3. Dépaysement (3/3)
Laura et Gareth franchirent un premier sas de portes automatiques, puis se dirigèrent vers un comptoir derrière lequel une réceptionniste souriante les attendait. Ils ne l'atteignirent jamais : à l'ouverture d'un second sas, Gareth entraîna tout de suite Laura dans un étroit couloir sur la gauche, qu'elle n'avait pas vu en arrivant. Son compagnon nota sa surprise et en parut ravi.
— C'est de la reconnaissance faciale. Le pan de mur ne se dérobe que si les caméras ont reconnu un agent. Sinon, tu arrives simplement au laboratoire.
— Vous faites vraiment des analyses ?
— Oui. Une partie nous sont commandées par la Société elle-même, mais on conserve une petite pratique de couverture, pour des médecins du coin, quelques vétérinaires... pas la morgue ni l'hôpital, en revanche.
Le couloir s'incurva vers la droite puis déboucha dans une nouvelle salle d'accueil. Cette fois, derrière le bureau, se trouvait une femme plus âgée, aux cheveux blonds ou peut-être blancs, qui accueillit Gareth d'un sourire, puis d'une embrassade maladroite par dessus sa table de travail.
— Je suis contente de te voir, tu as l'air en forme, dit-elle avant de se tourner vers Laura. Et vous devez être la nouvelle recrue, Laura Woodward, le médecin légiste ?
— C'est bien moi, répondit Laura, un peu décontenancée.
— Je te présente Niamh, qui s'occupe de l'accueil. C'est une mine d'or en matière de renseignements internes. Si tu cherches quelque chose... ou quelqu'un... elle pourra toujours te le trouver.
— J'ai des yeux partout, rétorqua Niamh en tapotant l'écran d'un de ses moniteurs.
— Et une mémoire de baleine, ajouta Gareth.
Laura faillit le corriger, puis devina que la baleine était l'éléphant brun.
Ne joue pas les blasées de la capitale, se répéta-t-elle, tout en serrant la main de la réceptionniste.
Elle lui donnait cinquante ans, peut-être un peu moins. Ces étonnants cheveux étaient troublants.
— Si vous voulez bien vous asseoir un moment sur le tabouret, juste là, je vais faire votre badge, et puis le scan pour la gestion des accès. C'est sans douleur.
Laura passa les mains sur ses joues rougies puis haussa les épaules – elle n'était jamais photogénique, quoi qu'elle tente, de toute façon – et alla s'installer. Le tout ne prit que quelques minutes, après quoi ils se débarrassèrent de leurs manteaux au vestiaire, puis montèrent dans un ascenseur. Laura examina son nouveau badge tandis qu'ils grimpaient vers le troisième.
— Mauvais profil ? demanda Gareth.
— Non. C'est juste... C'est la première fois que je change de badge. Enfin... J'ai perdu l'autre, deux fois, et il a fallu le remplacer mais... Il était toujours marqué la même chose. Ici... Secteur Bryne. C'est bizarre, c'est tout.
Elle releva les yeux, croisa son regard compatissant, se détourna aussitôt, mortifiée.
— Gareth, tu te souviens de ce que je t'ai dit. Sur les conditions. Même si je ne descends pas sur le terrain, je ne peux pas y déroger. Lafferty a parlé à Codden, je le sais.
— Ne t'inquiète pas. Je te présenterai à Tara plus tard dans la semaine. Mais tu ne voulais pas aller chez le psy dès le premier jour, si ?
— Non. Bien sûr que non.
Elle relâcha sa respiration.
— Tu lui as parlé de moi ?
— Certainement pas, Laura.
Elle acquiesça, rempocha le badge, et les portes s'ouvrirent.
Ils débouchèrent sur un vaste open space, constellé de bureaux et d'ordinateurs, séparés par des cloisons. Il ne semblait pas y avoir de claire organisation et Laura ouvrit des yeux stupéfaits. Seuls un tiers des espaces de travail étaient occupés mais il régnait un bruit de fond de touches frappées et de conversations feutrées qui l'aurait rendue folle. Elle croisa les doigts pour que la morgue lui ait réservé un bureau rien qu'à elle. Plusieurs personnes adressèrent un signe à Gareth, auquel il répondit, mais personne ne se leva tandis qu'il guidait Laura vers l'un des bureaux latéraux. Il était l'heure de faire connaissance avec Ioan Codden, le patron local.
Ils ne s'attardèrent pas. Codden était un petit homme nerveux, enthousiaste, qui donna le tournis à la jeune femme en moins de dix minutes d'entretien, en même temps qu'une bonne impression. Il était ravi de l'avoir avec eux, lui souhaitait une bonne installation, puis il dut prendre un coup de fil urgent et Gareth et Laura regagnèrent la salle principale.
Certains en profitèrent pour venir se présenter — Marten, juriste, toujours disponible en cas de soucis légaux ; Arthus, qui était flic et instructeur de tir ; Bronwen, spécialiste des cultes bruns — avant que Gareth n'exfiltre la nouvelle venue vers le service technique. Laura s'y vit remettre un téléphone portable de fonction, mais pas d'arme. Elle ne protesta pas, malgré la fureur qui lui rongeait le ventre. Il ne tenait qu'à elle de faire patte blanche, rapidement, pour récupérer la totalité de ses droits.
Quand ils abordèrent la question de la voiture, Isolde, une petite femme ronde avec un rire communicatif, les entraîna au sous-sol pour qu'ils puissent admirer la flotte de la Société. Il y avait trois engins, dont un petit 4x4 jaune vif que Laura adopta sans peine. Il avait besoin d'une révision et ils convinrent qu'elle viendrait le chercher le lendemain.
L'affaire conclue, Gareth et Laura quittèrent les lieux pour regagner la ville. La nuit était sur le point d'enserrer la cité : mille lumières s'étaient allumées, partout autour d'eux, dans les devantures, derrière les fenêtres, dans les hauteurs des réverbères, sur des guirlandes qui surplombaient la rue. Laura faillit faire un commentaire sur la consommation d'énergie nécessaire à pareil sapin de Noël mais s'abstint. La lutte contre les ténèbres était instinctive, chez l'être humain, et elle en mesurait toute la pertinence, même si, dans le fond, les ténèbres n'avaient pas vraiment besoin d'obscurité pour se propager.
— Tu t'endors.
— Quoi ? Quoi, non !
Il avait raison. Toute à sa rêverie, elle avait commencé à glisser. La journée avait été longue, et à Murmay, elle serait dans son lit depuis plusieurs heures, déjà.
— Je vais te ramener. Tu as besoin de te poser. Nous ferons du shopping demain.
— Oui. Merci.
Il sourit, vira dans une rue voisine, une seconde, avant de s'immobiliser. Il l'avait installée vraiment tout près des locaux de la Société : elle pouvait aisément y aller à pied. Ils demeurèrent un instant dans la voiture, à observer la petite maison bleu gris plongée dans l'obscurité.
— Ça va détonner, la voiture, avec ta façade... commenta Gareth.
— Le jaune est ma couleur fétiche.
Autrefois.
— Tu veux que je vienne t'allumer un feu ?
Elle hésita, puis secoua la tête.
— Non. Ça ira. Tu as monté les radiateurs, tu te souviens ?
Il acquiesça.
— Il y a de quoi tenir quelques jours dans les armoires, le frigo...
— Ne t'inquiète pas, je survivrai. Merci encore... et à demain.
— A demain. Tu as mon numéro.
— Depuis un certain temps, Gareth.
— Bien sûr.
Elle sourit à son visage verdi par la lumière du tableau de bord, puis ouvrit la portière et se jeta dans la bise. Elle ne se laissa pas terrasser, gravit les quelques marches qui menaient à la porte, puis tenta de manipuler la clé avec ses doigts rougis. Les gants auraient rendu la manœuvre encore plus incertaine. La serrure tournait heureusement bien et elle entra, s'arrêtant juste une seconde pour faire un signe à Gareth avant de disparaître à l'intérieur.
Cinq pièces. Une salle principale, une cuisine, un bureau au rez de chaussée. Une chambre et la salle de bains sous le toit pentu. Meublées, déjà, parce que Laura n'avait pas le temps de s'en soucier. C'était une première location, un pied à terre, une tentative. Si Bryne l'acceptait, si elle survivait à Bryne, alors il serait temps de se poser d'autres questions. Elle était partie avec la ferme intention de ne pas se retourner et pourtant, dans cette maisonnette sombre, elle était déjà moins sûre d'elle. Normal. Mal du pays, premier soir. Elle avait l'habitude de ce désoeuvrement.
La petite maison qu'elle avait habitée pendant des années, dans la campagne murmaysienne, n'avait pas été moins sombre et moins vide. Il y avait eu un chat, puis deux avec l'arrivée du siamois miauleur, mais elle avait préféré ne pas les déraciner et les avait confiés à son voisin, Walter, ainsi que la gestion de la chaumière. Un gîte de vacances, voilà ce qu'ils avaient convenu d'en faire. Elle avait du mal à l'imaginer.
Autre maison, autre silence. Elle avait allumé la télévision, l'avait éteinte, et à présent elle écoutait le son des lieux, le craquement du plancher, le souffle du vent contre la façade et dans les arbres. Gareth avait eu raison : il faisait bon, le froid polaire était prisonnier au dehors, contraint à observer les âmes sans pouvoir les toucher.
Elle sourit à sa tasse de soupe instantanée, pelotonnée dans son divan, sous une couverture à motifs bleus et blancs.
Puis il y eut un courant d'air.
Elle relâcha sa respiration.
— Tu l'aimes bien.
Elle rit doucement, se tourna à demi. Dans l'arche arrondie qui séparait la salle de séjour de la cuisine se trouvait Jonathan, bleu translucide, dans sa blouse de médecin. Il observait les lieux avec curiosité, sa tête se tournant à droite puis à gauche, détaillant les murs, le plafond, les meubles aux formes épurées, le tapis douillet.
— Qui ça ?
— Tu sais bien qui ça. Gareth.
— Et toi ?
— Je l'aime bien aussi.
— Alors tant mieux.
Elle n'avait pas espéré qu'il ne la suivrait pas. Elle savait qu'il serait là, il n'avait pas d'autre choix, et elle s'en voulait de lui imposer ça, c'est à dire tout, absolument tout, puisqu'il n'existait que parce qu'elle voulait qu'il existe. Ou avait besoin qu'il existe. La différence était ténue et ne changeait pas grand chose. Jonathan, lui, paraissait heureux d'être, même dans cet état. Chaque fois qu'elle avait parlé de se débarrasser de lui, au cours des dernières semaines, il en avait été scandalisé.
Heureusement qu'il n'était plus obsédé par son hôpital psychiatrique : il était désormais à des milliers de kilomètres. Mais il avait su quelles étaient ses intentions — elle ne les lui avait pas cachées, et il n'avait pas essayé de la dissuader de quitter Murmay.
— C'est un endroit très chargé, murmura-t-il enfin, le regard dans le vide, comme s'il observait quelque chose d'invisible.
— Chargé ?
— En énergie spirituelle. En âmes. En... ces choses que tu n'aimes pas particulièrement.
— J'ai appris à être nuancée, protesta-t-elle en prenant une lampée de sa soupe lyophilisée, de l'eau avec du sel, en somme.
Il s'approcha, s'assit prudemment sur le fauteuil voisin. Laura en voulait à ces choses inertes qui pouvaient le toucher sans mourir un peu. Son regard était toujours distant, elle devina qu'il voyait ou écoutait réellement des choses qu'elle ne pouvait percevoir.
— Quel genre d'énergie ? demanda-t-elle.
— Ancienne et un peu sauvage. Triste, aussi. Des gens sont morts à Bryne.
— Oui. Quelques épisodes peu reluisants de notre histoire se sont déroulés dans le coin... des batailles, ce genre de choses.
— C'est ça. Mais pas seulement.
Ses paupières papillonnèrent, son regard absent se posa sur elle et il sourit.
— Rien de grave, en tout cas, annonça-t-il avec entrain et Laura ne put s'empêcher de rire.
La réalité, c'était qu'elle n'était plus jamais vraiment seule, sans être complètement accompagnée. Elle resserra la couverture, se gorgea de la chaleur de la soupe entre ses doigts. Quand elle releva les yeux, Jonathan avait disparu. Il reviendrait dans une heure, un jour, une semaine, mais cela n'avait pas d'importance : il avait rempli son office, lui avait ramené le sourire, et elle n'espérait rien de mieux.
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