6. Passé, présent, futur (3/3)
L'intérieur du Festin du Gulo reproduisait celui d'une cabane dans les bois, avec des murs en rondins luisants, un grand âtre, une décoration de raquettes anciennes, de bois de renne, de peaux de renard, d'ustensiles en bois et de carabines. Laura se garda bien de faire le moindre commentaire mais à l'expression de Gareth, elle devina qu'il savait exactement ce qu'elle en pensait et qu'il trouvait ça drôlissime.
La clientèle était moins rustique que le décor, cependant, car, en dépit des apparences, ils se trouvaient dans un des établissements les plus cotés de la ville. On les guida jusqu'à leur table, dans un coin tranquille, et la serveuse leur laissa le menu, non sans les avoir contraints — avec le sourire — à commander un apéritif. Laura continua à détailler les lieux avec curiosité, sans se soucier de la carte.
— Tu te demandes si c'est ironique, intervint Gareth. Je ne suis pas certain. Et à mon avis, personne ne l'est complètement. C'est une zone grise.
— D'accord.
Elle baissa les yeux. Comme prévu, il y avait de la viande ou du poisson dans tout ce qui était proposé, mais Laura était une carnivore, cela lui convenait bien. Elle se laissa conseiller sur les saveurs locales, champignons sauvages, baies et herbes indigènes, gibier traditionnel, modes de cuisson, aventures culinaires. Elle n'était pas particulièrement intéressée par la nourriture — c'était avant tout le carburant nécessaire au reste — mais elle pouvait apprécier un bon repas. Gareth ne semblait pas beaucoup plus expert ou, en tout cas, il ne comptait pas en faire leur sujet de conversation principal. Elle ne lui laissa cependant pas l'initiative.
— Ça a été, toutes ces réunions ?
— Ah oui. Des soucis de plagiat, de nouveau. Une étudiante a réalisé, en préparant un travail, que la thèse de doctorat d'un de nos assistants était presqu'intégralement plagiée d'une thèse antérieure, écrite en espagnol, à l'université de Barcelone. Personne ne s'en était rendu compte, bien sûr. L'assistant est un gars du coin, comme tout le monde, et le neveu ou le cousin ou le frère du petit ami de la fille de la moitié de l'équipe professorale. Le classique à Bryne, surtout dans ce milieu consanguin. Au sens figuré. Bref, ça discute pour savoir comment régler l'affaire en l'étouffant. Si tu vois ce que je veux dire.
— Aucune sanction ? Le gars garde son poste ?
— Je pense qu'il va devoir démissionner. De lui-même. Honnêtement, savoir que tout le monde sait est une honte suffisante. Il fera un bon prof au lycée. Ou il quittera la ville. Je doute qu'il tente d'écrire une nouvelle thèse et ce serait de toute façon inutile. Bryne est un microcosme... et ce genre d'écart... même si on se serre les coudes face au monde extérieur, on est sans pitié à l'intérieur.
Il poussa un bref soupir, remonta ses lunettes, signe qu'il était troublé.
— Tu le connaissais bien ?
— Un chouette gamin.
— Mieux que ça ?
— Le neveu de Gwen.
— Ah.
Il haussa les épaules avec un sourire.
— Certains disent déjà qu'il y a quelque chose de pourri dans leur sang.
— Carrément !
— Ils me le disent à moi, en tout cas. C'est une façon de parler mais ça reflète aussi la mentalité traditionnelle brune, oui. La rançon de la force des liens.
Laura se demanda si certains lui reprochaient de n'avoir pas été capable de préserver Gwen. Ça aurait été très misogyne, d'imaginer l'homme en rempart protecteur de son épouse, contre la tentation murmaysienne. Mais à bien y réfléchir, c'était aussi très misogyne de rejeter toute la faute sur Gwen. Il n'y avait pas moyen de s'en sortir, dans cette histoire, et comme Gareth était le fils prodigue, revenu au pays, sans doute était-il normal qu'on l'accueille à bras ouverts en rejetant la traîtresse.
C'était mieux pour tout le monde : Gwen s'en fichait, délivrée de la glace, et Gareth retrouvait ses racines, qui lui avaient toujours manqué lorsqu'il était emprisonné par le béton de la grande ville. Elle se souvenait qu'il avait parlé de froid, alors, quand il évoquait à demi-mots son mal du pays. Un tout autre froid, elle s'en rendait maintenant compte.
On leur apporta leur apéritif et quelques amuse-gueules : des pâtés de gibier aux bolets et aux airelles, un confit d'oignons aux herbes locales, du poisson fumé.
Elle réalisa que Gareth l'observait, avec son éternel petit sourire, et elle lui rendit son regard.
— Désolée. Je contemplais...
Elle se reprit.
— Je songeais au froid. Au fait que tu disais que Murmay était froide. A ce que cela voulait vraiment dire.
— Ah. Oui, c'est vrai. Il ne fait jamais froid, à Bryne. Il fait chaud, ou il fait ordinaire.
— Et pour l'instant, c'est ordinaire.
— Oui. Enfin. Certains trouvent qu'il fait encore un peu chaud.
Elle grimaça.
— C'est vrai ! protesta-t-il.
Vu le taux d'alcool qu'il y avait dans l'apéritif maison, Laura pouvait presque le croire.
— Je me dis d'ailleurs que nous devrions aller camper ce week-end... ou le prochain.
Elle avait écarquillé les yeux à la moitié de sa phrase, d'où le changement de perspective.
— Camper ?!
— Tu as déjà campé ?
— Oui. Et la dernière fois, il y avait des moustiques, des serpents et même quelques alligators. Un excellent souvenir.
Ce fut au tour de Gareth de grimacer.
— Des alligators ? Autour de Saffron ?
— Absolument.
— Comment est-ce que tu t'es retrouvée à camper dans les marais ?
— Je vais te passer les détails. Je n'étais pas toute seule. Et personne n'était très... motivé.
Impossible de raconter l'épisode dans un lieu public. Si Gareth voulait des détails, il faudrait qu'il attende qu'ils soient chez lui ou chez elle. Elle se demandait, cependant, comment elle pourrait raconter cette intervention en limitant le rôle de Duncan. Quoiqu'entendre qu'il avait failli terminer sa carrière dans la gueule d'un saurien pourrait peut-être remonter le moral de Gareth... ou l'emplir de regrets.
— Ah et bien... sache qu'ici, la saison des moustiques est terminée... et il n'y a ni serpents, ni crocodiles. Ni araignées, d'ailleurs. Le camping de rêve.
— Il y a des ours.
— Et des loups, oui. Mais tu sais bien qu'ils n'attaquent pas les gens.
— Je sais bien, je sais bien... Je suis obligée de te faire confiance !
— Et je suis du coin, ça tombe bien. Non, mais, sérieusement, c'est sans doute notre dernière opportunité avant l'hiver. Ce serait dommage de manquer ça.
— Tu veux me renvoyer à Murmay avant l'hiver, en fait.
— Pas du tout. Mais ça te semble si horrible ? Je veux dire, sérieusement. Parce que si l'idée d'aller passer quelques jours dans la forêt te paraît insurmontable... Je suis encore moins sûr que tu vas tenir six mois ici. La forêt, la toundra... Elles font partie intégrante du mode de vie brun. Tu pourrais rester en ville, ad vitam, c'est certain. Il n'y a nulle nécessité pratique d'aller au dehors, mais c'est en même temps indispensable. Il faut partager le cœur des lieux avec les gens, pour espérer s'intégrer.
Elle le dévisagea, une moue interdite sur les traits.
— Tu deviens un peu mystique, là.
Il sourit et secoua la tête, prit une gorgée de son apéritif. Elle vit, à la manière dont il l'avalait, qu'il était parfaitement habitué à la force du breuvage.
— C'est à toi de voir si tu veux donner sa chance à Bryne, dit-il finalement, avec un léger haussement d'épaules.
Elle ne répondit rien, le scrutant, à la recherche de cet indice qui lui dirait s'il était complètement sérieux ou s'il plaisantait. Mais elle n'en tira rien : il était expert à dissimuler ses émotions quand il le décidait.
— Je dois décider ce soir ?
— Non. Nous pouvons partir à l'improviste. J'ai le matériel adéquat.
— Je viens seulement d'arriver...
— Je sais. Mais il fera plus... ordinaire encore... la semaine prochaine.
— Ah diable, Gareth, zut, tu m'ennuies.
Il sourit plus franchement.
— Autant te bousculer d'emblée. C'est toi qui as décidé d'émigrer. Je ne te rendrais pas service en te protégeant du réel.
Elle resta muette une seconde, renvoyée à nouveau à ce qu'était le réel, à ceux qui avaient tenté de lui dissimuler avant de le laisser lui exploser à la figure. Ils n'avaient pas su quoi faire, ensuite. Autrefois, ils l'auraient tuée. Même Michaël. Elle se demanda où il était, ce qu'il faisait, s'il restait en lui des bribes de ce qu'ils avaient vécu ensemble, ou s'il était déjà redevenu ce qu'il avait toujours été.
— Mais on n'est pas obligés, dit Gareth, se méprenant sans doute sur son silence.
— Si, si. Pardon.
Il commençait sûrement à s'habituer à ses moments d'errance.
— Allons camper. Très bien. Ce week-end. En espérant que je ne sois pas rappelée dare-dare pour un homicide. Il y a du réseau dans ta brousse ?
— Nous prendrons un téléphone satellitaire. Au cas où.
— Tu as ça ?
— Je sais m'en procurer très aisément. C'est indispensable, en ces lieux.
Bien sûr. Elle était d'une naïveté crasse. Mais elle imaginait mal la Société agir hors du milieu urbain. Là aussi, son horizon s'élargirait sans doute rapidement. Des bottes, un 4x4 et maintenant une tente. Voilà qui allait tester ses capacités d'adaptation à leur limite. C'était le bon âge, tout bien réfléchi.
— Tu as une tente, aussi ?
— Je te l'ai dit, j'ai tout ce qui faut.
Laura devina qu'elle dormirait dans le sac de couchage de Gwen, mais elle n'était pas du genre sentimentale. Elle espérait que Gareth ne le serait pas non plus. On leur apporta leur entrée, de poisson et de riz sauvage.
— Tu te souviens qu'avant que je parte, nous avons eu une conversation sur l'amitié ? demanda soudain Gareth, la surprenant au milieu d'une bouchée.
Elle acquiesça, prit une lampée de vin, sourit maladroitement, mal à l'aise.
— Je t'ai dit que les gens de Murmay m'avaient mis en garde contre ta propension à garder tes distances. Que tu n'avais pas d'amis. Que tu n'en voulais pas.
Elle avait rougi. Il avait de ces manières d'aborder les choses frontalement, c'était rude ! Est-ce qu'il se glissait dans sa veste de psy, quand il faisait ça ? Ou bien était-ce cette franchise brune ? C'était déstabilisant, et elle savait qu'il était assez subtil pour le mesurer. Il la bousculait délibérément, à nouveau. Une méthode de pro, déloyale.
— Je me souviens, dit-elle, sur la défensive.
Il pinça les lèvres, la fixa d'un regard incisif, sans équivoque, cette fois.
— Est-ce que ça a changé ?
Elle ne put s'empêcher de rire.
— Gareth, qu'est-ce que c'est que ces questions ?
— Juste une, sérieuse.
— Mais est-ce que ces choses doivent s'analyser, comme ça, se mettre en mots ?
— C'est l'expression d'un sentiment. D'une conviction. Même si les actes comptent davantage, ils sont soutenus par l'intention.
Elle poussa un bref soupir. Elle ne s'en tirerait pas comme ça. Le vin était bon, sec et fruité, elle en reprit une gorgée.
— Le fait que tu refuses de répondre est une réponse en soi, poursuivit-il.
— Ce n'est pas si simple. Je ne veux pas te donner de faux espoirs. Ou à moi, d'ailleurs.
Il déposa ses couverts, se carra dans son siège. Plus de doute, il avait mis sa veste de psy.
— Mais encore ?
— J'ai toujours été une piètre amie, Gareth. Je ne le fais pas exprès, je ne le contrôle pas vraiment mais... je suppose que c'est lié à mon enfance...
— Va au but.
— Je pense que je suis trop égocentrée, voilà. J'ai toujours fait passer mes objectifs avant le reste. Particulièrement avant les gens. Je ne sais pas si j'ai en moi de changer. Je fonctionne comme ça depuis vingt ans. Je ne sais pas à quel point c'est conscient mais... tôt ou tard, je trouve les gens... les relations que j'ai avec eux... encombrantes. Parce qu'elles me freinent dans mon travail. Provoquent des complications. Particulièrement avec le boulot que... je fais.
Il devait pouvoir comprendre... ou peut-être pas. Son rôle dans la Société était intimement lié au bien-être des individus par delà leur travail. Il ne dit rien, gardant son air concentré, et remonta ses fichues lunettes.
— Encore récemment, à New Tren, j'ai sympathisé avec quelqu'un... quelqu'un qui n'avait rien à voir avec le travail, quelqu'un que j'avais croisé par hasard, un soir... nous avons bavardé, il y avait une dynamique... compliquée, mais quand même...
— Compliquée ?
— C'était un prêtre catholique.
— Ah oui. Compliquée, je vois.
— Ne te fais pas de fausses idées. Bref, quand les choses se sont envenimées... professionnellement... ils s'en sont pris à lui. Il n'avait aucune notion de ce qui se tramait, et aucune défense... et moi-même, je n'ai pas mesuré que je l'exposais à un danger, avant qu'il ne soit trop tard. J'ai essayé de l'en dépêtrer, mais j'ai échoué. Par ma faute, il a souffert... et sa vie en a été radicalement altérée...
Elle prit une profonde inspiration.
— Et le pire, c'est que je l'ai laissé tomber. Je me suis complètement retirée de sa vie. J'ai pensé que c'était le mieux à faire. Ou que c'était nécessaire. Ou bien ça m'était égal. Je n'en suis pas complètement sûre. Peut-être les trois en même temps. Et puis l'année passée... J'ai eu besoin de lui. Pendant l'affaire de Fernbridge. Il m'a aidée mais il m'a aussi exprimé combien il était furieux et qu'il ne voulait plus jamais entendre parler de moi. Et je le mérite, je suppose. C'est juste que... je ne suis pas sûre que j'agirais autrement aujourd'hui. Je suis à peine armée pour faire face à mes propres difficultés, alors les siennes...
— C'est sans doute le fond du problème, faire face à tes propres démons.
Démons ? Il avait de ces mots ! Elle s'en voulut brusquement de lui avoir raconté tout ça. Elle ne voulait pas qu'il devienne son thérapeute, même si c'était son boulot. Pas ici, dans un restaurant bien au chaud. Ce n'était pas juste. Déontologiquement. Humainement.
— Gareth, je ne veux pas que tu sois mon psy. Je veux que tu m'emmènes camper, lâcha-t-elle.
Il sourit.
— C'est une meilleure réponse. Je vais m'en satisfaire. Et tu vois Tara demain, de toute façon.
La serveuse vint les débarrasser et il conserva son sourire, énigmatique et doux, pendant tout le temps où la jeune femme se mut entre eux. Quand elle se fut esquivée, il changea d'expression, redevenant plus neutre.
— Ça va, la voiture ?
Laura rit doucement et embraya sur le nouveau sujet.
La chambre de la petite maison était dotée d'un lit double, d'une penderie beaucoup trop grande, d'un bureau déjà encombré et d'une table de chevet avec son habituelle lampe à abat-jour. Si Gareth lui avait procuré une literie de secours, il n'avait pas été jusqu'à s'occuper de la déco. Face aux murs encore blancs, Laura avait réalisé qu'elle n'avait aucune idée de ce qu'elle voulait y afficher. Un attrape-rêve, peut-être. Des mantras pour garder les esprits malins au dehors. Ou alors des photos de paysages anonymes, comme dans une chambre d'hôtel.
Couchée, fixant les ténèbres au-dessus d'elle, dans les replis confortables de la couette en duvet d'oie, elle sourit de n'avoir pas d'idées, pas de goûts à proprement parler, une envie de rien. Elle était même surprise de ne pas avoir eu envie que Gareth la raccompagne à l'intérieur pour une dernière tasse de thé. C'était une nouveauté, le signe, peut-être, qu'elle voulait prendre les choses petit à petit, loin des étreintes rapidement négociées des dernières années. Mais il parlait d'être amis. Est-ce qu'elle avait manqué le sous-texte ? Il fallait qu'elle se fasse une raison : elle n'était pas capable de le lire. Il était encore en instance de divorce, à régler des papiers, à gérer ses émotions, tout cela était prématuré.
Mais c'était la faute de Jonathan. Elle se sentait oppressée, emprisonnée dans une sorte de carcan glacial, privée, encore et toujours, de contact.
Il n'était pas revenu depuis qu'elle l'avait chassé dans la voiture, plus tôt. Elle ne s'inquiétait pas. Il choisirait le moment qui lui convenait pour se montrer. Avec un peu de chance, il ne mentionnerait pas les causes de son congédiement, ce qui éviterait de nouveaux orages.
De Jonathan, elle songea évidemment à Alan, ce qui lui arracha un gémissement de mauvaise humeur : c'était la pire chose à faire avant de dormir. Se retournant sur le ventre, elle enfouit son visage dans son oreiller, puis le souleva et se le mit sur la tête. Technique sans efficacité mais reflet de sa frustration. Comme elle se méfiait des pilules, même celles aux herbes, elle finit par rallumer la lumière et jeta son dévolu sur les Annales de la Société Nationale de Médecine Légale, le numéro de septembre. Il y avait un article sur les effets de l'anoxie sur les reins, une lecture potentiellement passionnante, un narcotique de première qualité.
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