14. Un revenant très exigeant

À la nuit, Laura se réchauffa un plat préparé devant la télévision, lut un moment avant de dormir, puis regretta Murmay brièvement, en fixant le plafond noir. Elle n'était pas venue pour Gareth, pas du tout, même si le savoir là avait eu quelque chose de réconfortant. La morgue semblait étriquée, les Bruns distants. Gareth avait raison, dans le fond : il fallait qu'elle se trouve des occasions de socialiser... Ça n'avait jamais été son fort.

Le mardi, elle accompagna l'équipe criminalistique à l'extérieur pour récupérer un corps gelé dans un fossé hors de la ville, puis rédigea un courrier pour la direction de l'institut afin de justifier la demande d'un assistant à recruter à Murmay, Saffron ou New Tren, enfin elle autopsia son corps nouvellement arrivé, puis un second en fin de journée, avant de repousser tout le monde dans son tiroir. Mercredi succéda à mardi et mercredi à jeudi sans que rien n'ait changé. 

La toxicologie du corps sans tête s'était révélée sans particularités, tout comme le ratissage de la colline. Des empreintes de motoneige, de pneus, de semelles avaient été relevées ça et là sur les sentiers, on n'avait pas pu retrouver les lieux du crime, les canoës étaient dénués de toute trace suspecte. Laura sondait Llewellyn avec prudence, testait les limites de ce qu'il était prêt à lui livrer, nota qu'il se montrait généreux dans l'échange, mais peu désireux de venir spontanément vers elle. Elle s'efforça de brider sa curiosité pour ne pas se montrer d'emblée indiscrète. Un corps reste un corps, et il en viendrait d'autres.

De son côté, Gareth demeurait invisible. Peu encline à étrenner sa cuisinière, Laura musarda dans les rues glacées à la recherche d'un restaurant acceptable dans le quartier — qu'elle trouva, bien heureusement. On y servait une nourriture hybride, brune et pas brune à la fois, et cela lui sembla parfait. Après un premier repas, elle décida que ce serait son point de chute : il y avait même du wifi gratuit.

***

Le jeudi après-midi, Laura résumait les superstitions brunes sur des fiches en carton lorsque le téléphone sonna.

— Un étudiant pour vous, je peux l'envoyer ? lui annonça l'agente d'accueil du commissariat.

— Un étudiant ? s'étonna Laura.

Elle se carra dans son siège.

— Oui, bien sûr.

Elle n'avait envoyé sa demande de recrutement que deux jours plus tôt, impossible que les méandres de l'administration aient déjà rendu leur verdict et accompli un miracle. D'autant qu'il n'existait pas de formation de médecine légale à Bryne.

Laura leva les yeux au son de pas résonnant sur le lino. Un jeune homme en pull à motifs nordiques et pantalon de velours côtelé entra dans la pièce, la parka sur le bras. Laura le dévisagea et en resta bouche bée.

— Henry.

L'étudiant esquissa un sourire. La moitié gauche de son visage était recouverte d'un tissu cicatriciel froissé, comme si on avait posé du papier de riz sur sa joue, mais ses lèvres étaient intactes, son oeil vif. La brûlure disparaissait dans le col d'une chemise et ses cheveux, un peu plus longs qu'autrefois, dissimulaient son oreille, que Laura devinait mutilée. Bien sûr, à l'Hôpital des Grands Brûlés de Bryne, il avait pu profiter des meilleurs spécialistes, mais on ne pouvait tout effacer.

Elle ressentit une bouffée de culpabilité, puis de soulagement. Sans elle, il n'aurait pas survécu. À cause de lui, Helen était morte. Non. À cause de l'Ysbridial invoqué sur les cendres de Jason Byatt.

Privée de ses accès à la toile parallèle, Laura n'avait pas pu se renseigner sur les progrès d'Henry. L'incendie remontait à presque trois mois. Elle n'aurait jamais imaginé qu'il se soit encore trouvé à Bryne.

— Docteur Woodward, bonjour. Je peux m'asseoir ?

Elle acquiesça, trop surprise pour trouver quoi que ce soit à dire.

— J'ignorais... entama-t-elle.

— Vous saviez que j'ai été brûlé dans l'incendie, à Fernbridge, et Bryne dispose du meilleur centre de traitement du pays.

Ce n'était pas une question, elle décida de ne pas nier.

— C'était à la fin de l'été. Vous n'êtes pas d'ici.

— Non, reconnut-il. Mais j'ai manqué la rentrée, à Murmay, et l'université de Bryne offrait un cursus similaire, donc...

Il haussa les épaules.

— Je suis aussi bien ici qu'ailleurs.

La désinvolture dans ses paroles sonnait faux, tellement faux, que Laura faillit rire. Elle se retint. Elle percevait aussi la fêlure, dans sa voix, et elle ne voulait rien en savoir. Ce garçon avait toujours testé les limites, cherché à s'immiscer dans un endroit où il n'était pas le bienvenu, elle ne pouvait pas baisser sa garde parce qu'elle avait pitié.

Et pourtant il était, comme elle, déraciné à Bryne. Combien d'étudiants étrangers pouvait-il bien y avoir dans toute la ville ? Trois, dix ? Un seul ?

— Et j'ai pas mal de temps libre.

Il prit la chaise devant elle.

— Je voudrais travailler avec vous.

Laura écarquilla des yeux surpris, il la fixa sans ciller.

— Henry... Vous n'êtes pas étudiant en médecine. Si mes souvenirs sont bons... Votre formation était dans le droit, initialement.

— Criminologie, oui. Je ne parle pas de ce boulot-ci, je parle de l'autre.

— L'autre ?

— Je sais que vous appartenez à une agence. Je parie sur la Société.

Elle se permit un rire bref. Le culot de ce gamin ! Malgré le drame, il n'avait pas changé.

— Qu'est-ce qui te fait penser ça ?

Elle voulut rattraper le tutoiement, mais c'était trop tard.

— Vous saviez que j'étais sur la liste de protection de la police. Si vous n'étiez que médecin légiste, vous n'auriez pas dû le savoir.

— J'avais été avertie, en tant que professeur, que tu serais absent à mon examen.

Le sourire de l'étudiant s'élargit.

— Vous vous trouviez à Neffen l'année du scandale de la firme Tarpis. À Saffron lorsqu'on a pris l'Ecarteleur, vous avez même été enlevée et sauvée par une équipe d'intervention spéciale de la Société. Vous étiez à New Tren lorsque l'affaire du Dévoreur a explosé, avec l'accusation du légiste local, puis la révélation de son innocence. Vous avez aussi exercé dans les morgues de Byron, de Pont-Crevasse, de Fordham et de Turfa, sans répercussions évidentes, cela dit. Le professeur Landen, qui enseigne depuis toujours la médecine légale aux étudiants de criminologie, est parti en vacances pendant les cours d'été, cette année. Parti en vacances ! Le docteur Terrence, votre collègue direct, intervient généralement pour donner des cours de médecine légale aux étudiants de l'école de police et il se charge aussi des apprentis ambulanciers. On ne l'a même pas contacté. Est-ce que je dois-je continuer ? Je ne sais pas pourquoi vous êtes à Bryne, mais il y a fatalement une explication. Et ce n'est pas cette morgue. Pas seulement.

Ah misère, songea Laura.

Elle soupira, pensa nier, puis renonça. Henry avait fait ses devoirs, avec le zèle qu'elle lui connaissait.

— En imaginant que vous voyiez juste...

Il ne parut même pas satisfait, se contenta de croiser les bras, attentif.

— Vous pensez vraiment que c'est ainsi que s'effectue le recrutement ? Les gens intéressés frappent à la porte et s'imposent ? Vous ne croyez pas que... les méthodes sont un peu plus... contrôlées ?

— Parlez-leur de moi. Je peux faire ce métier. Je serais doué. Je sais réfléchir, observer, analyser. Je peux séduire quand nécessaire. Je termine mes études dans deux ans. Je ne veux pas devenir conseiller d'orientation dans une prison ou journaliste aux faits divers pour un site internet.

— Vous savez qu'un agent a un métier officiel. Surtout quand il débute.

— Je suis juriste, bientôt criminologue. Je peux exercer.

— Qu'en est-il de votre éthique, Henry ?

Elle le vit rougir, se morigéna d'avoir été aussi brutale. Il se carra dans sa chaise.

— Vous faites référence aux travaux que j'ai volés à Jason Byatt.

Il savait pourquoi il était sur cette liste, bien sûr. Il avait dû y réfléchir.

— Je pose la question dans l'absolu, tempéra-t-elle. Ce n'est pas quelque chose de trivial, dans ce métier.

Il secoua la tête, lèvres pincées, vexé. Quand il reprit la parole, sa voix s'était chargée d'une colère sourde, tout juste maîtrisée.

— J'étais la petite main de Jason. Son étudiant corvéable. Ceux qui ne signent rien mais font les trois-quarts du boulot. La plupart s'en contentent. C'est de rigueur, la règle du jeu. Le système se perpétue, on en profite chacun à notre tour. Mais Jason... il avait déjà décroché, quand j'ai bossé avec lui. Moi j'étais intéressé, lui il trouvait tout ça... ennuyeux, je suppose. Je sais qu'il était déprimé, il s'était fait lâcher par sa copine, et Zafscav se détournait vite de ceux dont il ne percevait plus la flamme. Moi j'étais conscient de son ambition, et je me sentais... comme lui. Que Jason ne puisse pas voir l'intérêt dans ce qu'il étudiait... Ça me choquait, voilà, je n'y peux rien. Ça me choquait. J'ai dû le porter au travers de cette étude. J'ai pris des initiatives, j'ai démarché moi-même certains des témoins... tout en sachant que ce boulot ne servirait qu'à sa thèse. Que j'aurais droit, au mieux, à une ligne de remerciements en note de bas de page, au même titre que la secrétaire et le relecteur.

Son ton vibrait, signe d'une frustration demeurée vive, qu'il n'avait sans doute jamais pu exprimer.

— J'ai bossé avec lui plus de six mois. J'ai dû supporter ses retards, sa négligence, sa bêtise, parfois. Je sais qu'il était malade. Bien sûr que je le savais. Mais je n'étais pas son ami, même pas son collègue. Qu'étais-je censé faire ?

— Henry, tu n'as pas besoin de te justifier.

— J'en ai besoin, si. Vous doutez de ma moralité.

Elle leva des mains apaisantes, il passa les siennes sur son visage, soulevant sa chevelure et révélant le moignon de son oreille. Un gant dissimulait sa main gauche, elle le vit grimacer de douleur, une tension furtive, ravalée.

— J'ai lu le dernier draft de l'article final. Il m'avait demandé d'aller le chercher dans la salle des imprimantes. Je savais qu'il ne me proposerait pas de le relire, alors je l'ai photocopié. C'était malhonnête, je le reconnais, mais...

Il secoua la tête.

— Quand je l'ai lu, docteur Woodward... Quand je l'ai lu !

Il serra les poings, les posa sur la table.

— Que tout mon boulot soit réduit à ça ! J'étais...

Il s'interrompit, un rictus sans joie anima ses lèvres.

— Je suis toujours, en fait. Choqué. Je l'ai pris comme une insulte personnelle. Un peu comme... un marmiton dans une grande cuisine, qui verrait le chef étoilé jeter sa préparation dans une poubelle, sans même l'avoir goûtée. Je suppose que partout, tout le temps, des gens vivent ces situations scandaleuses, quand on déchire un vêtement tout juste cousu, quand on piétine la fleur tout juste éclose, ou un sol fraîchement lavé... mais moi... j'ai mon âge, je suppose. Mon histoire. Alors j'ai été voir Zafscav et je me suis... lâché.

Un sourire revint, gêné, peut-être nostalgique.

— J'avais peut-être un peu bu, je l'admets. Mais c'était... je ne sais pas si vous pouvez comprendre. J'avais accepté que je n'étais qu'un petit engrenage, que ma contribution serait invisible... mais au moins, j'aurais contribué ! Mais pas à ça, ce n'était pas possible. Je n'ai pas pu. Il y avait moyen de tirer des choses sensationnelles, de toutes les infos qu'on avait rassemblées.

Il haussa les épaules.

— Et puis les choses se sont emballées. J'aurais dû le savoir, bien sûr, je connaissais Zafscav, c'était mon directeur de mémoire, après tout, et je suivais deux de ses séminaires. Je savais aussi qu'il m'avait à l'oeil. Mais voilà. Je ne me suis pas dit que j'allais torpiller Jason. Ce n'était pas mon intention. Je n'y ai pas songé. J'aurais pu. Je ne sais pas si j'aurais dû.

Il soupira, releva les yeux.

— Je ne me sens pas coupable, docteur Woodward. Je suis désolé. Je ne sais pas ce que ça dit sur ma moralité.

— Je suis désolée, Henry.

— Ne le soyez pas. Jason est mort, je suis toujours vivant.

Il prit une profonde inspiration, la relâcha.

— Je ne peux pas nier que je suis ambitieux. Que j'ai une opinion plutôt positive de mes capacités. Mais je suis aussi un acharné. Je travaille dur. Je suis fiable, efficace, je peux prendre des initiatives mais aussi garder ma place.

Elle leva un sourcil sceptique.

— Quand j'estime que c'est légitime.

— Voilà qui ne doit pas arriver souvent.

Il sourit dans une grimace, puis porta la main à sa joue froissée.

— Je sais que je ne peux plus prétendre à n'importe quel rôle, désormais. Mais je sais aussi qu'il y a des postes passionnants dans les coulisses. J'ai lu le bouquin de Steven Shanks. Et celui de Marissa Poliakov.

Un historien, une transfuge. De bons livres, cependant.

Laura relâcha sa respiration.

— Je n'ai jamais recommandé personne, je ne sais pas si ma voix a le moindre poids.

C'était dit, il sourit.

— Merci. Je ne vous demande rien d'autre.

Laura secoua la tête et lui poussa une des fiches vierges qui lui restait.

— Donne-moi tes coordonnées. Je te tiendrai au courant.

Il s'empressa d'y griffonner son numéro de téléphone.

— Comment ça se passe, l'installation à Bryne ? demanda-t-il soudain, plus léger.

— Je me débrouille.

— Si vous voulez, je peux vous donner un coup de main. Je connais des bonnes adresses...

Elle leva les yeux au ciel et tendit la main. Il lui remit le morceau de carton

— Je te tiendrai au courant, répéta-t-elle.

Il acquiesça vivement, l'expression malicieuse.

— Maintenant dehors.

Sur un clin d'oeil absolument déplacé, il s'esquiva dans le couloir.

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