Chapitre 6
La musique commence et nous suivons les pas de Sylvie, en rythme. Nous enchaînons les mouvements, les sauts, les figures. Très vite, elle nous fait recommencer les enchaînements encore et encore. Je ne pense pas à l'appareil photo de Wes qui nous mitraille.
La musique me porte, m'hypnotise. C'est vivifiant. Il n'y a pas à dire, la danse est toute ma vie. J'ai l'impression que rien ne peut m'arriver, que rien ne peut arrêter mon corps de danser, de s'échapper, de voler. Je n'ai jamais rien connu qui me donne autant l'impression d'être vivante. Je suis faite pour ça, je le sais, je le sens au plus profond de moi.
— Il est temps de faire une pause ! nous annonce Sylvie.
Je m'assois sur un banc et bois plusieurs gorgées d'eau. Ma main fouille machinalement mon sac et récupère une serviette pour m'éponger le front, la nuque et le buste. Mes yeux se lèvent et croisent ceux de Wes qui me fixent sans ciller. Mes joues s'enflamment instantanément devant cette intensité.
Mon regard glisse sur sa droite et une pointe d'agacement me prend quand il tombe sur Pauline, collée à lui, sûrement en train de lui faire du rentre-dedans. Elle n'a vraiment pas froid aux yeux à s'agripper à son bras comme une moule. Mauvaise, moi ? Mon agacement est vite remplacé par de la satisfaction quand je vois que Wes n'a pas détourné le regard et qu'il continue de me fixer, ignorant complètement le fruit de mer à ses côtés. Celle-ci finit par s'éloigner, agacée. Elle n'a sûrement pas l'habitude de ce genre de traitement. Wes me salue poliment et je lui adresse un petit geste, gênée, avant de détourner le regard.
La pause ne s'éternise pas puisqu'on ne doit pas laisser nos muscles se refroidir. Nous revoilà à danser, enchaînant encore les mouvements. Je suis perdue dans ma danse quand on me bouscule fortement. Je tombe les deux bras en avant et évite de justesse un rendez-vous chez le dentiste pour pose de dentier. Je me retourne, le souffle court pour regarder ce qui a provoqué ma chute.
J'aurais dû m'en douter. Pauline affiche un sourire satisfait, en poursuivant sa danse. Autour de moi, les autres continuent de suivre les instructions de notre professeur. Visiblement, cette scène leur a échappé, ou alors ils ne préfèrent pas s'en mêler. Je préférerai la première option, au moins, je ne serais pas humiliée.
Je m'apprête à me redresser quand une main me saisit le bras. Ma tête se relève vers la personne, c'est Wes. Il m'aide à me redresser et je le remercie. Alors que je pense qu'il va retourner à ses photos, il se place devant Pauline, l'obligeant à arrêter sa danse.
— Les coups bas ne vous apporteront rien. Vous devriez mûrir un peu. Vous ne valez rien en tant que danseuse si vous devez écraser les autres pour réussir.
À présent, tout le monde nous regarde. J'ai tellement honte que je baisse la tête. Il ne comprend pas qu'agir ainsi ne m'aidera pas. J'ose un regard vers Pauline qui fixe Wes, hautaine. Visiblement, rien n'effraie cette fille. Sylvie s'approche de nous.
— Quelque chose ne va pas ? nous demande-t-elle sévèrement.
— Non, dis-je en même temps que Pauline.
— Bien, reprenez vos places, mesdemoiselles.
Je regarde Wes pour le remercier, mais le regard noir qu'il me lance m'en empêche. Il saisit son appareil et s'éloigne. D'accord... C'était quoi ça ?
Je finis le cours, contrariée. Enchaîner les pas a été difficile. Je n'avais quasiment aucun rythme. Je prends une douche pour détendre mes muscles et il est presque treize heures quand je sors des vestiaires. Je passe devant Wes sans un mot et vais rejoindre Julia.
Elle m'attend dehors, accompagnée de Lucas. On ne s'est pas revus depuis la semaine dernière.
— Lucas !
Il me sourit et me prend dans ses bras.
— Tu manges avec nous ?
— Oui, mais vite fait. Je dois être au travail dans moins d'une heure.
Nous partons et passons devant Wes, au moment où il sort.
— À tout à l'heure, me dit-il sèchement.
— Génial, marmonné-je pour moi-même.
Une fois qu'il s'est suffisamment éloigné, Lucas m'attrape le bras et me regarde en fronçant les sourcils.
— C'était quoi ça ?
— C'est son patron ! s'extasie Julia.
Celle-là, je vous jure. Lucas me scrute, cherchant visiblement à ce que je démente.
— C'est vrai, confirmé-je.
Je coupe court à la discussion et entraîne mes amis vers une petite brasserie, au coin de la rue.
C'est avec dix minutes d'avance que j'arrive au pied de la tour. À peine devant Blondie, je n'ai pas le temps d'ouvrir la bouche qu'elle m'assène :
— Il vous attend. Vous pouvez monter.
Pour la politesse, on repassera. J'entre dans l'ascenseur et me trouve rapidement devant Marie. C'est une petite rousse au sourire doux. Elle a l'air vraiment gentille. En tout cas, elle ne me montre aucune animosité. La secrétaire se lève et fait le tour du comptoir.
— Tu dois être Maxime. Je suis contente de te rencontrer. Enfin, je veux dire, officiellement. Tu vas voir, il n'y a rien de bien compliqué ici, si ce n'est le tempérament de Monsieur Wes. Il est sympa, mais un peu bizarre.
Merci. Je ne suis pas la seule à l'avoir remarqué.
— Il t'attend dans son bureau, ajoute-t-elle.
Marie retourne derrière le comptoir et je frappe à la porte de Wes.
— Entre !
Quelle autorité. J'ouvre la porte et la referme derrière moi. Il affiche le même air contrarié que ce matin. Je me rends alors compte que je ne l'ai toujours pas remercié et je m'empresse de rectifier mon erreur.
— Merci, pour ce matin. Enfin... de m'avoir aidée à me relever.
— Et pour le reste ?
— Pour le reste ? demandé-je perplexe. C'était vraiment gentil, mais à l'avenir, je préférais que tu t'abstiennes. Ça ne va pas me rendre service.
— Alors apprends à te défendre.
Son ton froid m'agace fortement.
— Tu n'as pas à t'en préoccuper, bien que ce soit gentil de ta part. Vraiment... Mais je sais ce que c'est et je préfère rester discrète.
— Tu devrais apprendre à te défendre, me rétorque-t-il sèchement.
Non mais c'est qu'il insiste, en plus.
— Et toi à te détendre.
Il rit, mais c'est un son désagréable. Je le regarde, attendant qu'il dise ce qu'il a à me dire.
— Je pensais que tu avais plus d'aplomb. Visiblement, je me suis trompé, me dit-il acide.
Sa réflexion est blessante. Que voulait-il que je fasse ? Que je me donne en spectacle ?
— C'est ça, tu t'es trompé. Donc à l'avenir, ne recommence plus. C'était une situation assez humiliante sans que le photographe ne vienne s'en mêler.
— Vous pouvez disposer.
Vous ? Alors qu'il m'a fait un foin que je passe au tutoiement ? Ce mec va me rendre chèvre ! Je le regarde, choquée. Il ne me regarde même plus et est déjà retourné à sa paperasse.
— Bien.
Je quitte le bureau et une fois la porte fermée, j'expulse l'air que je retenais.
L'après-midi passe rapidement. Marie m'indique comment accéder au planning de Wes et comment ajouter ou supprimer des rendez-vous. Elle me montre la salle d'archives, la photocopieuse et la façon dont je dois préparer les salles de réunion.
J'ai découvert un nouveau trait de caractère de Wes. Monsieur le PDG est un véritable gamin. Cet après-midi, il est passé à plusieurs reprises devant moi en m'ignorant et s'il avait à nous parler, il ne s'adressait qu'à Marie. Et cet homme est à la tête d'une entreprise cotée en bourse ? Étonnant qu'elle ne soit pas en liquidation judiciaire.
Le reste de la semaine se déroule de la même manière. En cours, j'ai de plus en plus de mal avec mes mouvements et je crains de m'être froissé un muscle. J'ai donc prévu d'aller voir mon kiné, demain. Je suis en train de me changer quand Sylvie s'approche de moi.
— Vous allez bien, Maxime ?
— Oui, madame. Très bien.
Je vois à sa moue que mon exagération ne l'a pas dupée.
— Seth m'a fait remarquer que tes mouvements étaient plus lents que d'ordinaire. Tu devrais lever un peu le pied. Ce n'est pas bon de trop pousser, d'accord ?
Wes ? Pardon ? Non mais il ne peut pas se mêler de ses affaires ? Et depuis quand il est prof de danse ?
— Je vous assure que je ne pousse pas. Je ne danse que le matin et le soir. Ensuite, je me repose autant que possible, la rassuré-je en tentant de ne pas montrer mon agacement vis-à-vis de Seth.
Sylvie acquiesce et m'adresse un sourire sympathique.
— J'ai eu votre âge un jour et on veut être la meilleure. Mais il faut savoir écouter son corps. Je parle par expérience, ajoute-t-elle avant de s'éloigner.
Lasse et courbaturée, je me détends sous l'eau chaude puis me change pour aller travailler. Je me dépêche de rejoindre mon métro, mais mon pied un peu engourdi me ralentit.
J'arrive enfin et avec un peu d'avance. Je salue brièvement Marie et fonce dans le bureau de Wes, ne me préoccupant même pas de savoir s'il est occupé ou en conférence téléphonique. En s'ouvrant, la porte claque contre le mur. Je le pointe du doigt.
— Toi ! De quel droit oses-tu me faire remarquer auprès de ma professeure ? Mêle-toi de tes affaires ! Il me semble que j'ai été assez claire !
Je ne suis pas du genre scène de ménage, mais là c'est trop. Monsieur m'ignore depuis le début de la semaine et, maintenant, il se permet d'aller voir Sylvie ? Je cligne des yeux et me fige en voyant que Wes n'est pas seul.
— Monsieur, salué-je poliment l'homme assis en face de Wes.
J'ose regarder Wes qui me fusille sur place. Grand bien lui fasse. Maintenant, nous sommes à égalité. Il se lève de son bureau et se tourne vers son rendez-vous.
— Monsieur Rimaldi, je vous demande un instant.
Il se dirige vers moi et j'essaie de rester fière, droite, mais je dois dire que plus il s'approche, de façon faussement calme, moins je suis confiante.
Il m'attrape délicatement le poignet et me traîne derrière lui avec douceur. Sa poigne se resserre lorsque nous quittons son bureau et je comprends qu'il se contenait devant son rendez-vous d'affaires. Mes yeux croisent le regard désolé de Marie quand nous longeons le couloir. Mes jambes s'entremêlent et je suis obligée de sautiller pour suivre ses pas et ne pas me ramasser au milieu du couloir.
Il rentre dans la salle de réunion et me pousse sur un siège.
— Maintenant, tu te calmes. Tu as interrompu un rendez-vous d'affaires important. Donc si jouer à la danseuse te plaît, sache qu'ici, certains travaillent vraiment. Alors tu vas me faire le plaisir de baisser d'un ton, de retourner à ton bureau et de faire ton boulot !
— Pardon ? soufflée-je, choquée par ses propos.
— Tu as très bien compris. Tu retournes à ton bureau et on en reparlera, après mon rendez-vous.
Je me lève et le pousse.
— Va te faire voir, Wes !
Je quitte le bureau, passe devant Marie et lui adresse un signe de la main. J'appelle l'ascenseur et sens Wes venir à mes côtés.
— Qu'est-ce que tu fais ? me chuchote-t-il.
À ce moment-là, l'ascenseur s'ouvre. Je n'en peux plus de ses réactions, il me dit une vacherie et s'attend à ce que je reste stoïque. S'il croit que parce que je ne dis rien face à Pauline, je suis faible, il se trompe.
Je rentre dans l'ascenseur et ne me retourne même pas quand les portes se ferment.
Qu'il soit en colère, je peux le concevoir, mais qu'il dénigre ainsi ce que je suis, ce que je fais, je ne peux pas l'accepter.
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