4. Passé, présent, futur (1/3)
Deux jours plus tard, le mercredi 6 novembre, Laura autopsia son premier cadavre brun. Il devait l'être car elle n'avait croisé aucun étranger depuis son arrivée. Même les restaurants aux menus exotiques semblaient tenus par des Bruns. Évidemment, on ne pouvait pas toujours deviner d'où venait quelqu'un juste aux traits de son visage, mais Laura n'avait croisé aucune personne à la peau sombre depuis qu'elle avait mis les pieds à Bryne. Elle-même aurait pu passer pour quelqu'un du cru mais se trahissait dès qu'elle ouvrait la bouche : il lui manquait l'accent. Et de toute façon, les gens semblaient tous se connaître. Une illusion, sûrement, mais tenace jusqu'ici.
En réalité, étendu sur la table, mort, un Brun valait bien un natif de Murmay, un Trenan ou un Saffron. Ils étaient tous pareils à l'intérieur et mouraient des mêmes causes, avec des variations statistiques. Selon les dernières études épidémiologiques, les Bruns trépassaient surtout à cause de suicides et d'accidents sous l'influence de l'alcool, routiers et autres. Il y avait peu de meurtres comparé aux autres grandes villes, moins de cancers et de noyades, plus de crises cardiaques et d'intoxications au CO. Laura avait potassé quelques articles avant de venir, histoire d'être au point en matière de chiffres, même si elle n'était pas du genre à poser un diagnostic sur base de probabilités.
Evidemment, quand le quidam s'était tiré une balle en travers du lobe frontal, c'était difficile de contester les faits et de se montrer très créatif. Elle effectua cependant son travail dans les détails, pesées, mesures et examen minutieux du corps, histoire de s'assurer qu'il ne s'agissait pas là d'une mise en scène élaborée. Mais d'après les quelques informations à sa disposition, la victime était en instance de divorce, venait de perdre son travail et était retournée vivre chez ses parents depuis peu. Le faisceau de preuves était plutôt dense.
Petite et moderne, la morgue de Bryne était presque aussi douillette que les maisons en bois qui bordaient les rues. On l'avait installée dans les sous-sols de la caserne des pompiers, entre l'hôpital et le commissariat central. L'existence de corridors souterrains entre les trois institutions permettait de passer de l'une à l'autre sans affronter le gel, un confort dont Laura se réjouissait d'avance. L'hôpital lui-même disposait en réalité de sa propre morgue, où travaillait son unique homologue brun, et cause principale de son déménagement.
A bientôt 68 ans, le docteur Declan Penrod avait décidé de réduire son temps de travail. Il avait jusque là géré toutes les autopsies de Bryne, d'où qu'elles émanent, mais il commençait à fatiguer et, chose incompréhensible pour Laura, il avait décidé de continuer à l'hôpital et d'abandonner les affaires criminelles.
Sans l'avoir jamais rencontré en personne, elle le connaissait de réputation, principalement par articles interposés. Spécialiste des arrêts cardiaques en situation de choc émotionnel, il vouait une véritable passion à cette thématique, qu'il avait étudiée sur le plan médical mais aussi par le biais de la culture populaire, de la littérature et même du droit.
On le surnommait « le roi de cœur », selon David Moliarey, son patron de la morgue de Murmay, qui l'avait fréquenté dans sa jeunesse. Par le même biais, Laura avait appris que c'était un skieur hors pair, ainsi qu'un chasseur — comme de nombreux Bruns — et qu'il avait trois filles. David se souvenait d'elles, blondes et débordantes d'énergie, piaillant comme de jeunes mésanges autour de leur père, mais elles avaient dû prendre plus de trente ans depuis et quitter le nid. Laura n'avait de toute façon nulle intention de s'immiscer dans le cercle de son aîné.
Un léger tremblement fit soudain frissonner la lumière et la légiste s'immobilisa une seconde pour observer le plafond. Départ d'un camion, il ne fallait pas s'inquiéter.
Elle avait été accueillie, la veille, par la patronne de la criminalistique. Comme à New Tren, un an plus tôt, Laura avait fait le tour des lieux, des différents services, avait serré des mains et tenté de mémoriser des noms. Les gens paraissaient, globalement, plus chaleureux qu'à New Tren, mais plus surpris aussi, et elle savait que les natifs de Bryne avaient la réputation d'être joviaux en surface mais réservés dans le fond. En d'autres temps, elle ne s'en serait pas inquiétée outre mesure, mais si elle avait l'intention de rester à Bryne, il lui faudrait percer ces remparts. Ce n'était pas sa spécialité.
D'autant qu'elle serait plus solitaire que jamais : même pas d'assistant pour lire par-dessus son épaule. Elle comptait remédier à la chose, si possible : si on n'enseignait pas la médecine légale à l'université de Bryne, rien ne l'empêchait d'aller recruter loin dans le sud, en espérant qu'un aventurier se présente pour l'épauler. Pour autant qu'injecter du sang étranger dans la morgue nordique ne soit pas perçu comme un bouleversement scandaleux de leurs habitudes, à proscrire pour ne brusquer personne. Elle aviserait en temps utiles.
Le silence revint dans la morgue sans que le plafond ne se soit effondré. Laura empaqueta ses derniers échantillons puis les glissa dans la cartouche de transport pneumatique et les envoya vers les étages. Elle rangea ensuite son invité malheureux dans son tiroir privé, se débarrassa de son attirail et retourna dans le petit bureau attenant pour y prendre ses marques. Le système informatique paraissait assez intuitif et elle disposait d'un manuel plutôt bien fichu, aussi s'attela-t-elle à le décrypter.
Elle entendit la porte qui menait à l'étage s'ouvrir, puis claquer, et un homme s'encadra bientôt dans son champ de vision. Agé d'une cinquantaine d'années, très mince, les yeux très clairs, il portait une chemise à carreaux rembourrée sur un pantalon de travail aux poches alourdies. Munis de deux mugs en porcelaine, il se dirigea vers Laura.
— Je peux m'asseoir ? demanda-t-il, avec cet accent brun qui déformait les mots.
— Je vous en prie.
Il déposa les tasses sur le bureau et Laura constata que si l'une contenait le café espéré, l'autre était pleine de thé. Sans hésiter, l'inconnu poussa le café vers elle. Soulagement.
— Je ne savais pas ce que vous prendriez, alors j'ai tout apporté.
Il vida ses poches et lui proposa deux morceaux de sucre emballés, des carrés de stévia dans une serviette en papier, une petite bouteille de lait en verre et deux godets de crème jetables en aluminium. Laura sourit, touchée par l'intention.
— Merci.
Le nouveau venu lui tendit la main et elle la serra.
— Je suis Rhys Llewellyn. L'inspecteur principal du département criminel. C'est moi que vous aurez le plus souvent dans vos pattes.
— Enchantée.
— Moi de même. Je dois dire que je suis ravi d'accueillir quelqu'un qui va à nouveau pouvoir se déplacer sur les scènes de crime. Declan est un pro, rien à dire, mais ça devenait un peu gênant.
— Je pensais que c'était un sportif hors pair.
— Etait, vous avez utilisé le bon temps. Ces dernières années, son dos le fait souffrir. Avec le froid, l'humidité parfois... C'était le blizzard. Mais vous êtes là. Evidemment, il va falloir que vous vous acclimatiez à la température, vous aussi, mais vous êtes jeune, vous vous en sortirez. Rien de tel qu'un premier hiver à Bryne pour se lancer. C'est comme attaquer la piste quand on ne sait pas skier. Soit on survit, soit on se rompt la nuque.
Il prit une lampée de son thé tandis que Laura versait un peu de crème dans son café, plus pour faire honneur à son visiteur que par réel goût.
— J'espère que je développerai la résistance qu'il faut.
— J'ai foi, dit l'inspecteur. Bon. Si vous avez besoin de quelque chose, mon bureau est au premier, dans l'aile verte. On vous a montré comment accéder au commissariat ?
— Oui. Et puis c'est joliment fléché.
— Kurtta, je ne vous dis pas ce que ça a coûté, ce fléchage moderne, ça vous ferait tomber de votre chaise. Mais bref, oui. J'imagine que c'est utile une fois tous les dix ans.
Il secoua la tête, manifestement peu convaincu.
— Vous pouvez me joindre au téléphone, bien sûr. Par contre, les emails, c'est pas mon truc, mais je me sers de la messagerie interne pour le transfert de données. Si je ne suis pas là, appelez Iwan. 2424. Evitez Cerys. Elle est gentille mais elle a une mémoire d'écureuil depuis que son fils a joué les tournesols. Pas que je lui en veuille, mais bon, faut faire tourner la conserverie même quand les poissons mordent pas.
Il poussa un bref soupir.
— Bon, je vais vous laisser. Vous savez où me trouver, je sais où vous trouver, on est au chaud. Bienvenue à Bryne.
Sur un sourire, il se leva, rempocha ce dont Laura n'avait pas eu l'usage, gagna la porte et disparut.
Pendant une minute, après son départ, Laura se sentit vaguement vide.
Pour la première fois depuis le début de sa carrière, elle était déracinée sans but précis. Autrefois, elle aurait assimilé toutes ces informations, les noms, les fonctions, les ragots, triant ce qui était utile, critique, accessoire, à la lumière de ses objectifs. Mais cette fois, elle n'en avait pas, sinon celui de s'installer.
Bien sûr, elle avait un travail à effectuer pour la Société, mais ça n'avait rien d'une réelle mission à remplir, juste une tâche monotone d'analyse d'archives, de quoi l'occuper pendant sa thérapie et la convalescence associée.
De quoi devait-elle guérir, dans le fond ? D'un ou deux deuils et de la réalité.
Elle ne savait même pas comment elle allait manoeuvrer avec cette fameuse Tara, que Gareth semblait tant respecter.
Une chose après l'autre.
En d'autres temps, elle aurait envoyé un petit texto à Duncan pour rire des expression du cru – mémoire d'écureuil, tournesols et conserverie – et décompresser. C'était hors de question.
Encodage de données, se rappela-t-elle. Rapport à terminer.
Cela n'occupait pas parfaitement l'esprit, mais c'était déjà quelque chose.
À midi, le docteur Penrod passa jeter un œil sur sa remplaçante. Laura ne l'avait vu que sur quelques photos, et il lui fit l'impression d'un médecin à l'ancienne, bien mis, avec des tournures de phrases qu'on aurait dit sorties d'un livre, sous la rocaille de sa prononciation brune. Elle l'admira d'avoir la vivacité d'esprit de les pondre dans le flux de la conversation. Il était reconnaissant, curieux, éluda les causes anatomiques de sa réduction d'activité, demanda des nouvelles de l'un ou l'autre fossile de la légale murmaysienne que Laura n'avait plus vu depuis des lustres. Elle donna le change, se montra humble et enthousiaste, mais se félicita de son départ. Peu de chance qu'ils aillent skier ensemble, quel que soit l'état de ses vertèbres.
Un peu après l'ancien, trois criminalistes vinrent la débaucher pour qu'elle mange en bonne compagnie à la cafétéria. Tous trois étaient des biologistes, deux garçons pour une fille, plus jeunes qu'elle, à la fois chaleureux et détachés. Après les questions d'usage, les recommandations culinaires dans la file du self et les courtes présentations qu'on aurait dites repiquées d'un site de rencontres, ils en revinrent à leurs conversations ordinaires, sur les championnats locaux de patinage de vitesse. Ils essayèrent de convaincre Laura qu'elle serait bientôt une fanatique de la discipline mais elle demeura sceptique.
Elle regagna sa morgue assez rapidement pour reprendre son écolage informatique. Elle fit des pauses en ouvrant les armoires pour inventorier le matériel, tester la douche (un passage obligé), réorganiser son trousseau de clés, commander des dosettes adéquates pour la machine à café et rectifier la taille de son tablier avec la lingerie. Partout, les gens se montrèrent aimables et rapides, même le technicien qui vint purger son radiateur chantant. Elle ne sut pas si c'était l'ordinaire ou s'ils faisaient un effort pour elle. L'un dans l'autre, c'était appréciable.
En fin de journée, alors qu'il faisait déjà nuit depuis presque deux heures — pas que cela soit très visible depuis les sous-sols – elle quitta les lieux plus apaisée. Il suffirait de prendre les choses l'une après l'autre et elle s'adapterait.
Elle y était toujours parvenue, après tout.
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