13. Crime et dépouillement
Même selon les critères de Laura, le corps était particulièrement répugnant, mi-pourri, mi-rongé, privé de ses extrémités. Malgré le passage des charognards et le festin des vers, la légiste avait pu déterminer que l'ablation des mains, pieds et de la tête avait été effectuée post-mortem, tout comme le placement du corps, enchaîné à sa poutre.
L'équipe technique avait retrouvé un feu éteint à proximité de la cabane où se mêlaient cendres et fragments d'os. Ces derniers avaient manifestement été pulvérisés à l'aide d'un objet lourd, peut-être un marteau, une pierre ou une botte aux semelles ferrées. Les experts criminalistiques avaient prélevé un certain nombre de gros fragments, quelques dents, beaucoup d'humus.
Sans les résultats toxicologiques, il restait difficile de se prononcer avec certitude sur la cause du décès. Vu les éléments à disposition, Laura pariait sur une balle dans la tête. On n'avait retrouvé ni douille, ni flaque de sang, mais le meurtre avait pu avoir lieu à un tout autre endroit.
— Verdict ?
L'inspecteur Llewellyn tournait autour de la table sans émotion particulière, en vétéran concentré.
— Une hache, déclara Laura.
Il acquiesça.
— Classique.
Elle faillit rire, mais sans doute était-ce une des armes de prédilection des Bruns, vu leur environnement.
— Vous avez des problèmes de trafic, dans le coin ? Drogue ? demanda-t-elle.
Llewellyn secoua la tête.
— Non, pas vraiment. Le crime organisé est pratiquement inexistant.
Il releva les yeux et Laura se permit d'insister.
— La tête, les mains... On dirait qu'on n'a pas voulu qu'il puisse être identifié... mais les pieds ?
L'inspecteur esquissa un sourire.
— C'est pour ne pas qu'il puisse s'enfuir, expliqua-t-il.
— Il était mort, protesta la jeune femme.
— Mais c'est une superstition d'ici, compléta le policier. La preuve que l'assassin est brun.
Il haussa les épaules.
— Ce qui était prévisible, ne fut-ce que par le terrain. Mon équipe va encore ratisser la zone pendant quelques jours, mais à première vue, il a bien effacé ses traces.
Laura avait croisé les bras, stupéfaite.
— Attendez. Amputer un corps de ses pieds est une tradition brune ?
— Pour empêcher l'esprit du mort de suivre le coupable, oui.
Il se fendit d'un rictus ironique, elle écarquilla les yeux.
— Vous plaisantez.
— Non. Je pense que vous devriez trouver un bouquin là-dessus quelque part dans le bureau. C'est vrai que ça pourrait vous aider dans vos autopsies. Le docteur Penrod l'a écrit en collaboration avec deux anthropologues de l'université. Il reprend les signes à banaliser. Je ne m'attendais pas à ce que ça arrive si vite... Les traditions sont fortes mais se perdent, aussi.
— Il y a beaucoup de... particularités de ce genre ?
— Quelques-unes. Les suicidés écrivent souvent leur date de naissance et de mort sur leur poignet. La plupart des personnes âgées ont du sel dans les poches. Cette histoire de pieds. L'ongle du pouce droit rongé chez les gens qui prennent le volant par mauvais temps. Ce genre de trucs.
— Misère, mais il est où, ce bouquin ? s'exclama Laura.
Llewellyn rit joyeusement.
— Vous vous habituerez.
Il laissa une main flotter au-dessus du cadavre.
— Pour le reste, si je récapitule... Entre trente et trente-cinq ans, sexe masculin, blanc, blond.
— En excellente santé, poursuivit Laura. Tous les organes sont sains, la musculature développée. Quelqu'un qui pratiquait une activité physique régulière, mais sans dysmorphie. La seule chose étrange... C'est le contenu de l'estomac.
La légiste s'écarta pour gagner une table voisine, y prit un bac en plastique et le ramena vers l'inspecteur.
— Des petits oiseaux, murmura ce dernier, en usant de la pince à disposition pour déplacer les fragments.
— Semi-digérés, mais bien reconnaissables... Je ne sais pas si c'est aussi une tradition, du coup. Ils ne sont mêmes pas cuits, même pas plumés, à peine mâchés...
— Ça ne me dit rien. Peut-être était-il affamé ?
— Peut-être... mais il n'y a aucun signe de dénutrition, en tout cas.
Llewellyn afficha une moue dubitative.
— Je poserai la question à notre spécialiste du terroir brun. Une symbolique de la mésange, du pinson ? Il y a certainement quelque chose. Des qualités nutritives présumées ?
— Vu le timing, il a pu être forcé de les manger par son assassin. Il les a avalés très peu de temps avant de mourir. Une alternative est potentiellement la consommation d'un psychotrope qui l'aurait amené au délire ou à halluciner : drogue, champignon, baie... De ce que j'ai compris, les bois débordent de substances à éviter. La toxico devrait revenir demain matin.
Le policier soupira puis recula, Laura recouvrit le corps de son suaire.
— Je vais déjà essayer de lui rendre son identité, annonça Llewellyn. Pas de disparition déclarée, mais c'est peut-être un touriste. Il en vient de plus en plus et ils ne préviennent pas toujours les postes de sécurité avant de s'aventurer dans la broussaille. Ou alors quelqu'un d'une des communautés extérieures. C'est encore la saison de la cueillette et de la chasse, certains partent plusieurs semaines avant de rentrer.
— C'est un meurtre quand même particulièrement violent, remarqua Laura.
— Oui. Difficile de croire qu'il ne s'agit que d'un crime d'opportunité.
— Malgré l'affaire Flaherty ?
— Ah. Ifan vous en a parlé, je le devine. Flaherty a choisi chacune de ses victimes avec un soin particulier. Il les connaissait toutes, d'une manière ou d'une autre, même si ses raisons étaient absurdes. Si nous avons affaire à un dément, l'identité de la victime est d'autant plus critique.
Laura ne pouvait qu'en convenir.
— Vous pensez que c'est quelqu'un de l'université ?
Il la dévisagea, interdit.
— C'est sur leur terrain, non ? expliqua la légiste.
L'inspecteur acquiesça, sans émotion apparente.
— Ah. Oui. Mais la forêt n'appartient à personne, en réalité. On peut atteindre cette colline et ce lac par d'autres voies... non carrossables, mais ça n'arrête pas les gens du cru. Randonner, camper, survivre dans la nature, c'est dans le sang brun.
Un sourire lui colora les lèvres.
— Vous êtes inquiète pour le professeur Conway ?
— Quoi ? s'étonna Laura. Non. Pas du tout. Il n'est sûrement pas capable d'un truc pareil.
— J'ignorais que vous vous connaissiez.
C'était de bonne guerre, et autant couper court aux rumeurs qui devaient courir dans les couloirs depuis qu'on les avait dénichés ensemble au bord du lac.
— Nous nous sommes rencontrés à l'université, à Murmay, en fin d'été. Cours d'été en criminologie, nous étions tous deux enseignants. Nous avons sympathisé.
Ce n'était pas tout à fait vrai, mais parfaitement plausible.
— Ah. Murmay, murmura le policier avec une grimace. Je dois avouer que nous sommes heureux d'avoir récupéré Gareth. Il a des compétences rares... utiles... Une perte pour la capitale, mais un gain certain pour nous. C'est un bon gars, de surcroît.
Laura se contenta de hocher la tête, ne sachant pas très bien où il voulait en venir.
Gareth était resté morose pendant toute la route du retour, le visage complètement fermé, illisible, puis s'était excusé d'avoir été de si mauvaise compagnie, au moment de la déposer. Elle n'avait pas cherché à le rassurer complètement mais ne l'avait pas accablé non plus. Il lui restait manifestement un long chemin à faire et, vu les circonstances, elle n'était pas certaine de vouloir lui servir d'oreille compatissante. Qu'il débrouille d'abord ses humeurs, ensuite, ils aviseraient.
L'inspecteur Llewellyn s'esquiva en promettant de la tenir informée. Laura rangea le corps et envoya les derniers échantillons vers les étages, puis elle s'attela à la rédaction du rapport préliminaire, qu'elle laissa ouvert en l'attente des résultats des analyses.
Ensuite, comme il n'y avait aucun autre corps à traiter, elle dénicha le bouquin sur « La Mort dans la Culture Brune », prit le téléphone de garde et gagna les locaux de la Société.
***
En réalité, Gareth n'était pas la seule raison pour laquelle Laura avait opté pour Bryne, loin de là. Une fois décidée à quitter Murmay et son cortège de mauvais souvenirs, elle avait pris le temps de compulser les offres d'emploi de la Société Nationale de Médecine Légale.
On cherchait quelqu'un pour effectuer de la recherche médico-légale à l'Université de Neffen, en partenariat avec l'université. Au programme : plages de sable blanc, vélos, yoga, l'île de Dunnes visible par temps clair, loin dans la baie.
Dans les marais de Saffron, la morgue du nouvel hôpital général recrutait deux spécialistes. Avantages associés : moustiques, nuits endiablées et musique, un serpent dans les toilettes de temps en temps.
Enfin, le docteur Penrod voulait céder sa morgue glaciale, loin dans le nord, là où la neige ne fond jamais et que le ciel s'illumine parfois des lueurs fantastiques d'une aurore boréale.
Dans les trois métropoles, la Société disposait d'une antenne spécifique en sus des équipes ordinaires. À Neffen, le centre de formation principal des agents d'intervention. À Saffron, tout le département stratégique et légal. À Bryne, les archives de cinquante ans d'activités clandestines.
— Je vous ai mis les cinq premières caisses, je pense que ça devrait déjà vous tenir occupée un moment.
L'archiviste, Emrys, arborait le teint blafard d'un homme qui quitte rarement sa cave. Maigre et penché, les lunettes en équilibre sur le bout du nez, il semblait avoir dépassé l'âge de la retraite depuis plusieurs décennies. Il connaissait cependant son domaine enfoui sur le bout des doigts et n'aurait permis à personne de s'y aventurer en son absence.
Laura disposait d'une petite salle équipée d'une longue table et d'un ordinateur moderne bien que pesant, sans réseau extérieur. Ce qui se trouvait dans ces profondeurs était plus que confidentiel, et jamais la légiste n'y aurait eu accès sans ses nombreuses années de service. Si ses humeurs récentes avaient inquiété ses supérieurs, personne ne doutait de sa loyauté.
Le travail qu'on lui avait confié pour occuper sa convalescence entrait parfaitement dans sa sphère de compétences : résumer et encoder les rapports de décès de tous les agents qui s'étaient succédés dans leurs rangs. Le but était à la fois la préservation des informations, qui n'existaient qu'en exemplaire unique et sur papier, mais aussi leur tri et, idéalement, l'établissement de statistiques.
Parmi ces centaines de dossiers, qu'elle traiterait sagement, l'un après l'autre, sans se faire remarquer, se trouvait le rapport concernant le décès de sa mère, première étape d'un travail de vacances qu'elle avait trop longtemps repoussé.
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