▪︎ONE SHOT▪︎ "𝐌𝐨𝐜𝐤𝐢𝐧𝐠𝐛𝐢𝐫𝐝"
Quand Aurélia tend le bras dans le noir pour trouver l'interrupteur, elle sent tout son corps se tendre ; rien ne passera tant qu'elle n'aura pas allumé. Son cœur bat à lui faire mal, et elle se demande si c'est la dernière chose qui lui permet de se sentir en vie. Avec papa, qu'elle aime plus que tout et qui l'adore.
Maman n'est plus là. La lumière s'allume et la chambre, étrangère et froide, se révèle aux yeux de la fillette.
Tout se brouille, tout s'étire. Les larmes perlent sur ses cils et sa gorge se serre. Elle voudrait sangloter, mais tout a déjà coulé au cours de la dernière semaine.
- J'avais besoin de t'aimer, elle murmure dans le noir, et plus personne n'est là pour lui passer la main dans les cheveux.
Si, il y a papa, bien sûr ; et les câlins de papa sont plus forts que ceux de maman.
Aurélia n'a plus de voix pour crier, parce qu'elle s'est abîmé les cordes vocales quand on a abandonné maman six pieds sous terre dans une boîte qui la soustrayait à sa vue.
C'était il y a trois semaines, ou peut-être un mois, ou peut-être deux ans ; Aurélia a perdu la notion du temps.
Maman confectionnait ces petits calendriers décorés qu'elle accrochait au frigo. Papa disait toujours que c'était un peu brouillon, que ça ôtait son charme au salon sobre, mais elle n'écoutait pas et faisait participer Aurélia à leur création.
Depuis trop longtemps, plus rien n'ornait le frigo. Tout avait disparu le jour même de la mort de maman. Papa ne supportait plus rien qui lui rappelait l'existence de maman.
À part Aurélia, qu'il chérissait comme sa propre merveille du monde.
La fillette quitte sa chambre sur la pointe des pieds. Le couloir est sombre, vidé lui aussi de ses nombreuses photos de famille, et tout dans la maison semble agressivement nouveau. Pas un bruit à part son souffle et le choc des chaussons contre le parquet.
Une ombre se dessine à quelques pas, et c'est une silhouette massive, rassurante, qui lui fait face. Une main se propose ; Aurélia y plonge les doigts immédiatement, déjà prête à se laisser aller.
- Tu n'arrives pas à dormir ?
- Non. Mais j'essaie.
- Viens dans le salon, je vais faire du thé. Après, on regardera un film, si tu veux.
Aurélia acquiesce, puis se souvient que papa ne peut pas voir son expression dans l'obscurité, alors elle répond :
- Oui.
Ils descendent tous les deux, lui sur ses talons, s'assurant qu'elle ne chute pas dans les escaliers. Il fait chaud dans le salon, c'est plus vivant, plus convivial. Quelle ironie.
Ne pas regarder le frigo.
- Tu prends deux tasses ?
Ne pas regarder les mugs.
Le thé bouillant est versé : ils boivent, attablés en silence, glacés par l'absence de maman.
Tout est plus difficile depuis le divorce, mais rien ne l'a été autant que maintenant, alors qu'il n'y a plus d'enjeux concernant la garde.
Aurélia se souvient du petit appartement que maman avait dû se trouver du jour au lendemain. Elle y passait une semaine, et revenait à la maison, en alternance. Les jours restaient les mêmes, rythmés par l'école.
À présent, plus grand chose ne rythme ses journées. Elles se suivent et se ressemblent, cauchemardesques et vides.
Papa est gentil.
Il a proposé une virée à Disney Land Paris, alors qu'il a du mal à joindre les deux bouts.
Il sourit souvent, alors qu'il doit avoir tellement mal ; il tient, pour elle, parce qu'elle est tout ce qui lui reste. Son enfant, son sang, son héroïne. Sa belle, qu'il prend souvent dans ses bras pour s'assurer qu'elle est réelle.
Le thé est fini. Les tasses restent, au milieu de la table, vides comme le couloir et la maison.
- Elle te manque ?, demande papa en cherchant quelque chose dans le frigo.
- Beaucoup.
Il en sort le pot de confiture, mais Aurélia fait non de la tête. Il le range.
- À moi aussi. Beaucoup.
Papa va s'asseoir sur le canapé et allume la télévision, avec sa fille sur ses genoux, qui pose la tête sur son épaule, l'air fatigué.
- Tu n'es pas obligée d'aller à l'école demain, il lui souffle à l'oreille. Tu peux rester ici.
- Merci.
Une série trouble la paix, et se fait simulacre d'une animation, d'une présence dans la maison. Les personnages sont comme des nouveaux membres de la famille brisée, des frères et sœurs virtuels auxquels s'identifie Aurélia.
Elle a besoin d'être aimée, la petite fille.
Papa fait de son mieux, mais peut-être n'est-ce pas suffisant.
Le temps passera, et tout ira mieux. La vie suivra son cours et leurs deux cœurs s'apaiseront avec elle. Maman disait que le temps guérissait les blessures, mais jamais elle n'aurait envisagé qu'on repenserait à ses mots après sa propre mort.
- Je me sens seule, confesse Aurélia, la bouche tordue par la douleur.
Papa éteint la télé. Il se prend la tête à deux mains, désemparé.
- Que veux-tu que je fasse pour t'aider ?
Elle met un instant à répondre.
- Tu en fais déjà trop, tu devrais prendre soin de toi.
Aurélia a déjà dix ans, mais elle est très avancée pour son âge. Elle comprend souvent les émotions des gens. Malheureusement, les gens ont du mal à comprendre les siennes en ce moment. Elles sont si fortes, si destructrices.
Elle fait de la peine à la voisine, quand elle dessine des cœurs sur la buée des vitres. Elle finit toujours par les effacer d'un geste de la main.
- Je ferais tout pour toi, petit ange.
Par tout, Aurélia sait qu'il entend "tout". Parce que papa est comme ça. Après tout, il est sincèrement gentil.
Et blessé. Il aime faire plaisir, un peu à ses dépends.
- Tu voudrais un animal ?, il reprend.
- Je préfère maman.
- Je sais, mais c'est impossible.
La mâchoire de papa se serre, on voit un relief se former aux coins de ses lèvres.
- Tu penses que son esprit est heureux, là où il est ?
- Évidemment. Maman va bien.
Aurélia sent ses yeux s'embuer. Visiblement, tout n'a pas coulé. Les larmes ne se tarissent jamais vraiment, parce qu'on a toujours de nouvelles raisons de les faire revenir. Elle se crispe entre les bras de papa, qui lui caresse les cheveux plus maladroitement que maman.
- On pourrait avoir un chat, un chien, ou un magnifique oiseau qui volerait dans toute la maison. J'ai toujours aimé les oiseaux, pas toi ?
- Si, l'approuve Aurélia entre deux sanglots. Je les trouve beaux et joyeux.
- On ira à l'animalerie demain, puisque tu restes là. Pas vrai, tu restes là ?
- Je veux plus jamais aller à l'école, je veux rester avec toi.
L'étreinte se resserre.
- On fera comme tu voudras. Tu es la seule qui comptes à présent.
Elle n'a pas entendu, parce qu'elle s'est endormie, vaincue par la fatigue et les pleurs.
Quand papa sombre aussi, il a toujours sa fille tout contre lui, qui respire paisiblement. Il l'aime tellement.
Il l'aime autant que la petite fille l'aime. Ils sont unis, à deux contre la souffrance qui menace de les étouffer. Quand l'oiseau les aura rejoints, ils seront trois. En rêve, papa espère que sa fille chérie retrouvera le sourire. Il fera tout pour, pour l'avoir auprès de lui et qu'elle soit heureuse à nouveau. Il fait déjà tout pour.
***
Des pépiements porteurs d'espoir se font régulièrement entendre. Aurélia et papa ont pris un oiseau à l'animalerie. Il s'appelle Hope, parce que c'est tout ce que l'on attend de lui.
On l'adore, on se plaît à le voir voleter partout et poser sur la petite fille un regard dans lequel brille un éclat d'intelligence. Hope est beau.
Peut-être que maman avait raison. Le temps guérit les blessures.
Les oiseaux et les papas aussi. Il embrasse le front d'Aurélia, il lui dit que c'est sa princesse, qu'il ferait n'importe quoi pour elle.
***
Papa a déjà fait n'importe quoi pour Aurélia. Il s'est senti comme déchiré avec le divorce qui l'a forcé à perdre sa fille une semaine sur deux. Il l'aimait tellement. Il voulait l'avoir avec lui tout le temps, car c'est sa belle, sa princesse, son oiseau Hope à lui.
Aurélia a attaché un petit fil lâche autour de la nuque de Hope, car elle veut l'emmener avec elle dehors.
Alors, six mois auparavant, papa a attendu que maman vienne chercher Aurélia à la maison le dimanche soir comme prévu.
C'est la première fois qu'elle sort, en six mois. Six mois, elle se souvient plus ou moins de la date maintenant.
Il l'a accueillie plus cordialement que d'habitude, en lui disant qu'il l'aimait et qu'il adorait leur fille. Car il est comme ça, papa. Il est gentil.
Le fil que tient Aurélia glisse entre ses doigts. Elle essaie de le retenir, mais c'est peine perdue. L'oiseau déploie ses ailes.
Sauf que papa s'est trompé. Il a dit "sa fille" au lieu de leur fille.
Aurélia crie "Hope" mais elle ne le voit déjà plus. Elle fond en larmes à l'idée d'un nouveau deuil, elle qui a tant de mal avec le premier.
Papa a invité maman à le suivre dans la salle de bains, et il a sorti un grand couteau.
Une plume de Hope tombe aux pieds d'Aurélia. C'est tout ce qui lui restera de l'oiseau, son Espoir à elle.
Il a couvert sa bouche et l'a poussée dans la baignoire. Papa a tué maman.
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