18. Rencontres sur le campus
Ouverte même le dimanche, la bibliothèque du campus de Bryne offrait un refuge chaleureux aux étudiants qui ne disposaient pas d'un espace suffisant pour travailler à domicile. En effet, contrairement aux établissements similaires du pays, l'université locale n'accueillait pas beaucoup d'élèves extérieurs et la plupart vivaient encore chez leurs parents, dans le confort d'une chambre de jeunesse. Les résidences, au nombre de quatre, abritaient moins de deux cent personnes, sur un total de six mille inscrits. La plupart de ceux qui y vivaient n'effectuaient qu'un bref passage, comme enseignant ou chercheur invité. Moins d'une centaine y passaient toute l'année.
Faussement tranquille, Laura se glissa entre deux étagères chargées de livres anciens, du genre que plus personne ne consulte, mais qu'on n'a pas encore osé jeter. Du droit, surtout, un peu de médecine légale dans un coin, des bouquins renfermant des gravures datées, des procédures obsolètes, destinés davantage aux historiens qu'aux praticiens contemporains. La jeune femme s'immobilisa à deux pas d'un autre curieux, tout aussi déplacé en ces lieux oubliés du troisième étage.
— Si nous devons travailler ensemble, il nous faut une couverture, annonça-t-elle sans le saluer. Nous ne pouvons pas juste nous rencontrer, l'air de rien, ici et là.
— Vous n'aimez pas les hommes jeunes ? répondit aussitôt Henry.
Elle leva les yeux au plafond.
— Bon, ce genre d'insinuations s'arrête maintenant. Tout de suite. Je ne suis pas intéressée.
L'expression du garçon se fronça, il porta une main à sa joue.
— À cause de ça ?
C'était traître. Il était défiguré. Elle ne pouvait pas se laisser attendrir.
— Ça n'a rien à voir. Je n'ai jamais été intéressée. Accessoirement, j'ai quinze ans de plus que toi.
— Et alors ?
Laura grimaça. Cherchait-il absolument à lui prouver qu'elle avait tort de lui donner une chance ?
— De surcroît, nous nous apprêtons à entamer une relation professionnelle où je serai ta supérieure, poursuivit-elle. En résumé : c'est hors de question. Hors de question comme couverture, hors de question dans je ne sais lequel de tes scénarios étranges. Tu veux gagner ma confiance ? Commence tout de suite.
Rabroué, l'étudiant croisa les bras dans un bref soupir et resta silencieux.
— Je vais chercher un assistant. Postule.
— Je ne suis pas médecin.
— Je sais. Mais ils ne me dégoteront pas de véritable assistant avant janvier. D'ici là, une petite main pour les aspects administratifs et le rangement me suffira amplement. Si tu as l'estomac pour.
— Je l'ai. Mais ça me laisse seulement un peu plus d'un mois !
— Ce qui est bien suffisant pour faire tes preuves, Henry.
— Et j'ai des examens.
— Nous avons tous des doubles-vies, c'est le moment de t'y habituer.
Il la dévisagea, son expression butée s'adoucit.
— Merci, docteur Woodward.
Elle lui adressa un sourire contrôlé puis se dirigea vers l'escalier.
— L'annonce sort demain. Ne tarde pas. Je te vois dans une semaine.
Il avait neigé pendant la nuit. Pas grand-chose, mais le gazon de l'université était couvert d'une fine couche blanche, et on avait salé les allées. Bien emmitouflée, Laura quitta la bibliothèque pour regagner le campus désert. Elle traversait l'esplanade qui menait au parking lorsqu'une voix la héla. Elle se retourna pour découvrir Gareth, presque hors d'haleine, dans son sillage.
— Je me disais bien que c'était toi.
Merde, songea Laura, tout en dissimulant sa contrariété.
Que faisait-il là un dimanche après-midi ? Elle n'avait aucune intention de le mettre dans la confidence concernant Henry.
— Tu cherches de la lecture ? ajouta-t-il en désignant la bibliothèque.
— Oui, sur les traditions de Bryne, répondit-elle avec aplomb. J'ai le bouquin qu'a écrit Penrod, mais je me demandais s'il y avait des textes plus génériques, pas seulement en lien direct avec la mort.
— Bryne pour les Nuls ?
Elle rit.
— À ce stade, c'est purement professionnel, j'ai l'intention de m'adapter naturellement. Mais même les habitudes les plus futiles peuvent modifier le corps.
— Ah, je vois ce que tu veux dire... Comme les pratiques alimentaires, certains loisirs... qui transforment la morphologie... ce genre de chose.
— Exactement.
— Rien trouvé ?
— Rien qui m'ait convaincue.
— Ça fait longtemps qu'ils n'investissent plus beaucoup dans le papier, malheureusement.
Du coin de l'oeil, Laura vit la porte de la bibliothèque s'ouvrir et Henry en sortir. S'il l'aperçut, il n'en montra rien, et quitta les lieux par un chemin différent, loin du conciliabule entre les deux agents. Une chance. Même si elle était plus ou moins persuadée que l'étudiant devinerait rapidement que Gareth appartenait lui aussi à la Société, s'il ne le savait pas déjà. À bien y réfléchir, les chances que le chef de la cellule locale mentionne son initiative de recrutement à d'autres agents du terroir paraissait également probable. Mais chaque chose en son temps.
— Tu es sur le campus un dimanche ? osa finalement la légiste.
— Oui, je vais chez les Frères du Bois avec l'inspecteur Llewellyn demain, je venais chercher mon lexique.
Il tapota sa mallette.
— Un peu la même chose que toi, en somme. Tentative d'infiltration en territoire étranger.
Il la gratifia d'un clin d'oeil qui la laissa interdite. Elle l'avait cru plus détendu que la veille, mais il était en réalité plus nerveux.
— Ils parlent une autre langue ? L'ancien brun ?
— Pas dans la vie de tous les jours, non. Mais c'est davantage au niveau de la manière de s'adresser les uns aux autres, les formules de politesse, les marques de respect... Ce genre de chose. On espère pouvoir parler à leurs chefs dès demain, et pour ça, il ne faut pas qu'on rate notre entrée...
— Ils sont... susceptibles, alors.
Il haussa les épaules.
— On peut voir ça comme ça. Ils se méfient, dirons-nous. De nos intentions. Par défaut.
— Llewellyn pourrait forcer le passage. Il est flic. Ils sont sous son autorité, quoi qu'ils se racontent.
Gareth lâcha un rire.
— Je te reconnais bien là. Défonçons les portes.
— Quoi ? Non, mais... je ne suis pas toujours pour la manière brute ! C'est juste que...
— La patience n'est pas ton fort. Je sais.
— Comment sais-tu ça, au juste ?
Il eut la décence de s'empourprer, leva des mains défensives.
— Tu te fies aux rumeurs me concernant ?
— Je les écoute. Puis je juge.
Carrément. Elle secoua la tête. Ils avaient atteint le parking, Gareth lui offrit son bras : de larges plaques de verglas émaillaient les travées entre les véhicules.
— L'idée n'est effectivement pas de les brusquer. Nous pourrions nous imposer, comme tu dis, mais... pourquoi prendre le risque que les choses dégénèrent ? À ce stade, nous ne leur reprochons rien et nous en obtiendrons beaucoup plus en les brossant dans le sens du poil.
Laura acquiesça, Gareth la guida vers sa petite voiture jaune. Il avait le pas plus sûr qu'elle, comme si la neige, la glace, n'avaient pas de prises sur ses semelles. Une autre compétence à acquérir. Elle s'en remit de plus en plus à son équilibre, à sa force, il ne sembla pas s'en émouvoir.
— Tu as passé une bonne soirée, hier ?
Tu m'as ignorée, traître.
— Oui, c'était sympa de rencontrer ta soeur.
Que voulait-il qu'elle dise d'autre, au juste ? Que c'était horrible ? Espérait-il qu'elle se plaigne de son indifférence ? Comme un signe qu'il lui avait manqué ?
Il pouvait oublier.
— Chouette.
Elle s'empêcha de rire.
— Bonne journée, alors, ajouta-t-il.
Elle acquiesça puis entreprit de contourner sa voiture en gardant un appui sur la carrosserie. Juste avant de s'engouffrer dans l'habitacle, elle ravala sa mauvaise humeur et se redressa pour le dévisager.
— Gareth, dis... Tu me raconteras, pour ta visite aux Frères du Bois ?
Il hocha la tête.
— Si tu veux...
— On pourrait manger ensemble demain soir ? poursuivit-elle. Je connais un resto sympa. Je t'invite.
La surprise naquit dans les prunelles du psychologue, puis il esquissa un sourire.
— Heu... D'accord. Je t'appelle quand je suis rentré en ville.
— Parfait. Bon dimanche !
Il recula et la gratifia un geste de la main, elle se félicita pour sa maîtrise. Il pouvait jouer les anguilles émotionnelles si cela lui chantait, tant qu'il la nourrissait d'autre chose. Elle n'avait pas l'intention de le lâcher.
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