16. Le retour de l'importun

Le vendredi soir, Laura quitta la morgue, à jour dans ses autopsies et dans ses dossiers, après avoir discuté d'overdose avec une des toxicologues pendant une petite heure. Elle gagnait sa voiture lorsque son téléphone sonna. Encombrée par ses gants épais, elle mit un certain temps à extirper l'engin de sa poche et plus encore à répondre. Elle avait eu le temps de lire le numéro, une suite de chiffres qui n'avait allumé en elle aucune étincelle de reconnaissance.

— Woodward, dit-elle mécaniquement.

— Laura, c'est Tristan. Tristan Conway, répondit joyeusement une voix masculine.

La surprise la laissa pétrifiée.

— Oh.

— J'espère que tu vas bien ! Je suis de passage à Bryne pour quelques jours, je me demandais si ça te dirait d'aller prendre un verre. En tout bien tout honneur.

Il y allait franchement et elle ravala sa stupéfaction.

— Ce soir ?

— Ce soir, oui. Si tu n'es pas trop fatiguée.

La dernière fois qu'elle avait été invitée de la sorte, elle s'était retrouvée dans le lit de Sam. Charmant, prévenant, subtil... et complètement démoniaque.

— Je tombe à un mauvais moment ?

Le garage glacial et désert de l'institut, avant la nuit noire.

— Non, non, pas du tout. C'est juste, heu... Tu me prends un peu au dépourvu.

— Tu avais d'autres plans, peut-être.

Voiture, maison silencieuse, repas préparé, inepties télévisées, dodo. Peut-être une conversation décousue avec un spectre avant la torpeur.

— Non, en fait. Un verre, volontiers. Je ne connais pas encore bien la ville, cela dit...

— Je peux passer te chercher. Tu habites où ça ?

Ah, Gareth lui avait donné son numéro de téléphone, mais pas son adresse. Qu'est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ? Est-ce que c'était Tristan qui lui avait demandé, et il avait dit oui ? C'était... déstabilisant.

— 26 rue des épinettes.

— D'ici une heure ?

— Une heure, parfait.

— A tout à l'heure !

Et il raccrocha. Elle demeura figée dans le froid glacial, regardant l'écran redevenu inerte de son téléphone. Il était 19h08. Elle n'avait pas vu le temps passer.


Laura eut le temps de prendre une douche, de se changer et d'avaler une tasse de soupe instantanée et trois biscottes avant que Tristan ne frappe à la porte. Ils ne laissèrent pas le temps au froid de s'engouffrer dans la maisonnette et Laura l'accompagna à pas rapides jusqu'à sa voiture – un autre 4x4, de taille plus modeste que celui de son frère, mais plus rustique, à l'image de son mode de vie – avant de s'enfoncer dans la nuit.

— Qu'est-ce qui me vaut le plaisir ? demanda Laura avec un peu d'ironie.

— Ravitaillement. On ne trouve pas tout ce qu'on veut, là où je campe. J'en profite pour passer voir mes parents. Mais ils se couchent avec les aigles. Tu les as rencontrés, déjà ?

— Heu, non.

Il eut un sourire entendu.

— Je pense que tu te méprends sur le statut de ma relation avec ton frère.

Tristan rit, une cascade généreuse, sans retenue.

— Non, je ne pense pas, répondit-il. Je crois qu'il est dans une telle ambivalence qu'il aurait pu te présenter nos parents. Ou effectivement pas. D'où la question.

Elle faillit lui demander ce qu'il entendait par ambivalence mais décida de s'abstenir. Tristan rangea son véhicule à quelques rues de là, devant un bar aux lumières criardes. Laura sourit en songeant que jamais Gareth n'aurait mis les pieds en pareil endroit.

— C'est moins malfamé que ça en a l'air, annonça Tristan en se penchant pour observer la façade au travers de la vitre.

— J'en ai vu d'autres, répondit Laura.

Quelques secondes plus tard, ils trouvaient refuge à l'intérieur. Il y faisait un peu sombre, bon, la musique allait moins fort qu'on aurait pu le craindre. Ils se choisirent un box libre – une merveille un vendredi soir – mais il était encore très tôt et que les hordes de noctambules arriveraient plus tard. Tristan commanda une bière, elle l'imita sans arrière pensée, se laissant conseiller une production du terroir.

— C'est gentil de passer voir tes parents, comme ça, reprit Laura une fois que la serveuse eut disparu.

— Je ne viens en ville qu'une fois par mois... Ce n'est pas grand chose. Mon père me reconnaît à peine, mais ça fait plaisir à ma mère, même si elle passe tout le temps que je suis là à m'engueuler.

— T'engueuler ?

— Mes choix de vie, blabla, le danger, blabla, ce genre de choses.

— Le danger de vivre hors de la ville ?

— Haha ! Non ! Le danger de piloter un hélicoptère par monts et par vaux, que souffle la tempête ou que tombe la neige. Elle n'a pas complètement tort : c'est, oui, plus dangereux que d'autres jobs. Mais je maîtrise. Evidemment, c'est impossible à appréhender pour quelqu'un qui ne pilote pas. Ça aura toujours l'air dangereux.

— Comme l'atterrissage à Bryne quand il vente.

— Ah, tu as été secouée alors ?

— Oui. Mais j'étais la seule à m'en inquiéter.

— Normal. Les gens qui font souvent le parcours s'habituent. Mais il y a peu de chance qu'on s'habitue à prendre un hélico dans le blizzard. Ma mère n'accepterait jamais de monter à bord, de toute façon. Elle l'a fait une seule fois, un beau jour bleu et paisible, et rien que ça, le boucan, les vibrations, ça l'a tuée.

Il sourit en haussant les épaules, et prit une lampée généreuse de sa bière.

— Mais ça ne me trouble plus. Je viens me montrer, indemne et joyeux, de temps en temps, elle récrimine, et puis je pense qu'elle est quand même contente de me voir. Les vieux, quoi. Je suppose que les tiens sont du même genre.

— Oh... Je n'ai plus de vieux depuis très très longtemps.

— Ah. Mes condoléances.

— C'est gentil mais... c'était il y a trop longtemps.

— Gamine ?

— Oui. J'ai été élevée par une tante. Elle est décédée il y a cinq ans, maintenant. Mais j'étais une gosse difficile : nous n'avions pas conservé de relations très positives.

Tristan acquiesça, l'air pensif.

— Ça explique la venue à Bryne, alors ?

— Quoi ça ?

— L'absence d'attaches ?

— Ça aide sûrement.

Il se carra dans son siège.

— S'intégrer chez les Bruns n'est pas facile. Il faut s'accrocher. Mais Gareth a l'air de penser que tu es une dure à cuire. Tu dois savoir qu'il y a sûrement des paris en cours, dans ton institut, sur le temps que tu tiendras avant de déguerpir.

— C'est engageant, tiens.

— Ce n'est pas malveillant, c'est juste... presque traditionnel, je suppose. Et ça ne veut pas dire qu'ils vont essayer d'influencer le résultat.

— Tu es bien optimiste.

— Ils ont parié des noisettes.

Laura rit à l'idée de ses collègues s'échangeant des fruits secs lors de son départ.

— Et ça se passe comment, alors ? demanda-t-il.

C'était le moment où elle pouvait être évasive, mentir et se protéger, ou lâcher des bribes... à un presque inconnu.

Ne te fais pas avoir, lui dit une petite voix dans sa tête.

En même temps, elle ne pouvait pas attirer tous les démons du monde.

— Ce n'est pas évident. Il fait noir et froid, et à part ton frère, je ne connais personne.

— Et je parie qu'il n'est pas aussi disponible que prévu.

— Je n'avais rien prévu. Nous nous sommes à peine côtoyés à Murmay. Il m'a beaucoup aidé pour trouver une maison, pour tous les aspects pratiques... Franchement, je n'en attendais pas plus.

— Il finira par reprendre ses marques. Il est passablement secoué, pour l'instant. Il ne va pas se remettre de son mariage en six mois.

Laura prit une gorgée de sa bière. Elle était rude, à l'image de l'endroit, mais elle avait une bonne descente.

— Tu connaissais bien Gwen ?

— Peut-être mieux que Gareth.

— Carrément !

— Si tu veux tout savoir, c'était ma copine avant d'être sa femme. Nous nous sommes séparés... sans fracas... et elle s'est mise avec mon frère.

Il secoua la tête, termina son verre. Laura était estomaquée.

— Je suis tombé des nues. Je veux dire... Gareth et moi, nous sommes très différents.

— J'ai vu.

— J'ai toujours été persuadé que ça capoterait. Je n'aurais jamais imaginé qu'ils tiendraient huit ans ! Heureusement qu'il n'y a pas de gamin, ça serait pathétique.

— Je trouvais qu'ils allaient plutôt bien ensemble. Ils avaient l'air de se serrer les coudes. Complices. Mais c'était peut-être en réaction à Murmay...

— Non. Ici aussi ils avaient ce côté sève de sapin. Honnêtement j'ai toujours trouvé ça théâtral. Je pense que Gareth aimait ça mais connaissant Gwen... C'était de la représentation. De l'esbroufe.

— Tu penses qu'elle essayait de te punir ?

— Non, de se convaincre qu'elle l'aimait. Qu'elle plaisait à Gareth, je le savais depuis longtemps, mais je ne me doutais pas qu'il allait passer à l'action aussi rapidement... Je n'ai pas eu le temps de le prévenir... et ensuite je ne me le serais jamais permis. Il ne l'aurait pas accepté, de toute façon. Il aurait dit que j'étais jaloux. Ce que je n'ai jamais été. Stupéfait, oui, mais pas jaloux.

Il fit signe à la serveuse qui leur apporta deux nouvelles bières. Laura réalisa qu'avec ses trois biscottes et sa soupe en sachet, elle prenait des risques.

— Maintenant, je me dis que j'aurais peut-être dû être désagréable et le prévenir que c'était un mauvais plan.

— Ils sont restés huit ans ensemble. Ce n'était pas un si mauvais plan, dit Laura avec philosophie.

Tristan acquiesça.

— Sans doute, oui. De toute façon, c'est trop tard. Il s'en remettra.

Il la dévisagea, soudain incisif.

— Mais, pour être honnête, je ne suis pas certain que tu sois un meilleur plan.

Cartes sur table. Elle faillit rire.

— Voilà que je reconnais la franchise brune.

— C'est elle qui m'a manqué, autrefois.

Elle croisa les bras et lui rendit son regard. Elle comprenait qu'il ne l'avait invitée que pour cette raison, la jauger et la mettre en garde.

— Je n'en suis pas certaine non plus, à vrai dire. Mais on n'est jamais vraiment certain de ce genre de choses, si ?

— Non, en effet.

Il la dévisagea par dessus son verre, se fendit d'un nouveau sourire.

— Mais un bon test se profile. Demain soir, c'est l'anniversaire de notre soeur, Maureen. Elle organise une petite fête chez elle. Je me demande s'il va t'inviter.

Laura lâcha un léger rire.

— Si c'est demain soir, tu ne crois pas qu'il l'aurait déjà fait ?

— Tu oublies son ambivalence. Et puis ce n'est pas comme si tu avais d'autres plans, si ?

— Si Gareth me prend comme acquise, il se fourre le doigt dans l'oeil !

— Qui oserait faire une chose pareille ?

Elle poussa un bref soupir. Il fallait qu'elle soit prudente. C'était le moment où un simple coup d'œil, une phrase de travers, pouvaient faire basculer la teneur de la soirée. Elle n'était pas certaine qu'elle avait une carte à jouer auprès de Gareth, mais coucher avec son frère était sûrement la dernière chose à faire.

***

Plus tard, couchée sur son lit, elle eut l'impression d'avoir le poids du monde entier sur le ventre. Assis à proximité, Jonathan comptait quelque chose d'invisible. Elle avait envie de lui raconter tout, ses états d'âme et ses tourments, et aussi cette lassitude profonde, et la venue de l'hiver qui lui donnait envie d'hiberner. Mais elle ne voulait infliger toutes ces platitudes à personne, même pas à un fantôme.

Pourtant, sans doute percevait-il qu'elle avait besoin de compagnie, car il restait dans les parages. Il l'attendait au rez-de-chaussée, quand elle était rentrée une heure plus tôt, puis était réapparu dans les étages, toujours pudique, évitant de se trouver en sa présence quand elle se changeait ou se brossait les dents.

La chose la faisait rire mais dans le même temps, elle ne savait pas comment elle réagirait si elle devait le trouver embusqué dans la salle de bain alors qu'elle se glissait sous la douche. Elle avait l'impression qu'il serait aveugle, et que ce serait encore plus douloureux que la distance irrémédiable qu'il y avait entre eux. Il ne posa aucune question, ne fit aucun commentaire, mais elle sentait qu'il savait quelque chose.

— Ça va, les esprits de Bryne ? demanda-t-elle finalement, comblant le silence par l'imprévu.

Il releva les yeux, surpris, puis eut un sourire calme.

— Oui. Il y a beaucoup d'énergie mais peu d'entités. C'est comme si le sol renfermait un pouvoir particulier... mais ça ne veut pas dire que nous sommes nombreux à nous y abreuver. C'est le potentiel qui existe... Il est encore plus fort en dehors de la ville... Là où tu t'es rendue... La terre entière... La forêt... exhalent un courant spirituel...

— Qui... provoque quoi ?

— Pour toi, rien. Moi... Il me rend plus fort. Fort pour quoi, je ne sais pas. Je n'ai pas vraiment essayé de savoir. Mais je le perçois, ce changement... J'imagine que je pourrais me poser la question mais je n'en ressens pas la nécessité.

— C'est sans doute la foi des gens.

— Leur foi ?

— Les gens, à Bryne, sont plus... spirituels, je suppose que ce n'est pas le bon mot. Mais ils croient davantage aux traditions, aux rituels, aux anciens esprits de la forêt. Toute cette ferveur... Cela doit te nourrir.

— Ils croient aux fantômes, murmura Jonathan.

— Voilà. C'est comme ça que ça marche pour Allan. Le fait d'avoir des croyants le maintient en vie.

— Mais le nombre de croyants fait sa force ?

— Leur nombre ou la force de leur foi, peut-être. Je n'en sais rien. Je n'ai jamais eu très envie de creuser ces choses avec lui... et je ne suis pas certaine qu'il le sache, en fait.

Jonathan acquiesça de son air concentré, cette expression qu'il avait si fréquemment sur le visage, quand il était vivant, qu'ils discutaient d'un cas, d'une affaire, dans les couloirs du palais de justice. Aujourd'hui, elle devinait ses traits imprécis dans la lumière bleue de son visage. Comme le reste de la chambre était plongé dans le noir, il agissait comme une veilleuse inquiétante, le même genre de lumière qu'aurait diffusé un aquarium. Sam avait eu un aquarium.

— Cela veut dire que je dois être plus prudent. Plus discret.

— Des gens te voyaient à Murmay.

— Oui, mais ils se pensaient fous. Ici, ils y croiront. Ce serait plus problématique.

— Indéniablement.

Elle ne voyait pas exactement en quoi, cela dit, mais intuitivement, il semblait mieux que Jonathan ne s'expose pas. Bryne avait peut-être ses croyants, mais aussi ses exorcistes.

— C'est donc à double tranchant : je me sens plein d'énergie mais dans le même temps, je dois surveiller mes arrières.

Il eut une petite grimace.

— Je pourrais me trouver un spirite. Aller agiter des tables, frapper aux murs, faire des prédictions d'une voix caverneuse en secouant les rideaux...

Il avait la voix caverneuse par défaut, mais elle n'imaginait pas le lui dire.

— Et tu raconterais quoi ? Je pensais que tu n'avais pas de contacts avec le réel au-delà.

— Non, mais je pourrais inventer.

— Inventer ? Toi ?

Il rit doucement, un petit son humide, ou brumeux.

— Plus sérieusement, je pense qu'en cet endroit, je pourrais peut-être toucher cette frontière... L'énergie spirituelle est tellement forte... Peut-être que c'est un point de contact... ou un endroit où je pourrais forcer le contact.

Laura frissonna et remonta les couvertures. Elle préférait le Jonathan qui se croyait humain, vivant, au Jonathan qui glissait peu à peu vers une existence totalement surnaturelle. En même temps, la métamorphose s'était enclenchée dès qu'il avait pris conscience de ce qu'il était, et elle ne pouvait pas l'enrayer. Il était, après tout, un fantôme.

— Ce n'est pas forcément une bonne idée, murmura-t-elle.

Elle savait qu'en cherchant, elle aurait pu dissiper tant de mystères. Ou peut-être pas. Elle avait la conviction qu'Allan lui-même n'avait plus une idée très claire de ce qui venait après. Il l'avait peut-être su et oublié, ou alors les choses avaient changé. Après tout, puisque les dieux naissent et meurent au fil de ce que croient les gens, pourquoi pas les paradis et les enfers ?

Les ténèbres tombèrent sur la chambre. Jonathan avait filé sans rien ajouter, emporté par son idée subite, sans mesurer le caractère cavalier de ces brusques disparitions. Pour Laura, c'était le rappel périodique qu'il n'avait pas la fiabilité d'un véritable ami. Mais Jonathan n'avait jamais été un homme de rituels, prévisible, et elle n'avait jamais compté sur lui pour rien, sinon pour les plaisirs d'une rencontre au gré du hasard. En cela, il n'avait pas changé.

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