11. Tristan (1/2)

Tristan Conway vivait dans une petite maison de bois au toit pentu, à environ un demi-kilomètre de la route principale, dissimulée par un bois dense de conifères. Quand Gareth arrêta le 4x4 devant la bâtisse, les lumières brillaient, accueillantes, et leur hôte ouvrit la porte avant qu'ils l'aient atteinte, si bien qu'ils n'eurent qu'à se glisser à l'intérieur. 

Tristan était plus grand que son frère, plus large, mais ils avaient les mêmes yeux bruns et le même sourire facile. Là où Gareth était châtain, Tristan était tout à fait blond, et il étreignit son frère avec chaleur, avant de serrer la main à Laura, plus déférent. 

À son regard incisif, passant de l'un à l'autre, Laura devina qu'il essayait d'estimer quelle était la nature de leur relation, curieux et aimable, sans jugement. Elle supposa que Gareth lui avait dit qu'il n'y avait rien entre eux mais qu'il n'en croyait rien.

— Entrez. Déposez votre barda. On ira chercher le reste plus tard, dit-il. Je vous ai réchauffé de la soupe, vous devez mourir de faim.

Il les débarrassa de leurs manteaux, qu'il alla suspendre à la patère, tandis qu'ils ôtaient leurs chaussures. Gareth précéda Laura dans la pièce qui servait à la fois de salon et de salle à manger. Il y avait une petite table ronde, deux divans autour du feu nourri, un gros tapi moelleux où il devait être agréable d'enfoncer les orteils. Contemplant les lieux, Laura se sentit subitement lasse, mais agréablement lasse. Toutes les émotions de la journée se liguaient pour l'emplir de fatigue : il ferait bon dormir ici.

La table était mise pour deux, avec cependant trois verres et une bouteille de vin. Tristan les doubla pour se glisser dans la cuisine et revint avec une casserole fumante tandis qu'ils s'asseyaient. Laura aurait bien été s'enfouir tout de suite dans un divan mais elle avait faim, aussi.

— Désolé, je n'ai plus de pain. Je comptais en faire demain matin mais vous m'avez pris de court, ajouta Tristan en se glissant à table à son tour.

Il avait rapporté un paquet de biscottes et du beurre.

— Ce sera parfait, c'est déjà gentil à toi de pouvoir nous héberger à l'improviste.

— A d'autres, tu veux. Comme si je ne pouvais pas faire ce genre de choses.

— On ne sait jamais.

— Je sais bien à quoi tu fais référence.

Il se tourna vers Laura.

— Il pense que si une de mes petites amies est là, je mets des pièges à loup autour de la maison, tout ça parce qu'une fois, je n'ai pas ouvert la porte et j'ai demandé qu'on me fiche la paix. Il y a genre dix ans.

— Six.

— Toi et ta fichue mémoire de baleine.

Il revint à Laura.

— Je suis beaucoup plus civil aujourd'hui. Et célibataire.

Gareth haussa les sourcils de manière spectaculaire, signe qu'il était horrifié. Laura, décontenancée par la vitesse de la conversation entre les deux frères, singea son expression.

— Tant mieux pour nous, je suppose, lâcha-t-elle.

Tristan rit joyeusement.

— Surveille-la, dit-il à Gareth avant de se lever et de retourner en cuisine.

Le psychologue poussa un bref soupir, dans un sourire.

— Tu as l'air crevée.

— Je le suis. Comme d'habitude, ça me tombe dessus d'un coup.

— Je pense que tu pourras aller dormir assez rapidement. Sans doute que Tristan et moi allons bavarder un moment... Ce ne sera pas passionnant.

— Je suis sûre que si. Mais ce sera aussi personnel. J'irai dormir, ne t'en fais pas.

Il ne put répondre car Tristan était de retour avec un tire-bouchon et il les servit généreusement de vin, sans leur demander leur avis. La soupe était délicieuse.

— Alors qu'est-ce que c'est que cette histoire de camping qui foire ?

— Je te l'ai dit, déjà.

— Vous avez trouvé un macchabée ?

— Oui.

Tristan ne parut pas plus impressionné que ça.

— C'est pas de bol. Accident de chasse ?

— Je n'en sais rien, dit évasivement Gareth.

Tristan se tourna vers Laura. Il avait le visage beaucoup plus expressif que son frère, beaucoup plus prompt à la grimace, dont il abusait — sans doute inconsciemment — pour asseoir son propos.

— Les macchabées, c'est votre boulot, non ?

Gareth lui avait parlé d'elle, bien sûr. Elle se demanda s'il l'avait fait aujourd'hui, au téléphone, pour la première fois, ou si elle avait été mentionnée dans d'autres circonstances.

— Oui. Mais je ne suis plus en service.

Tristan était un civil, il n'avait pas à savoir ce qui était confidentiel. Elle n'en avait même pas vraiment parlé à Gareth.

— On trouve parfois des randonneurs perdus, dans le coin, reprit Tristan. Des gars morts de faim ou de froid, qui sont tombés dans une crevasse ou sur un ours, qui ont bouffé le champignon ou la baie qu'il fallait pas... Avec Internet, les gens croient qu'ils peuvent affronter la toundra sans guide... et on y raconte beaucoup de foutaises. Je le sais parce que c'est parfois moi qu'on envoie récupérer le cadavre. Quand il est dans un coin inaccessible. Dans le meilleur des cas, je le cherche d'abord, si on a signalé sa disparition... parfois je le retrouve encore vivant.

C'est sans doute ce que les policiers faisaient à l'instant même : éplucher les dossiers des personnes disparues, pour rendre une identité à ce cadavre.

— Ça arrive souvent ? demanda Laura.

— Trois ou quatre fois l'an. Que je les cherche.

Elle acquiesça. Gareth semblait plongé dans ses pensées. Les deux frères se ressemblaient physiquement mais il était manifeste que Gareth, l'aîné, était l'intellectuel tandis que Tristan avait un parler plus populaire, moins gardé. Leur manière de s'exprimer paraissait naturelle, pour l'un comme pour l'autre. Elle se demanda lequel des deux était le fils de ses parents et lequel des deux était dans la rupture.

— C'est pas de bol, en tout cas. Le week-end devait être sec. Pas sûr que le prochain soit comme ça.

— Nous avons le temps, dit Gareth, philosophe. Laura s'installe à Bryne de manière permanente. 

Le haussement de sourcils de Tristan la renseigna sur le caractère familial de l'expression, ainsi que sur le côté apparemment complètement absurde de l'affirmation.

— Vraiment ? A Bryne ?

Il vida son verre de vin.

— Je suppose que c'est le mieux, venir en hiver : ça vous donnera tout de suite le ton.

— Vous pouvez me tutoyer.

— Avec plaisir. Et toi de même. Gareth t'a dit que tu étais folle ?

— Pas comme ça, mais il l'a sous-entendu.

— Il aurait peut-être dû être clair.

— Je suis une dure à cuire.

— Bonne chance.

— Maman n'est pas de Bryne non plus, intervint Gareth.

Son frère se tut, bouche entrouverte, puis pouffa, tandis que Gareth rougissait légèrement. Il ne se laissa pas démonter pour autant, demeurant neutre lorsqu'il reprit la parole.

— Je voulais juste dire par là que ce n'est pas complètement impossible.

— C'est certain, dit Tristan avec un petit sourire ironique, avant de se carrer dans son siège.

Il chercha à leur resservir du vin mais il était le seul à avoir vidé le sien et s'en contenta donc.

— Il y a de chouettes balades à faire dans le coin, si vous voulez, demain matin. Je peux vous indiquer un départ ou l'autre. Il y a un barrage de castors sur une rivière, à deux kilomètres, si tu n'en as jamais vu, Laura, c'est l'occasion.

— Volontiers.

La tension baissa d'un cran, Gareth retrouva son visage naturel, détendu.

— Je suis très fatiguée, embraya Laura. je pense que je vais aller me coucher... si tu peux m'indiquer où... et peut-être la salle de bain ?

— Je vais aller te chercher tes affaires, proposa Gareth en se levant.

Tristan la guida vers l'étage, qu'on atteignait par un escalier de bois blanc. La maison était petite et les pièces de l'étage avaient toutes un toit en pente. Il lui montra la douche et le moyen de brancher l'eau chaude, puis la chambre d'amis, où il les avait installés. Il y avait deux lits, espacés de moins d'un mètre, signe qu'il avait sans doute hésité sur la manière de les placer. Il ne fit aucun commentaire, sinon pour lui souhaiter bonne nuit, avant de redescendre. Quelques minutes plus tard, ce fut Gareth qui fit son apparition, apportant son sac et le froid de l'hiver.

— C'est confortable... sûrement plus que la tente prévue originellement, dit-il avec un sourire un peu désolé.

— C'est très bien. La tente aurait été très bien aussi. Et dans mon état... critique. Je vais prendre une douche, puis je dormirai.

— Je tâcherai d'être silencieux comme une ombre quand je monte.

— Ne t'en fais pas pour moi.

Sur un sourire, il s'éclipsa, la laissant dans la petite pièce. Il faisait bon, le plancher était chaud sous les pieds et les armoires avaient des portes en bois peint décorées de motifs floraux, un peu stylisés. Une peau de mouton servait de descente de lit et il y avait un unique cadre au mur, avec une photo de plage en hiver. Laura s'attribua l'un des lits et ouvrit son sac pour en sortir sa serviette et son pyjama. Elle entendait le murmure de la conversation des hommes au travers du sol, le ton mesuré de Gareth, celui plus incisif de Tristan, sans parvenir à déterminer ce qu'ils disaient. C'était mieux : elle était curieuse, mais elle savait que c'était puéril.

Lorsqu'elle sortit sur le palier, ils se turent, signe qu'ils parlaient de quelque chose de personnel. Elle se demanda s'ils parlaient d'elle, ou de Gwen, ou de leur papa malade, ou bien d'eux-mêmes, tout simplement, puis remise ces interrogations inutiles pour profiter de l'eau chaude et du savon. Elle n'avait pas pris conscience de combien elle avait souffert de la journée avant de voir la crasse glisser vers le trou d'écoulement entre ses pieds. Et la température agréable de la douche était une bénédiction après le gel du dehors. 

Elle ne traîna pas trop, cependant, et retourna vers la chambre. Cette fois, les frères Conway ne se turent pas lors de son passage : ils parlaient de loups, de la dernière fois que Tristan en avait croisé un, et elle n'entendit pas la suite car elle alla se blottir sous sa couette à rayures. 

En se retournant, son regard tomba sur le lit voisin, sur lequel était assis Jonathan, en tailleur. Il ne portait pas son tablier de médecin, juste une chemise et un pantalon, et il était en train de lire.

— C'est intéressant ? souffla Laura à mi-voix.

Il leva les yeux et le livre se dématérialisa.

— Ça passe le temps, répondit-il, évasif.

Elle se demanda à nouveau s'il existait quand il n'était pas là.  Allan sous-entendait qu'il n'était plus que des bribes éparses, sans continuité, un reflet de son moi ancien, auquel elle donnait corps malgré elle. Elle était persuadée qu'il était plus que ça, mais il restait terriblement... inachevé.

— Tu as trouvé un cadavre.

— Oui.

— Contente ?

Elle eut un rire silencieux. Oui, Jonathan, quelque part, était une émanation d'elle-même. Mais c'était aussi le genre de choses qu'il aurait pu lui dire, de son vivant. Moins franchement, mais quand même... et il comprenait.

— Probablement.

Il ne rit pas.

— Tu ne dois pas t'inquiéter. Les choses ici ne peuvent que devenir chaotiques.

— Ce n'était pas mon espoir, grommela-t-elle.

— Mais c'est une nécessité.

Elle tendit la main dans sa direction mais il ne bougea pas, se contenant de la regarder, l'air un peu contrit. Ils savaient, l'un et l'autre, qu'ils ne pouvaient pas se toucher. Seule Laura en souffrait, mais Jonathan, même sous cette forme, ne pouvait pas supporter l'idée de lui faire du mal. 

Comme conscient que c'était la meilleure chose à faire, ou la seule, Jonathan disparut, sa lumière ténue, bleue, s'évanouissant dans l'air comme un souffle d'air froid. Laura sentit l'accablement l'envahir, en miroir de sa fuite. Elle décidé d'y voir avant tout sa fatigue du jour – marcher dans la broussaille, lutter contre le froid, découvrir un cadavre – après un réveil aux aurores, et chassa la mélancolie pour trouver le sommeil.

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