séance digne de ce nom. Il serait temps de songer à quoi lui raconter en temps utiles, pas besoin de se gâcher le week-end.
— On va loin ?
— Dans un petit coin qui ne devrait pas être trop couru.
— Parce qu'il y a du monde dans les bois, à cette saison ?
— Dès que c'est le week-end, les Bruns qui le peuvent quittent la ville, oui. Mais ils vont dans les quelques parcs les plus proches, à une demi-heure voire une heure de Bryne. On ne part loin dans le nord que pour les vacances.
— Et les gens ne cherchent jamais le soleil ?
— Plus de quatre-vingt pour cent des Bruns prennent leurs vacances dans la région. Si tu comptes qu'une partie ne part pas en vacances, ça laisse peu de monde pour descendre vers le sud, oui. Mais certains le font. Ils reviennent toujours déçus et alimentent la mauvaise réputation du reste du pays.
— Tu plaisantes.
— Même pas. Murmay est sale, les gens sont désagréables, ça pue, la bouffe est mauvaise... Tu vois le tableau.
— Je peux imaginer. Mais ce n'est pas exactement le meilleur endroit où aller... Le pays est grand, il y a des tas d'autres possibilités...
— Mais quitte à partir, les gens veulent voir la capitale. Le Musée d'Art Ancien. La statue du Général Vaughan. L'Arche des Finances. Le métro. La Tour des Oiseaux. Les petits bistros du Quartier Vert.
— Je vois. Avec un tel programme, ça m'étonne moins que les Bruns soient déçus.
— Les Bruns partent en espérant être déçus, de toute façon.
Le ciel jaunissait sur la droite, derrière la cime des innombrables sapins qui tapissaient le paysage à distance de la route. Ils avaient croisé, une fois, quelqu'un venant en sens inverse. Depuis, ils roulaient seuls dans l'aube naissante. Il faisait encore très noir et on aurait détecté des phares à plusieurs kilomètres. Parfois, une habitation, éclairée par une unique lampe jaune, surgissait en retrait, mais la plupart du temps, l'obscurité restait souveraine. L'œil s'y habituait, cependant, devinait des ombres, des taches plus claires, un relief.
— C'était ton attitude, quand tu es parti, cet espoir de déception ? reprit-elle.
— Non. J'étais... craintif mais curieux. J'avais confiance en moi, en ma capacité à m'adapter. J'aurais sans doute pu y arriver. Mais je mentirais en disant que je ne suis pas content d'être rentré. Finalement, Gwen m'a offert une bonne excuse.
— C'était à ce point-là ?
— Bryne m'a manqué chaque jour. Et peut-être même de plus en plus, au fil du temps... Evidemment, quand Gwen est partie, j'ai compris que je devais impérativement rentrer. Cela m'a soulagé, au travers de ma douleur. De savoir que j'étais libéré.
Il fixait la route, concentré, et leva juste un doigt pour remonter ses lunettes.
— Cela doit être assez incompréhensible, je suppose.
— Je ne sais pas. Les lieux sont toujours porteurs de quelque chose. Moi je n'ai pas cette idée d'un foyer... Sans doute que je fuis les endroits plutôt que d'y rentrer. C'est un peu le contraire... sans l'être.
— C'est plus triste parce que ça veut dire qu'il n'y a pas d'endroit où tu puisses te réfugier.
— Murmay l'a été, longtemps. Ce n'est simplement plus possible aujourd'hui.
— A cause de ce qui s'est produit.
— A cause de ce qui s'est produit, oui.
Elle leva une main défensive et il referma la bouche qu'il avait ouverte.
— Ne me dis pas que ce n'était pas ma faute. On me l'a dit mille fois et ça n'aide en rien.
D'autant qu'ils disaient ça, tous, parce qu'ils ne savaient rien. Elle aurait pu aller dans leur sens, mentir, mais elle n'y parvenait pas. Ils imaginaient qu'elle se blâmait pour une faute invisible, alors qu'il y avait eu l'Ysbridial, Allan, Jonathan, mille scénarios et trop de lâcheté. Si elle avait parlé à Helen, si elle avait osé lui dire ce qui était réellement en jeu... Mais elle avait préféré garder son savoir affreux et Helen était morte.
— Je ne dis rien, dans ce cas, murmura Gareth.
Laura lui jeta un regard et se demanda si elle lui avouerait la vérité, un jour. Il était brun. C'était un endroit de mythes et de traditions, chargé d'une énergie spirituelle puissante.
Non, il la penserait folle. Même lui.
Ils demeurèrent silencieux un moment. La radio diffusait de la musique rétro, sans publicité, un programme pour les âmes matinales encore dans la brume. Il y en avait au dehors, d'ailleurs, de la brume, en moutons sur les prairies grises. Le soleil se levait, le ciel virait à l'orangé, au rose, et le monde autour d'eux s'emplit de vie. Des oiseaux s'égayaient dans les haies qui bordaient la route à mesure de leur passage et plus loin, dans l'herbe rase, Laura aperçut un faisan ventru, quelques lapins en plein repas, la silhouette, moins précise, d'un ongulé.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle finalement.
Gareth se pencha vers son vide-poche et attrapa une carte, qu'il lui tendit.
— Nous allons en B4, si tu veux voir précisément. Nous sommes sur la P54, qui remonte vers le nord-ouest...
Laura déplia la carte puis la replia dans un autre sens, repérant Bryne, puis la P54 qui sinuait, trait blanc au cœur d'immenses aplats gris et vert.
— Dans environ 70 kilomètres, nous atteindrons la P12, nous allons la prendre vers le nord-est pendant environ quarante minutes. Si tu la longes, elle fait un coude vers la gauche, après le Lac des Loutres...
— Je vois.
— Il y a une petite route qui s'en sépare à cet endroit-là.
— La S122.
— Voilà. Nous la prendrons jusqu'au bout.
— La Grotte des Noctambules.
— C'est le lieu-dit.
Laura identifia un petit lac au milieu de ce qui devait être une zone boisée. Il y avait aussi une rivière et les courbes de niveau indiquaient un semblant de relief, raisonnable. Laura avait gravi bien des montagnes, mais elle manquait sérieusement de pratique.
— C'est un terrain qui appartient à l'université, continua Gareth. Pas complètement privé, mais plus tranquille qu'un camping ordinaire.
— Ça veut dire que nous allons rôtir des marshmallows entre professeurs ?
— Je ne crois pas que ce soit un risque. Je suis le seul à avoir demandé les clés du bloc sanitaire.
— Oh ! Il y a un bloc sanitaire !
— Ne t'attends pas au grand luxe. Il y a une toilette sèche et un point d'eau. J'espère que tu as pris ta douche comme je te l'avais conseillé, parce que le lac est glacial.
— Tu ne sens pas ce formidable parfum de lilas ?
— Maintenant que tu le dis...
Laura rit doucement.
— Après, si tu penses que je vais m'effaroucher d'un peu d'eau froide et d'un relatif manque d'hygiène pendant deux jours... Tu me prends vraiment pour quelqu'un d'autre. Je suis agent de la Société et médecin légiste. Mon seuil de tolérance aux choses répugnantes est beaucoup plus élevé que la moyenne. En fait, je crois que c'est toi, avec tes chemises toujours impeccablement repassées, qui va souffrir.
— Ha ! Je ne nie pas que je n'ai pas ton estomac. Mais je suis brun. J'ai campé mille fois. Je sais que la poussière et la sueur ne sont pas mortelles, que l'eau froide est douloureuse mais vivifiante et que la gastronomie de la brousse reste comestible même quand son aspect est discutable. Ce qui va suffire.
— Tu chasses ?
— Non. Mon père chassait avec son frère. Il n'y a jamais eu ce type de traditions dans la famille de ma mère. Donc oui, ça m'est arrivé, avec mon oncle, quand j'étais adolescent. J'en ai peu de souvenirs. Je n'ai jamais aimé ça.
Il s'autorisa une grimace et un frisson.
— Ta famille vit à Bryne, je suppose ?
— Oui. Mes parents, mon frère et ma sœur. Tous ravis de me récupérer. Enfin, sauf mon père. Il le serait s'il avait encore toute sa tête, je suppose, mais ces derniers temps, il est surtout dans ses souvenirs d'il y a cinquante ans.
— Alzheimer ?
— Oui.
— Je suis désolée, je ne savais pas.
— C'est normal. Je ne le clame pas partout. Non que j'en ai honte... Ce sont des choses qui arrivent, naturellement, de plus en plus souvent. Mais je ne vois pas où je l'aurais placé dans la conversation.
Elle acquiesça, les bras croisés.
— Ta famille sait pour la Société ?
— Grands dieux, non ! Ma mère en ferait un infar. Déjà que mon frère est pilote d'hélicoptère... Laissons-la penser que je me contente de contempler un écran d'ordinateur ou une bande d'étudiants. Et de toute façon, c'est confidentiel, tu sais ça.
— Je n'ai jamais eu à me poser la question. Je n'ai pas lu les petits caractères.
Ce fut à son tour de hocher la tête. Il freina et traversa la voie. Ils étaient arrivés à l'embranchement de la S122 dont le nom en caractères noirs luisait sur un panneau jaune vif. La route était caillouteuse, non asphaltée, criblée de trous, et Laura comprit la nécessité du 4x4. Avec la neige, au cœur de l'hiver, cela devait être encore pire. Ils furent secoués sur les premiers mètres puis Gareth trouva ses marques et parvint à leur tracer un itinéraire plus doux.
Ils s'enfonçaient désormais dans une forêt de bouleaux et d'épinettes noires, s'ouvrant de temps en temps sur des clairières de mousse jaune et de terre sombre. Un écureuil traversa la route, presque sous leurs roues puis s'arrêta sur le bord et les invectiva. Laura lui trouva un air vaguement démoniaque, avec ses dents proéminentes dans son faciès de rat. Des touffes de champignons jaillissaient parfois au pied des arbres, des oiseaux fusaient devant eux puis disparaissaient dans les branchages.
La piste était trop étroite pour que deux véhicules d'y croisent mais, de temps en temps, un élargissement dans la voie permettait ces très rares cas de figure. Le ciel était désormais clair, presque blanc, et Laura croisa les doigts pour qu'il ne pleuve pas.
Par sécurité, elle vérifia que le téléphone satellitaire fonctionnait. Elle savait qu'on ne l'appellerait qu'en cas d'urgence, que l'équipe criminalistique était parfaitement capable de lui suppléer pour la plupart des situations ordinaires, mais on ne savait jamais ce qui pouvait arriver. Rassurée par la présence des petites barres de réseau, elle le reposa dans le vide-poches entre les sièges, et retourna au paysage.
Elle n'avait jamais arpenté ces forêts du nord, à la fois sévères et froides, dont le couvert était si dense qu'il mangeait parfois complètement le ciel. S'y frayer un passage devait être difficile, car les branches des conifères, acérées, formaient une barrière peu engageante. Un chemin déboucha sur la droite, assez large pour laisser passer une voiture qui n'aurait pas peur de se griffer les ailes, mais Gareth n'y prêta guère attention. A son expression, Laura devina qu'il n'avait pas une grande habitude de la conduite tout-terrain et elle ne tenta pas de relancer la conversation, s'enfonçant plutôt dans une torpeur tranquille, bien au chaud, sans trop penser au froid qui la remplacerait bientôt.
— Il y a un thermos de café sur le siège arrière, dit soudain Gareth.
Laura s'arracha à son demi-sommeil.
— Tu en veux ?
— Non. Pour toi. Je me ferai un thé dès que nous aurons allumé le feu.
— C'est très prévenant de ta part.
Il esquissa un sourire mais ne dit rien tandis qu'elle se contorsionnait pour attraper le thermos. Une bosse dans la route les fit sursauter.
— Je pense que je vais attendre qu'on y soit.
— Je peux m'arrêter trois minutes.
— Ça ira. De toute façon, ce sera plus opportun quand l'hiver aura repris ses quartiers dans ma carcasse.
— Avec toutes les couches que tu as, tu vas survivre, promis.
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