Courte histoire: Le vieil homme

Il marchait.

Encore et encore.

Les jambes faibles et tremblantes, il fixait continuellement l'horizon de son regard gris et fatigué, s'acharnant à toujours s'éloigner plus loin.

Sa respiration était sifflante.

Une bouilloire surchauffée à la limite du supportable.

La vieille bourrique tentait pourtant d'avaler sa salive pâteuse, mais il finit par s'étouffé, toussant bruyamment au point que n'importe qui aurait cru qu'il était rendu à ses dernières secondes de vie.

Malgré son âge avancé, il avait gardé son entêtement d'enfant. On lui avait dit que c'était sa force. Il avait l'intention de l'épuiser jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de lui.

Le barbon faisait un nouveau pas, se laissant fouetter par les grandes rafales venues du nord. Son énorme barbe poisseuse et ses longs cheveux crasseux virevoltaient dans tous les sens, égratignant parfois son visage ridé et amaigrit par le temps.

Le sable qui entrait dans ses bottines trouées ne le dérangeait pas. Il ne s'en était pas aperçu, à dire vrai, car son esprit était concentré sur une seule chose.

Celle d'avancer.

Celle de fuir.

Le vieillard levait de nouveau une jambe, si basse qu'il faillit trébucher et s'étaler de tout son petit corps chétif.

D'une seconde à l'autre, ils allaient le rattraper.

Lui qui avait jadis combattu à leur côté. Combattu pour eux.

Et maintenant qu'il ne restait de lui qu'une coquille vide, qu'une brindille asséchée, le nouveau Maitre le considérait dorénavant comme inutile.

Qu'un fardeau, répétait une voix haineuse dans l'esprit de l'individu vacillant.

À chaque pas, il devait la chasser, comme si le ton froid du jeune Maitre était devenu la conscience même du vieillard rabougris qu'il était devenu après maints et maints sacrifices. Des abnégations qui, finalement, étaient pour construire l'avenir du nouveau Maitre... et non du sien.

Le vioque sortait sa gourde de cuir du sac qu'il portait en bandoulière, puis en prenait une longue gorgée, laissant dégouliner l'eau sur son menton aux poiles sec et noueux. Du revers de sa main ridée et aux ongles noircis, le barbon essuyait comme il pouvait ses lèvres humides, puis rangeait sa cruche vide avec un sifflement découragé.

Le vieillard le savait, il ne lui restait plus beaucoup de temps. Il sentait, sous ses pieds fatigués, la vibration des sabots qui se rapprochaient.

Encore et encore.

De plus en plus proche.

De plus en plus vite.

Le doyen voulu se mettre à marcher plus vigoureusement, mais le poids de son corps lourd d'accablement le fit trébucher et s'étaler sur la terre sablonneuse. Il tentait de se redresser avec ses bras maigres et tremblants, mais ses forces l'abandonnaient de seconde en seconde. Sa vision déjà réduite se fit encore plus flou alors qu'il cherchait une manière de survivre.

Soudainement, une main légère se posait sur le haut de son dos, le secouait doucement avant qu'une voix claire et jeune l'appelle par son ancien titre. Le vieillard poussait un grognement étouffé, puis l'individu à ses côtés interpelait l'homme qui se rapprochait doucement d'eux. Le barbon se sentit soulever de terre, puis déposer sur des planches de bois, entourer de botte de foin.

Une charrette, pensa le vioque.

Il lui restait peut-être une chance.

Il clignait plusieurs fois des yeux avant d'arriver à distinguer le visage d'une fillette assise face à lui. Elle ne devait pas avoir plus de dix ans.

La jeune enfant lui sourit avant de lui tendre une poignée de fruit rouge.

- Nous v'nons d'les cueillir, dit-elle en les mettant dans la main du vioque. Mangez tant qu'sont frais.

La nénette reportait son attention vers l'homme trapue qui dirigeait le fiacre campagnard, alors que l'ainé grignotait du bout des dents les fraises mûrs.

- Avez-vous encore l'ciseau, pa, demandait la petite fille en jouant avec ses deux tresses rousses.

- J'crois bein, ouais.

L'homme jetait un regard au barbon par-dessus sa large épaule avant de sortir l'instrument d'une poche de ses vêtements usés. Il le tendait vers la jouvencelle, tenant d'une main les rênes des deux chevaux de trait, puis la fillette le prit avant de faire de même vers la vieille âme rechercher par le nouveau Maitre.

- Une n'velle coiffure n'vous f'ra pas d'mal, n'est-ce pas, m'sieur.

Le vieillard l'observe un instant avant de prendre le ciseau. Il entreprit de coupé sa longue tignasse grâce et mêlée, puis sa barbe blanche. Comme l'ainé ne voyait pas ce qu'il faisait, la nénette finit par s'approcher de celui-ci et l'aider à réduire les dernières touffes dépareillées au reste de sa mauvaise capilliculture.

Le changement était radical.

Même le jeune Maitre n'aurait pas su le reconnaitre. Les cheveux et les poiles du vioque avaient été coupé court, très près de la peau de son crâne bosseler et de sa large mâchoire.

Dans sa jeunesse, il avait été un bel homme, mais malheureusement pour lui, le temps et les épreuves de guerre ne l'avaient pas épargné. À sa seizième année d'existence, la vieille bourrique avait dû se battre, pour la première fois, aux côtés de son père. Dès lors, il avait reçu sa toute première cicatrice, celle qui barrait encore son mollet presque inexistant.

Le nouveau Maitre n'avait pas connu la guerre et la famine. Il n'était qu'un bambin lorsque les tiraillements territoriaux avaient pris fin. Dès lors, le vioque n'avait pas plus de quarante années.

Il avait gagné et perdu de nombreuses batailles.

Il avait dû aider à reconstruire villages et cités.

Il avait connu le chaos et le désespoir... le sang et... la peur.

Et tout cela pour quoi?

Pour finir par être châtier. Réduit à n'être personne. Qu'un vieillard parmi les paysans de la classe la plus basse... la plus pauvre. Une rose autrefois splendide qui, maintenant qu'elle se fanait, était balancée avec un tas de mauvaise herbe dans une plate-bande pour les composter... autrement dit, pour attendre qu'ils se meurent et deviennent utiles seulement après leur existence.

Le barbon poussait un long soupir. Au moins, il était sauvé. Il ignorait pour combien de temps, car il était persuadé que le jeune Maitre... son propre fils... ne lâchera pas l'os avant de l'avoir complètement ronger. Il avait hérité de l'entêtement du vieil homme... mais il en usait pour assouvir ses désirs... et non pour le bien. À l'exception de cela, les deux hommes avaient tous pour les opposer. Le fils avait tous les défauts de sa mère.

Toujours acariâtre. Hautain à en réduire les autres à des rien du tout. Égoïste et langue de vipère.

Le vioque se demandait encore ce qu'il avait trouvé de charmant cher une femme de sa trempe.

Ses magnifiques yeux bleus? Ses longs cheveux de la dorure de l'or? Son regard espiègle? Sa manie de mordre ses lèvres lorsqu'elle avait un doute?

Le vieillard soupirait de nouveau alors que la charrette passait lentement à côté de chevaliers royals.

- Alte, s'exclamait l'un des cinq qui s'approchait, assis sur le dos de son cheval.

L'homme trapu tira sur les raines et tournait son regard dur vers les serviteurs du nouveau Maitre, autrement dit, du jeune roi.

- Ouais, maugréait le père de la nénette, alors que celle-ci souriait à pleine dents aux soldats en armure étincelante.

­- Avez-vous croisé son ancienne majesté?

- Qui ça? Connait pas?

Le chevalier fronce les sourcils devant l'accent du petit homme.

- Vous n'êtes pas du coin?

- J'viens pour l'vré du foin, voyez pas?

Le soldat s'approche de l'arrière de la charrette, alors que le vieil homme retient son souffle, espérant ne pas être reconnu. La petite continue de regarder le gendarme avec un grand sourire tout en se rapprochant pour cacher légèrement la vue de celui-ci.

- Êtes beau comme une étoile, m'sieur, dit-elle en papillonnant des cils, faisant sa coquette.

Le garde recule en grimaçant, puis fait un geste de la main pour permettre à la charrette de continuer son chemin. L'ancien roi se retient de pousser un soupir de soulagement.

Il avait une chance de survie.

Il n'allait pas mourir.

Il était sauvé.

Il allait certainement aider cette petite famille comme ils l'avaient secouru. Et pour eux, il allait les aider à vivre une belle vie.

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