15. Les Frères du Bois

Gareth l'appela en fin de journée, sans même faire l'effort d'avoir l'air un peu embarrassé pour son long silence. C'était sans doute plus sain et elle ne lui en tint nullement rigueur : elle n'avait pas cherché à le contacter, elle non plus.

Il lui proposa de venir souper, elle accepta son invitation, et elle parut sur le pas de sa porte, à l'heure dite, avec la bouteille de vin rituelle. Ils bavardèrent des derniers jours sans mentionner leur week-end mouvementé : Gareth préparait les examens de fin d'année, Laura mentionna quelques cadavres.

Elle avait craint que leurs échanges soient malaisés, mais en réalité, ils trouvèrent rapidement leurs marques, experts l'un et l'autre à refouler ce qui ne devait pas être mentionné. En son for intérieur, elle le trouva gonflé d'avoir parlé d'amitié quelques jours plus tôt, alors qu'il s'était dégagé comme un lièvre effrayé. Puis elle se morigéna : les gens étaient complexes, elle le savait. Trop complexes : elle les préférait morts. Un petit vent mélancolique souffla sur ses pensées : depuis que Jonathan la hantait, c'était encore plus vrai.

— Je suis juste surprise, reprit-elle, raccrochant à la conversation en cours. À Murmay, tenir le légiste informé du progrès de l'enquête, quand on est à ce point dans l'expectative, ça se fait.

Ils discutaient enfin de leur cadavre de la cabane. Laura s'étonnait du manque d'informations percolant depuis le commissariat.

— Mais tu n'es pas inspectrice... Ce n'est pas ton métier d'aller plus loin.

— J'ai quand même un certain nombre de blancs à remplir dans mon dossier. Même si ce n'est pas moi qui trouve les réponses. Ne fut-ce que l'identité du défunt, déjà.

— Ils ne savent pas encore, dit-il. C'est probablement quelqu'un qui vient de l'extérieur de la ville.

Elle croisa les bras.

— Donc, moi je ne sais rien, mais toi tu sais ça ? Comment ça se fait ?

Il pinça les lèvres.

— C'est une histoire compliquée. Personnelle. Que je ne devrais d'ailleurs pas te raconter.

Elle lui décocha une grimace scandalisée, il soupira en levant des mains défensives.

— L'inspecteur Llewellyn pense que la victime pourrait venir d'une communauté qui s'appelle Les Frères du Bois. Elle se trouve un peu au nord de chez mon frère. Je les ai... fréquentés, autrefois. Je suis un peu l'expert local de leur groupement, à Bryne. En réalité, Tristan les connaît bien mieux, et les gens qui vivent tout autour aussi, mais... je suis le seul à avoir produit un travail académique à leur sujet.

Laura fronça les sourcils.

— Quel est le rapport avec la psychologie du traumatisme ?

— Aucun. Ça date de mon diplôme en anthropologie. J'ai fait psycho et anthropo de front, quand j'étais à l'université. Trop de temps, je suppose. Je ne savais pas encore ce que j'allais choisir. J'ai écrit un mémoire dans chaque discipline. Et pour mon mémoire d'anthropologie, j'ai travaillé sur les Frères du Bois. J'ai vécu chez eux, sporadiquement, j'ai discuté, posé des questions, pris des notes et des photos... C'était il y a presque quinze ans, mais certains me connaissent encore. L'inspecteur Llewellyn a pensé que je ferais un bon intermédiaire.

— Ces Frères des Bois... c'est une secte ?

— Une sorte de secte, oui. Ils vivent un peu comme autrefois, dans le dépouillement, en accord avec la nature... De temps en temps, quand un jeune de Bryne décide de les rejoindre, ça fait beaucoup de bruit et des dents grincent un peu partout. C'est comme ça que je me suis intéressé à eux, à la base : le fiancé de ma sœur Maureen, Aeron, a tout plaqué pour intégrer la communauté. Personne, dans la famille, ne s'y attendait, surtout pas Maureen... J'ai pris sur moi d'aller voir. Je voulais comprendre. Mes parents étaient tout à fait contre : ils avaient peur que j'y reste. Tristan m'aurait bien accompagné pour leur casser la figure, lui... Maureen... Bah, Maureen s'en est remise, d'autant qu'elle préfère en réalité les femmes, et que ça a été le déclic pour se l'avouer. Mais Aeron... Il était tout sauf du genre traditionnel, retour à la nature et aux mythes bruns. Sa décision était stupéfiante. Or j'ai toujours détesté n'y rien comprendre. Je cherchais un sujet de mémoire, un des professeurs était prêt à m'encadrer...

— Ce n'était pas une démarche très scientifique...

— L'anthropologie embrasse cette ambivalence et n'imagine pas faire de nous des observateurs neutres. Je ne m'en suis pas caché, ni aux Frères d'ailleurs. Je pense que c'est mon honnêteté et leur besoin de redorer leur blason qui ont permis que mon séjour chez eux soit un succès. Et contrairement à ce que craignait ma mère, je ne suis pas resté. Je pense qu'ils ne l'auraient pas permis, de toute façon : s'ils m'avaient séduit, les choses auraient été encore plus compliquées pour eux ensuite. Ils ont pris leurs distances, ces derniers temps, pour éviter les frictions. Je ne sais pas s'ils recrutent plus d'un ou deux adeptes par an. Je dois avouer que j'ai un peu perdu le contact : ma vie a pris une tout autre direction.

— En quinze ans, Llewellyn n'a pas peur que les choses aient changé ?

— Non. Ils étaient attachés à un mode de vie très naturel, très peu... susceptible de variations. Après, je ne sais pas si leur cheffe est la même qu'avant, s'il y aura beaucoup de gens pour me reconnaître.

— Leur cheffe ?

— Une femme, oui. Désignée au cours d'une sorte de rituel.

— Tout ça semble... assez archaïque.

— Oui, et c'est ce qui rend notre intervention compliquée : ils ne sont pas du genre à faire appel à la police, même si l'un des leurs disparaît.

— Llewellyn pense que c'est aussi l'un des leurs qui l'a tué ?

— C'est une possibilité, mais j'en doute : nous avons retrouvé le corps en dehors de leur domaine.

— Vous craignez qu'ils puissent pouvoir se faire justice eux-mêmes ?

— Je n'en sais rien, Laura, comme je te le dis... Mon intervention est purement diplomatique. C'est un peuple chasseur, avec des traditions de luttes sacrées et de prouesses physiques, mais jamais tournées vers l'extérieur. S'il y a des tensions avec le commun des mortels, c'est à cause de ces gens qui partent les rejoindre dans la brousse et coupent tous les ponts avec leurs anciens amis et leur famille... L'hostilité vient plutôt de Bryne, pas de la communauté.

Elle acquiesça, humant son verre de vin. Elle avait l'impression que perdre un proche dans les griffes d'une secte aurait pu rendre certaines personnes capables de tout... mais peut-être pas d'une telle mutilation. C'était extrême. Mais cela retardait l'identification de la victime, ce qui restait l'hypothèse la plus logique à cette boucherie. Le brûler tout entier aurait été bien plus efficace. 

— Et maintenant, tu vas aller les voir, reprit-elle, consciente qu'elle était en train de dériver.

Gareth acquiesça.

— Oui. Avec Llewellyn, sans doute début de semaine prochaine, si j'arrive à me libérer. Je pense qu'il se fait un peu des illusions, s'il croit que je vais parvenir à débloquer quelque chose mais... je ne pouvais pas vraiment dire non. Et ça a du sens, je suppose... Je vais a minima essayer d'arrondir les angles et dissiper les malentendus.

— Je suis sûre que tu feras ça très bien.

Elle le pensait, tout en étant un peu jalouse qu'il ait la possibilité de suivre l'enquête de près, alors qu'elle en était réduite à quémander de l'information de seconde main. Mais c'était de bonne guerre et ce n'était qu'un cadavre... Elle n'aurait pas dû s'y intéresser tant. Il y en aurait d'autres et d'autres encore, comme hier et autrefois. Elle en avait déjà autopsié quatre autres depuis celui-là. L'attrait du mystère demeurait vif. Elle songea aux petits oiseaux dans le ventre de la victime, n'en dit rien : ils étaient à table, après tout, et elle doutait de la solidité de l'estomac de son interlocuteur.

Ils discutèrent encore un moment de la communauté sans plus faire référence au crime et Laura laissa Gareth lui raconter des anecdotes remontant à son séjour parmi eux, sur la chasse, la pêche et la cueillette, les rituels religieux et la danse, les chants, les contes et l'artisanat. La plupart des gens qui vivaient dans le groupe étaient relativement jeunes, tous étaient bruns, et ils vivaient dans une sorte d'harmonie animiste avec leur environnement.

À l'heure où la planète se déglinguait, Laura n'était pas surprise que certains optent pour cette possibilité, mais elle l'était davantage qu'il n'y ait pas plus de citadins frustrés parmi eux. Gareth lui expliqua que, contrairement à ce qu'on imaginait à l'extérieur, ils ne recrutaient pas n'importe qui. Il y avait eu, autrefois, un afflux de candidats potentiels, mais après une période d'essai, qu'ils appelaient « l'apprivoisement », ils décidaient ou pas d'accepter le nouveau venu dans leurs rangs.

Depuis quelques années, ils vivaient en quasi autarcie. Laura devinait, au ton de Gareth, qu'il était ravi d'aller faire un tour chez eux. Elle se demanda aussi si, après ses récentes déconvenues, il ne ferait pas une bonne recrue. Mais c'était la mauvaise langue en elle qui parlait : Gareth n'était pas du genre à tout plaquer et se faire moine. Ou plutôt il l'avait déjà fait en fuyant Murmay pour venir lécher ses plaies à l'abri de sa tanière brune, il n'avait pas besoin de reculer davantage.

— Je serais bien venue avec vous, ça a l'air intéressant, finit-elle par dire, en ne le pensant qu'à moitié.

— Ce n'est pas le moment idéal...

— Je sais bien. Je disais ça dans l'absolu.

Ils se séparèrent en bons termes, à une heure raisonnable, et Laura regagna ses pénates en roulant paisiblement dans les rues désertées. A nouveau, il lui sembla flairer les premiers flocons, mais le ciel demeura étoilé et muet. En traversant le court espace entre le trottoir et son porche, elle dérapa légèrement sur les marches : il gelait. Elle retrouva avec bonheur le confort de son intérieur et ne perdit pas de temps pour rejoindre sa couette. Elle attendit Jonathan pendant quelques minutes mais il ne se montra pas. Cela ne l'empêcha pas de dormir.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top